dimanche 3 avril 2022

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L’œil de la nuit

Photographies d’Alain Brendel et Liminaire (Corps Ardents) & et Textes de Patrice Llaona

, Alain Brendel

Pourquoi la dimensions morale serait-elle exclue de l’art, en en faisant ainsi un vain jeu esthétique, vide de contenu ?

Liminaire — Corps ardents

Les premiers mots qui viennent à l’esprit à la fréquentation d’Alain Brendel et quand on regarde son travail de photographe, c’est : courage, dignité, générosité, acuité, lucidité, ferveur, exigence, originalité. En ce temps de veulerie et de gouapes « artistiques », il est utile de le dire. Pourquoi la dimensions morale serait-elle exclue de l’art, en en faisant ainsi un vain jeu esthétique, vide de contenu ? Outre le contenu artistique proprement dit (nous y reviendrons), dans le travail d’Alain Brendel, cette dimension morale est étroitement liée au sens. Je ne ferais pas grand cas d’un art dont cette dimension serait absente.

Commençons par un paradoxe apparent pour décourager les mauvaises volontés : Il y a des couleurs – et profondes - dans les photographies noir et blanc d’Alain Brendel. Les couleurs de l’invisible (n’est-ce pas même l’insolation de la photographie, la lumière redonnée ?), de l’indicible, et pourtant - oh, combien ! -, l’invisible vu, l’indicible entendu, et pourtant c’est dit dans les formes recomposées.

A l’infini, car il n’y a pas de limites à ce « jeu » grave (mais gravité certainement pas au sens de compassé, mais de dignité, de majesté, quelque chose qui nous oriente et nous enracine encore plus sur cette terre et dans cette vie, au sens de gravitation, qui nous assoit dans l’air…).

Nous avons ici la lumière d’outre-rêve, pour aborder à d’autres rives réelles, dans un imaginaire (entre autres choses, d’un érotisme très subtil, et n’est-ce pas cette ardeur qui nous mène poétiquement ?), un imaginaire à haute tension (c’est cela que nous aimons), quand l’artiste, c’est lui qui le dit, prépare sa palette.

« Chère imagination, ce que j’aime surtout en toi, c’est que tu ne pardonnes pas. » (André Breton).

Il y a dans ces photographies de la transfiguration autre (il y aurait à dire sur la transfiguration autre – c’est-à-dire outre la figuration, au-delà de la figuration, souvent morne en soi dans la photographie), la transfiguration d’une matière, l’espace, la lumière, transfigurés par des êtres et des corps qui sont encore lueurs, flammes bleues, jaunes et rouges, oui, avec un sens, une somptuosité baroque où vient se prendre l’instant.

Le travail d’Alain Brendel est tout de composition et de recomposition, d’espaces inédits, comme une re-corporation (et c’est dans un double sens, car il s’agit ici de nus « bougés » féminins en noir et blanc), une re-corporation de l’espace, des profondeurs comment dire ? vertigineuses et proches en même temps (notre profondeur à nous, notre intimité bouleversée et vaillante, exempte du mal), des harmonies, des concordances, toutes une étendue à proximité de nos mains et de nos sens de merveille exaltée et calme et simple, la dimension redonnée (et il faut VOIR comment !) de notre vie recomposée (il faut le redire) et candide (ah, ces noirs et blancs des enfances !).

Il y a des scintillements, des papillotements de l’écume, des étincellements, des clignotements, on croit à une création ex nihilo - ainsi l’image le suggère -, on ne sait pas si la matière (qui était là avant la création ?) a engendré la création, si la matière a toujours été là (surement), ou si c’est la création, matière de la matière, qui a créé la matière, de telle sorte qu’on se retrouve ici, au cœur du mystère de la vie et de l’être, on ne peut pas dire dans une interrogation sans fin, mais dans un creusement extasié et extasiant.

Nous sommes dans la caverne de Platon (mais déjà sortis vers la vraie lumière) où Léda vient balancer les palmes et les plumes de la lumière. Orphée va dans les ténèbres pour en tirer son Eurydice de lumière.

