lundi 30 octobre 2017

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L’insolente vitalité du chaos

La plus grande lithographie du monde

, Jean-Louis Poitevin

L’équipe de l’atelier d’imprimerie, l’un des derniers à exister au cœur de Paris, l’atelier Clot, Bramsen et Brunholt a réussi une performance : réaliser la plus grande lithographie du monde, une œuvre du peintre danois Lars Nørgård. Il aura fallu de nombreux mois de travail, des voyages réguliers et surtout une capacité hors norme de la part de l’artiste de prise en compte de l’œuvre à venir comme étant à la fois multiplicité de plans, assemblage de parties distinctes, ensemble et totalité, pour mener à bien l’aventure. Nous ne voulons pas tant, ici, célébrer le « record du monde » que tenter d’approcher le mystère de la création qui nous est, grâce aux nombreux documents disponibles, en partie révélé ici.

The French Clot-nection part I from TK-21 on Vimeo.

Dessiner, peindre

Lorsque Lars Nørgård dessine et peint, des motifs apparaissent, des situations se font jour, sorte de constats délirants relatifs au délire du monde. Aujourd’hui, ce sont surtout ses dessins qui sont porteurs de cet univers à tendance « surréaliste » dans lesquels l’humour frôle le sérieux et le constat tourne à l’obsession désespérément rieuse.

Ses peintures souvent grandes, voire immenses, mettent en scène des mouvements et des rythmes abstraits portés par les structures en parties déconstruites des éléments concrets que les dessins font exister.
Une peinture est l’élaboration complexe d’une image mentale qui par phases, se construit, bâtiment de couleurs et de lignes naviguant sur les eaux d’un rêve éternellement occulté mais éternellement présent, puisque c’est lui qui constitue l’océan qui porte ces navires.

Chez Lars Nørgård, la fusion entre éléments formels et éléments purement gestuels et colorés a atteint une intensité rare. Cette œuvre monumentale, puisqu’elle est à ce jour et sans doute pour longtemps la plus grande lithographie du monde a poussé Lars Nørgård à dépasser ses propres limites en faisant face à la question lancinante et rarement mise en scène avec cette précision, du fait que peindre c’est dompter les forces même de la création.

Pierres, plans, séquence.

Aucune pierre lithographique et aucune machine au monde ne pouvant offrir la possibilité de réaliser une lithographie de cette taille, il fallait donc que le travail passe non seulement par les étapes habituelles, mais par une élaboration aussi minutieuse que complexe, d’un assemblage de feuilles réalisées à des moments différents et qui devaient cependant parvenir à s’agencer de manière telle qu’une œuvre en soit le résultat.

Faire une œuvre n’est sans doute pas toujours faire œuvre. Comme le remarquait le philosophe Michel Guérin dans on ouvrage, Qu’est-ce qu’une œuvre, « faire œuvre, c’est ou bien séparer la forme du monde, ou bien épuiser le monde jusqu’à la forme. » (op. cit., Éditions Acte Sud, 1986, p.106). Il semble, qu’ici, Lars Nørgård soit parvenu à conjuguer les deux.
En effet, il semble que le processus de création ait consisté à jeter des esquisses de l’œuvre globale sur le papier et à faire des dessins qui soient, eux des parties possibles de cette totalité mais à une échelle telle que les éléments prenaient une place et une force qui mettaient en danger l’unité prévue. C’est ce balancement entre totalité impossible et éléments discrets mais non intégrables dans l’unité originellement prévue qui a constitué le « moteur » de cette création.

Et si cela a été à la fois possible et nécessaire, c’est qu’il fallait de toute façon en passer par le séquençage de la totalité en plaques, en planches, en dessins correspondant chacun à une pierre et à les réaliser en vue de la formation de l’image complète.

Il n’était pas possible, comme cela est le cas lorsque l’on fait un tableau par exemple, de tout effacer et de tout reprendre sur le même support. Il fallait que le tout soit le résultat d’un devenir, sans perdre l’unité que l’on attend d’une totalité achevée.

Chaos et puissance du geste

Il ne faut pas minimiser les « risques » qu’encourt toute œuvre lors de son élaboration. Ici, ce risque en est à la fois le moteur, pour les raisons techniques de la multiplicité des planches devant être assemblées pour former l’image finale, et l’obstacle psychique qu’il fallait parvenir à surmonter pour qu’une telle synthèse advienne effectivement.

L’enjeu était, nul ne l’ignorait de ceux qui ont participé à l’aventure, de parvenir à une synthèse d’éléments picturaux, dessins et couleurs mêlés, physiques, gestes et forces contenus, et psychiques, forme et structuration cohérentes de l’ensemble, et de plus à une synthèse qui soit non pas seulement acceptable, mais qui soit une œuvre dans le sens plein du terme. En effet ce qui caractérise l’œuvre, c’est d’être à la fois « son principe et sa fin », et d’être telle qu’« elle continue de se créer » (ibid., p. 88).
C’est d’avoir su intégrer le processus, ici si spécifique, de la création et d’en avoir fait la force motrice de la construction qui confèrent à ce projet sa puissance expressive unique.

