dimanche 6 novembre 2016

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L’ombre translucide du conatus

Une installation de Lee Bul

, Jean-Louis Poitevin et Lee Bul

En mars de cette année, lors de la vingtième biennale de Sydney, Australie, « The future is already there, it’s just not evenly ditributed », l’artiste coréenne Lee Bul a présenté sur cocktatoo island une installation gigantesque dans le bâtiment vide d’une ancienne usine.

« Willing to be vulnerable », titre de cette « installation » si l’on peut appeler ainsi quelque chose qui excède les mesures habituelles de ce genre d’œuvres, nous indique d’entrée sur quoi porte cette construction : la part involontaire, la force non directement visible donc, qui nous anime au sens strict en ce qu’elle met en mouvement notre désir de vivre ou plus exactement en ce qu’elle agit en lui comme une force seconde mais essentielle.

Force créatrice et force subtile

Une force peu visible (car parler d’invisible nous conduirait sur les routes trop balisées des mystiques en carton pâte) est à l’œuvre dans les manifestations connues de nous par lesquelles se manifeste à nous et aux autres notre effort quotidien pour durer jusqu’au lendemain. Cette force seconde vit et vibre en nous comme un thème musical qui apparaît ici et là dans un morceau qui l’englobe, la porte en son sein et l’engendre.

S’il n’est pas possible de dissocier la force qui nous pousse à agir de celle qui nous invite à nous élever, il est essentiel de les distinguer. Appelons la première, celle qui nous pousse à exister et à persévérer dans notre être comme le dit si bien Spinoza, la force créatrice et la seconde, celle par laquelle éprouvons que nous désirons nous élever, la force subtile, au sens ou l’on parle en alchimie d’esprit subtil.

La première nous accroche à la réalité, elle nous permet d’y exister mais elle ne cesse de nous y retenir et de nous y renvoyer. Elle nous fait et nous permet de faire, d’agir, de construire, de croître, de couvrir le monde d’ombres et de lumières et de rêves qui ressemblent à la réalité.
La seconde nous apparaît sous la forme de sensations éphémères, de tensions agréables mais dont on ne sait d’où elles partent, traversant notre corps comme notre esprit à la manière de fusée invisibles et légères. Elle n’est pas un rêve mais la force qui dans le rêve fait qu’il peut parfois exploser en nous sous la forme d’une vision globale concernant ce qui dans la réalité manque à la réalité pour qu’elle soit « vraie ».

Car nous ne cessons de douter quand nous vivons, que cela soit le seul mode d’existence et le seul monde dans lequel nous vivons. Nous ne cessons de penser qu’il existe, doit ou peut exister en tout cas, d’autres niveaux ou d’autres formes de réalité. Tous, aujourd’hui, nous avons accepté l’idée qu’il existerait quelque chose qu’on appelle inconscient. Cette force subtile n’est pas l’inconscient ni n’en est l’émanation. Si l’on s’accorde à accepter ici pour un instant que l’inconscient existe, il fait partie de la force créatrice en ce qu’il en est l’un de ses visages, l’une de ses manifestations directes. Créer, c’est faire choir dans la matière, c’est inscrire dans le « là » de l’existence des éléments pensés, vécus, perçus, sentis et intellectuellement ou psychiquement élaborés. Mais c’est toujours insister sur le devenir solide ou au moins palpable de la forme rêvée, qu’on l’appelle image, idée, concept ou objet.

La force subtile parle d’autre chose. Elle incarne ou plus exactement elle s’incarne à travers l’impossible qui est dans le rêve comme son double ou son ombre portée. Si elle est invisible c’est que la matière du rêve est elle-même sans ombre. Et pourtant ! Cette force subtile se manifeste par la perception, intime et extime de l’existence dans l’évidence de la réalité, dans la manifestation du poids du monde, d’une ligne de faille existentielle qui, traversant tout, révèle en chaque chose, chaque être, chaque situation, sa part de légèreté insolvable.

En d’autres termes, le monde n’est pas lourd ou plus exactement il n’est pas seulement lourd, ou, mieux encore, il n’est lourd que parce qu’il se forme en nous comme le précipité inexpugnable, la part insupportable, au sens strict et physique du terme, de ce que l’on ne peut pas porter, de l’esprit subtil lorsqu’il se met en branle et affirme sa puissance de « construire dans la légèreté ».

Willing what ?

« Willing to be vulnerable », l’immense installation conçue et réalisée par Lee Bul à Sydney, est une tentative particulièrement réussie de donner à la légèreté une forme sensible. Si les rêves n’ont pas d’ombre, les ombres des pensées qui constituent la « matière » de l’esprit subtil ne peuvent se manifester que de manière globalement transparentes et légères.
Simplement, et c’est là la justesse de cette œuvre, la force qu’est l’esprit subtil n’est pas déconnectée de cette autre force, terrestre celle-là, mais qui est aussi sa sœur secrète, la force qui naît des sous-terrains magmatiques dans lesquels bouillonne un feu qui ne demande lui aussi, selon la belle formule de Cézanne, qu’à « redevenir soleil ».

Ainsi voit-on se déployer sous nos yeux la forme du rêve et l’ombre de l’envers du rêve. La forme du rêve, pour le dire d’un mot, ce sont les montagnes qui témoignent de cette puissance chtonienne irrésistible qui a fait le monde et qu’incarnent ici les toiles posées au sol qui par endroit semblent soulevées, et elles le sont, par des fils qui partent du ciel. Il y a du rêve subtil dans les rêves de la terre et du feu dans la pierre.