Voiles de la lumière, lumières fossiles (pour reprendre un titre récent) qui revivent, il y a de l’aigu, de la pénétration (on l’entendra au sens qu’on voudra), de la profondeur. « Capter la lumière infinie, la photographie a été créé pour ça ».

Je reprendrai à mon compte cette phrase lue je ne sais où (l’auteur, s’il se reconnaît, me pardonnera). Il y a un don, une jouissance, des palimpsestes.

Matière(s), corps, passages. Naissances, mort. Nouvelle manière de regarder le monde, la Nature – ici le nu féminin -, l’espace. Il y a un travail sur la matière : « Toute forme créée, même par l’homme, est immortelle. Car la forme est indépendante de la matière, et ce ne sont pas les molécules qui constituent la forme ».(Charles Baudelaire), sauf qu’ici c’est le contraire, les molécules constituent la forme, la forme reconstituée, et ce sont plus que des molécules assemblées, de même que le tout est plus que la simple addition des parties, et il y a ici un véritable travail alchimique de transmutation de la matière, c’est-à-dire de l’homme, transmutation de l’être.

Il y a ces corps qui renaissent de leurs cendres d’argent. Et ces vers du même Charles Baudelaire : « La nature est un temple où de vivants piliers / Laissent parfois sortir de confuses paroles ; / L’homme y passe à travers des forêts de symboles / Qui l’observent avec des regards familiers », pourraient servir de devise et de définition à tout le travail d’Alain Brendel.

Alain Brendel — Sans titre — 2005

Texte n°1

La stèle de brouillard est aussi celle du soleil, la stèle est oblitérée par le tremblement des buées. Les cariatides de nuages lévitent les Lotophages stylites. La courbure des corps creuse et éclaire la profondeur. La nuit : la lumière qui se diffuse par les veines du monde. Bloc ailé de l’amour. Il est noir et blanc. Les corps gris qui le soutiennent sont resplendissants. Le vacuum est à la colonne ce que la pyramide est à l’espace : une pointe levée le nez en l’air vers le ciel. La lumière vient des sources de l’au-delà. Perspective de l’espace, sexe de la terre.

Alain Brendel — Sans titre — 2004

Texte n°2

Le monde est rempli par les morts sereins à force d’amour, morts qui s’aèrent. Or leur cœur bat au rythme de la nuit. Et Orphée, veuf des ténèbres, est dans la grotte. Et Osiris, et Horus, tous deux fils du soleil, sont derrière la vitre. Et Ulysse, marin des profondeurs de la femme, navigue sur la mer physique. Cependant la vie triomphe dans ces tremblements d’astres poissonneux et féconds comme l’herbe ou le poil de lièvre, génération spontanée dite de la splendeur des argents, couleur lunaire et pâle qui fait pendant au soleil des dieux doubles d’Egypte, Osiris et Horus. Voyage maternel qui enfante, qui enchante comme Orphée , et le monde se rassemble sur le bateau d’Ulysse, le Cyclope n’est pas aveuglé, son œil verse la lumière, manteau de l’orage.

Alain Brendel — Sans titre — 2004

Texte N°3

Les donies s’enchantent de leur création, de leur progéniture. Plume Blanche de l’écume. Les sirènes ouvrent leurs yeux et dégrafent leur ceinture inexistante de fleurs : c’est vision, c’est entrevision sensuelle dans la corolle. Or la vie est voir et bonheur, chantournement des yeux, et chant tourneur, et champ de grâce, champ de vision, chanson du possible, la vie est caserne de Vénus, hélice, la vie est brillance, or la vie est élévation par les sens, par la terre, par le corps, l’harmonie des contraires, le mystère aérien et tellurique, le corps altitude des mers, l’image de la danse sur place, lévitation incarnée, extase, la danse étoilée de l’étoile corporelle. La charnelle partance a du vent et de l’or rouge dans les voiles, la voilure lyrique blanche et noire de la femme est la vie.