Il fallait en effet, d’étape en étape « nourrir » le projet de ses propres éléments, au risque d’aboutir à une auto-dévoration irréversible, mais c’était la seule manière de parvenir, de manière alchimique à une transformation du chaos en ordre potentiel, des rebuts en éléments dignes de d’être « sauvés » et du rythme des gestes « réussis » comme des gestes « ratés » en ballet.

La totalité, l’image mentale d’un ordre parvenu à son accomplissement ne pouvait pas, en quelque sorte, exister avant. Il fallait l’extraire, la tirer du processus même de la réalisation. Là était le risque, là était même le danger. L’unité n’était durant le processus qu’un projet, un désir devant s’élever à la hauteur de la nécessité. Individuelle et collective, cette œuvre témoigne de la possibilité de parvenir à une telle unité et confirme que le chaos peut être le véritable creuset, le passage dangereux qui conduit à la plénitude.

Archéologie

Abstraite et gestuelle, cette œuvre l’est, mais elle n’est pas que cela. On voit aussi, ici ou là, des motifs portés par des traits noirs le plus souvent, et des formes portées par des couleurs qui à la fois les englobent et les révèlent. Il n’y a donc en un sens rien à voir ici, pas de scène à la signification manifeste.

Ce qui apparaît et ce qui émerge, ce sont des éléments qui ont finalement à la fois trouvé le chemin pour sortir du chaos et une place pour venir se tenir dans la lumière. Le mouvement de sortie vers la lumière des formes fragmentaires est porté par le mouvement même des gestes qui constitue la manière dont s’exprime le mouvement même de la formation en nous d’une totalité aussi réelle que transitoire.

Une œuvre visuelle, c’est bien cela, non pas un arrêt sur image comme nous a habitué à le croire une conception trop limitée de la photographie qui s’est imposée comme « modèle » pour penser les images aujourd’hui, mais une coupe dans le mouvement géologique des plaques tectoniques de la pensée qui agitent et traversent l’esprit.

Tel un archéologue qui cherche le meilleur endroit le plus riche en strates géologiques importantes pour effectuer ses coupes, Lars Nørgård a ici cherché le meilleur ensemble permettant à un moment donné du mouvement des idées et de la vie, d’exprimer à la fois l’état du monde, l’état d’un corps et l’état d’un rêve traversant la soit-disant réalité.

Posthistoire et rythme transtemporel

Il n’en reste pas moins qu’il y a bien quelque chose à voir sur cette plus grande lithographie du monde. Ce qu’elle offre au regard est bien une sorte de chaos, mais un chaos porté par un rythme si puissant que quelque chose se passe qui est sensible immédiatement. L’œuvre, ici, s’élève à la hauteur de l’événement, en ce qu’elle s’impose comme vision, se déploie comme « monde » et s’adresse à nous comme élément nouveau de notre monde.
Mais de quoi est-ce que tout cela « parle » ? En quoi est-ce que cela nous touche au-delà même des aspect rythmiques et colorés ? Nous le savons, la post-histoire, qui est le nom de l’époque dans laquelle aujourd’hui nous sommes installés, est un temps dans lequel toutes les époques du passé devenues accessibles en même temps, se retrouvent finalement toutes emmêlées.

En effet, nous vivons, à la différence de nos ancêtres, dans un temps qui a plus de 4 milliards d’année et dans un espace qui s’étend des confins de l’univers au éléments les plus microscopiques. Nous savons que nous occupons, corps et esprits que nous sommes une place intermédiaire assez limitée dans les strates de réalité qui composent l’univers.

Le travail de Lars Nørgård a donc consisté à plonger dans le réservoir de formes dont nous disposons aujourd’hui et qui proviennent de cette histoire infinie. Il a en quelque sorte commencé par puiser dans ses références personnelles, puis il les a considérées comme des éléments du passé et les a appréhendées un peu comme si elles provenaient de morceaux de journaux et de papiers divers gisant à proximité, déchirés, froissés, pas toujours reconnaissables, mais accessibles.

Et c’est à partir de ce chaos qu’il a commencé à inventer. Inventer c’est créer un monde en passant par le chaos. Chaque élément agit dans cette toile comme un élément provenant d’un plaque tectonique en train de se heurter à une autre. Leur rencontre est rendue possible par le travail mental et pictural.

Ces morceaux de journaux mentaux de références oubliées ressurgissant du lointain, fragments incertains d’une mémoire bancale, finissent par constituer une sorte de carte mentale, la carte réinventée d’un monde possible, le monde rythmiquement agité permettant d’appréhender un peu de cette dimension transtemporelle qui est celle dans laquelle, tous nous vivons aujourd’hui.

Il fallait bien la puissance d’invention d’un artiste associée à la puissance de réalisation d’une équipe pour que cette plus grande lithographie du monde accède à la force qui devait être la sienne, celle d’être un portrait du monde aujourd’hui, et donc en quelque sorte, rythmé, dansant, un peu fou mais porteur de visions neuves, quelque chose comme notre portrait, à nous âmes errantes, à nous peuple au contours incertain, à nous habitants aveugles voyant, toujours étonnés de découvrir, comme on le découvre en voyant cette œuvre, que chaque jour, toujours, est le premier et aussi le dernier.