Mais ce monde en train éternellement de se lever pour rejoindre le ciel est doublé d’un autre qui lui se tient en l’air et ne semble désirer autre chose que rester suspendu entre ciel et terre. Et ce monde subtil est composé de bulles transparentes ballons ou zeppelins, murs à travers lesquels glisse le regard et que l’on ne voit que par les diamants lumineux que sont les ampoules clignotantes qui les peuplent.

Et ce monde subtil flotte dans l’air comme il flotte dans notre esprit, comme il flotte tel un peuple de méduses translucides dans les océans. Flotter est sa manière d’être radicale, absolue. C’est ce flottement qui constitue l’essentiel ici, car c’est par cette manifestation la plus importante de ce qui constitue le principe même de l’esprit subtil que vient à être aperçue la différence entre les deux forces.

L’une « veut » l’élévation et contient in nucléo la chute.

L’autre « veut » la légèreté et ne prétend pas atteindre à autre chose qu’à persiter dans ce flottement, cette légèreté, qu’à exister sans raison dans cet entre-deux entre matière et néant qui est le règne même de la pensée lorsqu’elle est capable de vivre libre dans la déchirure schizoïde qui la constitue et la traverse, nous constitue et nous traverse.

Vulnerable

En indiquant que cette tentative d’exploration de la différence et de la co-appartenance de l’esprit créateur et de l’esprit subtil dans notre psyché complexe d’être humains vivant dans les villes du rêve, revient à se faire vulnérable, Lee Bul se voit contrainte de compléter cette mise en scène par des éléments présentés de la manière la plus subtile possible pouvant indiquer en quoi ce double univers est déjà à l’œuvre dans le grand cirque que constituent les mégapoles dans lesquelles, tous nous vivons. Car, quoique nous en pensions, c’est par cet esprit subtil qu’elles sont mues, ces villes qui plus que nous promettre, nous offrent chaque jours des élévations permanentes en escalator, en ascenseurs, dans des parcours invraisemblables et par des images plantées dans le ciel comme de portes ouvertes sur les rêves.

Ainsi voit-on, dans cette immense installation, des mots lisibles mais indéchiffrables, inscrits sur des surface aériennes transparentes. Ainsi voit-on des matériaux issus de la récupération et de la transformation des déchets de plastiques qui assurent à la transparence sa consistance palpable. Ainsi voit-on des images passer dans ce ciel où se mêlent histoire et modernité, fiction et réalité, et entend-on surgir la grande musique de cirque qui babille dans chaque instant de l’univers des mégapoles.
Voilà, nous y sommes. Ce que nous désirons de ce désir qui n’est pas celui qui nous vient de ce corps dont on a fini par croire qu’il ne voulait que retourner à la terre après un court voyage au ciel, de ce désir qui est le plus secrètement intime au corps, mais que par peur de le reconnaître on renvoie au secret d’une prison mentale, ce que nous désirons donc, c’est voler, flotter, planer, nous tenir entre ciel et terre, voyager dans le cosmos pas pour voyager mais pour retrouver cette sensation absolue et absolument irréductible de flottement dans laquelle nous sommes nés et avons vécu les premiers mois de notre vie et que nous avons non pas tant oubliée que perdue.

Et voilà que nous comprenons ce que veut l’esprit subtil en nous, non pas revenir dans l’utérus selon une explication à tendance psychanalytique, mais voyager dans l’entre-deux, séjourner dans l’air n’avoir plus à être soumis à la gravitation, cette force qui, double du conatus, nous contraint à ne désirer le ciel que pour mieux nous faire accepter d’être écrasés sur la terre.

Ici, dans le monde vulnérable des bulles aériennes, c’est la fête. Elle est sans doute acide celle qui règne dans les mégapoles, mais elle dit, entre ascenseurs et air conditionné, combien c’est le rêve que fomente en nous l’esprit subtil qui nous anime.

Elle le dit sans que soit véritablement distingué en elle, le rêve subtil du rêve de pierre et de verre. Elle le dit avec ses mots et ses matériaux cette mégapole invraisemblable et pourtant réelle. Lee Bul dans « Willing to be vulnerable » le fait avec la puissance d’esprit de celle qui « sait ». Et ce qu’elle sait, c’est ce qu’elle voit de ses yeux irrigués par l’esprit subtil.
Aruspice du XXIe siècle, elle sait déchiffrer dans l’élan vers le ciel des immeubles de verre, le désir d’échapper à la culpabilité d’une chute toujours promise par les hommes quand ils ne croient plus à leurs rêves. Elle sait que notre désir secret, c’est d’habiter le ciel non comme un paradis mais comme une maison où le corps, enfin libre délivré de l’assignation à résidence à laquelle il est soumis. Ainsi, flottant, léger et hors du temps, il sait où se trouve sa véritable demeure, dans l’air « a-gravitationnel » du rêve dont il est issu. C’est dans ce « non-lieu » qu’il veut vivre, vulnérable peut-être mais libre.

Lee Bul
Willing To Be Vulnerable, 2015-2016
Installation at Cockatoo Island for the 20th Biennale of Sydney
March 18 - June 5, 2016
Produced by and courtesy of the artist

Created for the 20th Biennale of Sydney (2016). 
Heavy-duty fabric, metalized film, transparent film, polyurethane ink, fog machine, LED lighting, electronic wiring, dimensions variable.