Alain Brendel — Sans titre — 2004

Texte N°4

La nuit est bleue et jaune, c’est-à-dire vert aquarium-vert absinthe et jaune citron. Le noir et le blanc sont des couleurs, le rêve du grain, étirements, germinations. Quelque chose est enfoui dans la hauteur, c’est un galop, ou bien porter le monde comme la tortue des taches, tortue transformée en cithare dans le processus alchimique - reflets argentiques -, cependant qu’un petit démon fait tout pour faire rire Atlas qui ne lâche pas l’arbre blanc pleureur caressant. Au sol la zébrure des semences, le ciel-de-lit qui flatte la conjonction, le lien, la lune fertile, connaissance, torches blanches éclairant la nuit et toutes les lueurs. Illuminent aussi bien ciel que terre, attestant sagesse sensible, toucher aussi, et l’image s’avance sur les promontoires et les dérades, le calme tropical, la suave, la torride tortue - mais c’est poème de chair -, dans l’estuaire on nage.

Alain Brendel — Sans titre — 2000

Texte N°5

La fenêtre du bon diable brille et allonge les corps à la façon du Greco ou de Modigliani. Couleurs spectrales. Ciel plombé ouvert à la lumière de l’être, accrétions, accrues de la chair. La nostalgie de vivre prend corps pour plus de joie, comme on respire dans la montagne d’air blanc nocturne. La nuit des nitescences existentielles phosphorent. C’est assis qu’on règne, parce qu’on montre le fond des choses, un abîme angélique, une douceur de vivre dans l’urgence avec l’écharpe des choses autour de soi, message du creux ardent, fond d’exultation, tissu d’extase, soie qui vole dans la mer, dans les abysses de la mer, quand les sommets sont illuminés des feux qui se font écho de proche en proche jusqu’à ouvrir les yeux verts des orants qui reflètent les couleurs à la clarté des flammes. On ouvre grand le paradis.

Alain Brendel — Sans titre — 2001

Texte N°6

Or les oiseaux s’essorent aux bannières de la femme, et c’est l’essor. Léda reste invaincue, et cependant elle s’accomplit vers la vraie lumière. Les plumes – on retrouve le règne animal fréquemment - de la félicité ouvrent le ciel du bas, comme on ouvre la porte subtile en pleine nuit sur la clarté giboyeuse, la rude lumière du paradis, fréquent lui aussi. « Donc le poète est vraiment voleur de feu. / Il est chargé de l’humanité, des animaux même ; “(Arthur Rimbaud), or c’est cela, vision, vision montée dans les branches du bouleau, à la façon ailée des chamans, et les tambours de la chair, les tambours de satin élèvent l’image en si, do, ré, mi, fa, sol, la, si encore, do, encadrement des songes, belle vertu des sens, ou du sens, dans le froid, dans la chaleur, dedans la verdeur des fleurs, qui sont une autre chair, une façon d’horizon blanc d’effusion, le dahlia des corps, le lait des pétales, la sève du grain, la communion.

Alain Brendel — Sans titre — 2000

Texte N°7

Rosée et suc vénéneux de l’image, elle a son grain et son fini de plaisir : le saule blanc des formes, le rosier rose spirituel, le squelette de la chanson, l’aspiration qui fait tache d’huile, les noirs et les blancs vertébrés, son et sens, il y a de la stridence dans la danse immobile, et les croupes bleues s’enlèvent, montent et descendent, un lobe dans la terre noire, un lobe dans le ciel tissé large. Bouton de rose, le fameux de la femme. Le volume du très bel horizon rehausse les corps célestes dans leurs haillons magnifiques de princesses, déchirures et pulsations du cœur, enthousiasme du chœur, petite montagne du mont de Vénus, étoile vertigineuse au rebord du ciel, lumière fossile, trou gris, architecture dénudée de l’épaule, visage indistinct qui illumine et va.

Alain Brendel — Sans titre — 2004

Texte N°8

Le divan nage où les corps sont suspendus dans l’atmosphère, et nagent aussi, plus qu’esquissé, totalement défini dans le triangle des frissons blancs, gris et noirs, cependant qu’un visage voyeur se dessine dans les contours flous, au débotté la poésie graphique des rideaux du photographe inspiré qui imprime le delta des sexes et des têtes, vraie création, vraie pensée qui va plus loin que la vrille des sciences qui pourtant s’appliquent fort ici, dans la définition des nuances, des grains des ocelles, des lignes, quand la poupée des cœurs tourneboule l’infini, le trou noir semé d’étoiles et d’or gris, de platine, et les formes s’y conforment, hauts ongles de l’exaltations, piliers creux de la nuit où se montrent les fleurs des cœurs, la sustentation au sens du vol, du survol, et les plantes sont abreuvées par les fins fleuves sexuels, les subtiles rivières du fond, et survient l’orage d’argent des corps.

Alain Brendel — Sans titre — 2004

Texte N°9

C’est drolatique, la plastique et la géométrie des grilles et des membres, et le masque se monte dans les cintres, sur la grande scène primitive et nue. Dans la cave des mers le voilier perce la chair qui est heureuse, épanouie. Au plafond les hiéroglyphes parlent un langage ancien que tu comprends, et ce sont les images de l’air, de la terre, de l’âme, du corps, un vertige béni. La porte de l’étoile et du soleil noir est rouge passion, couleurs profondes et évasées du noir et du blanc, du gris. On soigne les sables, la terre, le ciel, par le triangle d’or et d’argent, le pentacle baroque qui fait naître les sources inépuisables, les palmiers et les cactus baignés par leur eau fidèle exaltée. C’est Shiva féminin qui chiffre le ciel et la terre, qui meut les mondes visibles et invisibles, charnels et impondérables, et la fécondité s’exprime en paroles, en musiques angéliques et brutales dans la zébrure des cous, des hanches, du sexe, lectures des transfigurations de Psyché. Monter la matière, c’est ainsi que disent les photographes au moment de la révélation du cliché, et on monte en effet, c’est l’azur, l’azur de terre, les métamorphoses du haut vol.

Alain Brendel — Sans titre — 2004

Texte N°10

La fleur des riches et des pauvres, la rose grise, et la lune des corps qui mord le chien et les hanches, le bassin d’os qui est délice, comme le pubis qu’on ne voit pas et qu’on devine dans les taches divinatoires, car c’est l’arc extasié, le buste qui s’accroît du désir des hauteurs chaudes. En bas, les sources et les fleuves de griffures dessinent les aspirations. Au divin des corps, cependant que les fesses désignent le paradis vert, qui jette une lueur par le trou du ciel, lueur digne de Hiéronymus Bosch dans les scènes d’enfer et de tentation, sauf qu’ici c’est idyllique, pâmé comme un grand anima l percé, délices encore du peintre, la trace du démon pâlissant devant l’invasion des clartés et des chorégraphies tourneuses, comme on tourne dans le rêve lumineux le crâne bleu du ciel et de la fille. Encore tambours des formes, épanouissements de félicités et de rayons, un pacte passé entre le corps et l’âme, et qui emprunte les palimpsestes, les vélins, une écriture de palinodies et de contours, de modelés vibrants, d’émotions opulentes, fertiles, dans les labyrinthes argentin des déduits.

Texte N°11

Or c’est le petit Christ argentique regardé par le masque peu amène, ambigu en tout cas, comme on dit clair du photographe ou du peintre : c’est un œil en mouvement, qui ramène tout, tons, valeurs, formes et même le parfum de l’humus et des lichens, il y a ces gouffres, ces golfes, ce flux et ce reflux de marée qui écrivent sur la plage de l’espoir céleste, oui dans un œil on peut voir la musique et le tracé des parfums alanguis, le gong des gouttes qui s’arrondissent puis se forment en poires de folie. Mais la bouche pulpeuse participe aussi de la vue, elle effile les poissons, ceux du Christ justement dans la pêche miraculeuse, une sorte de quête de l’idéal, de la spiritualité dansante des derviches tourneurs remplissant leurs poches de couleurs égales, douces ou stridentes, un ballet qui ose, un manège qui déménage comme dans Max Jacob, ou bien les pénitents en maillots roses, ou les papillons de la métamorphose de l’être, comme dit Françis Ponge : « Il y a des moments bien émouvants dans la nature. / Ce sont ceux où une forme d’apparence close, parfaite, s’ouvre, est sacrifiée ». Or qu’est-ce que la Nature ? un dictionnaire pour l’artiste zélé.

Alain Brendel — Sans titre — 1998

Texte N° 12

Encore le héron des formes, ou cette pipe qui n’en est pas une, mais on est pas loin de l’illumination, des coups de projecteurs - bleu, jaune, rouge - sur la scène primitive, inconscient lumineux de l’univers et de l’artiste exquis. Le rectangle ou le carré de la raison brouille les perspectives inspirées, un jeu subtil, arrangé, d’aspects montrés et cachés, la formule des songes, l’agencement des rêves nocturnes et des rêves éveillés, tels des spectres sympathiques qui instillent l’âme et la forgent, la colline inspirée justement. L’apparition, le fantôme concret et charnel qui ne traîne plus ses chaînes et qui souffle dans la soie des configurations, souffles de la figure, de la bouche. On pourrait dîner sur le carré de cette herbe impondérable, et il y aurait des cerises exaltées au dessert, toute la distinction couleur des ongles peints, rouge cerise, héraldique incandescente, corail des détails, garance des oublis. Aux glaciers gris et bleus des figurations la chaleur apporte son tempérament, c’est tout un fond de neige qui fond et qui laisse à nu les membres d’ardeur, les corps lyriques qui s’enlèvent sur la base de catastrophe et de bonheur.

Texte N°13

La mémoire des rêves lisse les corps brouillés et précis qui s’étirent dans la pâte des griffes. Et soudain Psyché penchée, renversée, qui se contemple, mais ce n’est pas Narcisse, c’est tout au contraire le dégagement rêvé. Des astres et des fleurs nagent dans l’atmosphère. Aster, c’est à une lettre près Astre, et les cellules gravitent pareilles, comme des soleils, des pétales de flammes qui lèchent les rivages réels et irréels, concrets et rêvés, qui eux même lèchent les trous noirs, les amas de matière fine, la séduction des zébrures et des dos qui sont en orbite, des jambes qui font de la peinture entre les flaques, entre les scènes troubles et flagrantes, oui, c’est une peinture de mœurs, de constellations ou de galaxies. Le treillis du fond aère et module la surface granitique qui a des figures rupestres, des lignes de faille, des éclats pariétaux, barques terrestres. Dimensions du temple, colonnes des jambes, petits asparagus, profondeur de l’édifice, le corps donne l’échelle, c’est un sonnet de chair, la rime subtile des corps, l’éventail des blés couchés, l’assiette blanche, noire et grise, le relief plat des choses comme dans la peinture en a-plats, la charnelle charnière, le haut foc des attitudes, l’apparition étoilée des corps.

Alain Brendel — Sans titre — 2000

Texte N°14

Mains bien détachées du corps, genoux calmes, yeux bien droits, le modèle, témoin et idole, nous regarde vivre. Des ombres bougent, des projections comme au cinéma. Les sirènes de l’air dansent dans l’eau qui est géométrique. Les fresques des bords échangent des effluves, et le parfum du bas est une mathématique qui rehausse les morphologies, rehauts, c’est-à-dire lumière des hachures, peinture claire grise des nœuds noirs, gymnastique osée, ocelles ocellées, pléonasme plaisant, surcharge aérée. On pourrait voir les petits rats de l’Opéra voluptueux, entrechats sur le fil du rêve, grand écart troublant, imprimerie de motifs des peaux, des peausseries, cubisme analytique qui connaîtrait des frissons colorés, de sévères et charmantes architectures avec les objets, sinon l’objet même, qui se précisent, qui se tendent comme dans l’étreinte, et encore Max Ernst qui viendrait frayer avec ses villes après la pluie, ses forêts romantiques et un peu inquiétantes, mais c’est ici la félicité, les guitares qui s’expriment, la grande musique des épidermes et de la théorie corpusculaire animée d’intentions plus ou moins avouées, rimant, toujours la rime crépusculaire ou matinale, les correspondances baudelairiennes de très haute puissance.

Alain Brendel — Sans titre — 2004

Texte N°15

Les lignes droites horizontales et verticales, brisées, courbes, composent le paysage de prédilection où s’enlèvent les corps debout ou penchés sur leur secret. Secret de pleine lumière, comme sur la mer les oiseaux hauturiers, car de la chair émanent des rayons, et c’est le soleil de la tête, le poids des chevelures, le crâne symbolique qui est au contraire de la mort, nœud des pensées, vertige des aspirations, de la fusion avec la Nature qui est plutôt Surnature d’ailleurs, une transcendance d’ici, un flux de terre. Ce pourrait être la sorcière ou Vénus au miroir, dans les éclats de verre, le jardin botanique des arborescences charnelles, des lavis de la raison et de la déraison sereines. Et d’arborescences il y a des lassos sur les arbres, des rayures de sève, car c’est fécondité végétale, fleurissement debout, rosée des plantes qui s’évapore et va rejoindre la rosée céleste et la pluie, mais ce n’est pas la pluie, mais l’astre du jour dans ses beaux retranchements, ses jets flexueux. Pierre de la folie ab ovo, mystère de l’origine, de la décision de naître dans les perspectives et les arrière-plans cosmiques. Plus modestement, plus orgueilleusement, c’est ici le charme de la femme ou des femmes mariées en une seule qui se répète et qui danse multipliant les apparences bénies, les images, les figures, persona, montagne de l’être.

Alain Brendel — Sans titre — 2000

Texte N°16

Naissance des glacis abstraits. L’icône a des ailes de fantaisie, des rythmes, un vol rupestre. Des séries de seins et de fesses font une scène de lignes, de grands linéaments qui s’exsudent du fossé, des nymphes et des vulves, ou bien des nymphéas. Dans le cratère un ange baroque domine le ciel et donne des ordres loufoques, mi-raison lyrique, mi-déraison, grande géométrie affective. C’est la Toison d’Or sur le tuf des rêves, un bouclier de corps offerts, ou c’est encore peinture fantastique, Arcimboldo d’opéra, de l’opera mundi, tout un visage composé du Grand Réel, un réalisme passionnel, la baguette des fées. Corps négatifs, positifs, on n’arrête pas l’avancée tellurique de la passion hédoniste. Terre et chair, c’est pareil, on va dans les couloirs alternativement clairs et sombres, on cherche le point de la jouissance pure qui passe par le regard sans voyeurisme. Il y a des agenouillements croisés, des pieds et des bustes qui se mêlent, toute une musique grisée des signes. Alphabet des formes, réserves d’aquarelle, poissons de lettres, angéliques, poissons de lutte tendre, envies soudaines, torses sculptés dans la douceur. Aspiration du trou noir, débordement des blancs et des gris, belle profondeur, abysses, règle géométrique sous la bigarrure, petite éternité de ciel et terre.

Alain Brendel — Sans titre — 1998

Texte N°17

C’est une gravure, pointe sèche ou gravure sur bois à la manière contrastée expressionniste, bien que ce soit différent, une autre sorte d’expression en noir et blanc, plages des gris. Cependant on reconnaît des figures exaltées. Toujours les barres sur les contours indéfinis quoique précis comme brouillard. La lampe des attentes s’immisce dans le drame feutré et indécis des bustes, des anatomies qui sèchent en été leur beau poil brunissant dans « les chaleurs d’usage » (Pierre Jean Jouve). Toujours les sirènes nagent le crawl dans les profondeurs de la mer qui sape la terre, et des falaises s’écroulent mortes et renaissantes comme par les cailloux descendus du ciel dans la mythologie grecque. Il y a la fenêtre des dieux voyeurs, et on se réjouit parmi les anges qui approuvent l’œil écarquillé par l’opium de l’image plate en trois dimensions. On dirait un opistographe, on nous permettra ce mot rare, manuscrit couvert d’écriture au verso comme au recto, car il y a des coulisses, des regards coulés, des marges, des revers, des hauts bords, des arêtes, des périphéries comme des provinces capitales de la poésie ou aussi bien de la musique, et pourtant singulière photographie, originale, n’ayant d’autre but et d’essence que d’elle. C’est un district sensible de la plastique, un pays à proprement parler unique, solitaire et fraternel, une communauté d’esprit, l’union des corps et des âmes.

Alain Brendel — Sans titre — 1998

Texte N°18

Qu’est-ce encore à dire, des formes plates et rebondies, et on ne sait dans quel camp se situer, si ce n’est pas chorégraphie immobile, cubisme de la danse, haut bouclier d’abstraction construite sur des formes solides. En bas, en haut, en est, en ouest, sont les gardiens du temple du milieu. L’apparition de chair, le fantôme corporel, court dans la pampa de l’œil qui voit la pampa, le fantôme se dresse avec ses congénères « dans l’amitié de mes genoux. » (Saint-John Perse). C’est tout le contraste entre le fond et la surface, entre le fond et la forme, et les torrents s’enlèvent sur le soleil, les torrents qui baignent les membres divins qui prient peut-être, ou qui dansent, qui s’élèvent et bouclent fort le cercle entre le ciel et la terre, et les étoiles brillent sur le sexe comme une nouvelle toison. Le feutre de l’azur et des prairies s’établit en camaïeu d’argent, de gris et de platine, plateaux arrosés des corps célestes. Peut-être le petit château des lignes, des ruptures, des interstices, des ravins, on veut dire la fente exaltante, l’œil qui noircit sous le plaisir, la volupté mâle, l’instrument féminin, celui de la musique sculptée, de la peinture géométrisée et architecturée. C’est alors le règne des flous et des pleins, des déliés, des images dans les images, la svelte palme charnelle.

Alain Brendel — Sans titre — 1998

Texte N°19

Déité du soleil et des fleurs de bustes transversaux. La reine est vêtue du manteau de l’horizon et de la mer. Le couteau des choses referme la blessure des choses. Idylle de taches, de flaques, ombres et silhouettes. Un peu la lune, sa mer de sérénité, ses cratères, et pourtant l’eau est là, et le désir, et la vertu, virtus « mérite de l’homme » méritant la femme qui mérite l’homme. Bassin des délices, puits artésien de la morphologie, triangles bousculés. La foule est massée sur la droite, face au désert qui a un corps, et la floraison est entière, qui soulève les sables en limons jaunes fertiles, mêlant la fibre au flux, c’est même opération, un courant fluide, un courant solide. La perspective est ouverte par l’huis mineur, le trou des vertiges, profondes allées, profondes colonnes, profondes voûtes qui s’en vont vers la hauteur sans oublier le sol tremblant de leur base terrestre, grottes de couleurs, manteaux de géomancie, d’oniromancie, ou de rhabdomancie. Les traits de la comète irradient la chair, une étoile avec des seins, une pierre vivante et vibrante, sans apparence, blanche, une cuve de talc ou de chaux pour peindre les murs en blanc afin de les protéger des mouches noires de l’œil qui en voit de toutes les couleurs sous les couches blanches, grises et noires. Encore la contrée, la vaste lande où surgissent les fées habillées de chair.

Alain Brendel — Sans titre — 2004

Texte N°20

Assemblée des Christ féminins descendus de la croix pour d’autres voluptés. Unanimité sous la verrière, et dans les longs couloirs de la chair qui vibre et va. A terre la prairie des féeries, soulignée dessus par les gestes larges des bras. Ce sont des spectres à la De Chirico, mais de coté, des corps debout allongés, De Chirico dans la mesure où il y a de la métaphysique, des fleurs singulières, compliquées et simples, naïves et rouées, des intérieurs métaphysiques qui sont de la peau qui se caresse. Icônes et héraldique avec le visage du saint ou du Christ sur le tissu, transsubstantiation, miracles par la ronde des corps, changements de substance, hauts ongles, alchimie rouge et verte, anagogie. Ecriture éternelle de l’éternité fragile, tous ces corps voués aux champs et aux fleurs et qui demeurent tels qu’en eux-mêmes, symphonie tournoyante bleue et jaune. Béatitude de tous ces remuements, de ces prières au ciel de la chair, et la terre est profonde qui porte les fleuves et toutes les plumes sexuelles, petites ou grandes poupées dans la caverne de Platon, équilibriste dans l’air qui prend corps, équilibristes revêtus de peau, de pulpe, yeux et tapis de la vision, palmier bruns de lumière. Mystère de l’eau, des reflets, des corps, qui abondent, jonction dans l’air, terre seconde, profonde, jolies princesses d’Egypte, avec diadème d’astres, chevelures de comètes, grand plaisir tissé, union de fleurs, unité des corps et du paysage, réintégration, corps cosmique.

Patrice LLAONA

Du même auteur

Campagnes hallucinées et fragment de ville (Editions SOLAIRE-FEDEROP, 1983)
Aperçus de la nouvelle-cuisine des anges (285199-318-6, Editions Henry VEYRIER, 1983)
L’escale grecque (2-905410-01-9-, ATELIER DU BIEF, 1984)
Cadastres (2-901040-49-1, Editions CETRE, 1990)
Le bosquet (2-901040-49-2, Editions CETRE, 1990)
Trois paysages secrets (ATELIER DU BIEF, 1997)
Un pas tremblant dans le désert, poésies. L’HARMATTAN
Enigme des pierres (2-911648-09-9, ATELIER DU GRAND TETRAS, 2002)
Soleil des êtres (à paraître en mars 2003, ISBN inconnu à ce jour, Editions DU GALION)

Biographie

À l’origine de la vocation poétique de Patrice LLAONA (né en 1945 à Besançon et décédé en 2013 dans la même ville), il y a une enfance quasi-paradisiaque dans le quartier des Cras (Bosquet d’enfance, communion fervente et panthéiste avec la Nature, le Caboulot - chambre improvisée -, les récitations à l’école primaire, lieux et réalités si importants). Ont compté aussi (découverte de la ville) le quartier des Chaprais et de Battant, celui des vignerons d’antan.
Très tôt, des lectures intenses (ses grands-mères le fournissaient en livres) et éclectiques lui ont donné le goût de la littérature et des arts. Des amitiés fondatrices et exemplaires l’ont confirmé dans ces voies.
L’auteur a écrit une trentaine de livres, dont dix publiés (récits, nouvelles, poèmes). Il publie son premier livre : Campagnes hallucinées et Fragment de ville en 1983, et effectue des voyages féconds (Sahara, Grèce, Russie, Prague, etc) comme le montrent L’Escale grecque  (1984) et Un pas tremblant dans le désert (2001) qui constituent une révélation fondamentale et exaltée de l’espace.
Patrice LLAONA est d’abord un poète, écrivain sédentaire et voyageur, amoureux des mots et du monde. Sa passion pour la peinture l’a amené à travailler avec des peintres.
 
Ce texte biographique a été partiellement rédigé par Alain Jean André, auteur, et responsable de la revue Internet La Luxiotte où des critiques sur le travail ainsi que des textes de Patrice LLAONA sont parus

A propos

J’ai rencontré Patrice Llaona en 2004 à la Galerie La Prédelle de Besançon où je présentais mon travail photographique. De cette rencontre est né le projet d’édition L’œil de la nuit.

Je remercie Jean-Louis Poitevin et l’équipe de TK-21 de permettre la publication de cette œuvre et ainsi de rendre hommage à Patrice Llaona.

Frontispice : Alain Brendel, Sans titre 2012