mercredi 14 mars 2012

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L’immense marqueterie du réel

Essai sur le travail de Caroline Veith

, Jean-Louis Poitevin

Nul peintre ne peut vouloir s’abstraire du monde, car la peinture, n’importe quelle peinture, a pour tâche essentielle de dire ce qu’il est possible de voir et ce qu’il est juste d’inventer, à un moment donné de l’histoire des hommes.

Introduction

Au commencement, comme toujours, il y a le ciel et la terre et, les unissant dans le geste même qui les départage, la lumière. Le théâtre dans lequel a lieu la peinture, toute peinture, c’est le monde et le monde, pour nous tous, c’est d’abord une ligne. Cette ligne est active éternellement dans nos esprits, car elle nous indique notre position terrestre et cosmique. Elle sépare et relie les immensités de la nuit peuplée par les étoiles aux solitudes échardées d’une terre, aride ou luxuriante, mais le plus souvent inhospitalière.

Caroline Veith a peint des paysages « abstraits » ce qui signifie qu’elle a, en fait, travaillé sur ce que la lumière pouvait dessiner, inscrire ou effacer en relation avec la demeure des hommes. La lumière est la source de toute magie en ce qu’elle se manifeste à travers des faisceaux dont la puissance propre est de faire naître des formes. Le peintre est celui ou celle qui traduit ces masses tremblantes qui semblent surgir du néant en les rapportant à leur dimension mentale.

LE SOLDAT Techniques mixtes sur calque polyesther 34 X 27 CM

Nul peintre ne peut vouloir s’abstraire du monde, car la peinture, n’importe quelle peinture, a pour tâche essentielle de dire ce qu’il est possible de voir et ce qu’il est juste d’inventer, à un moment donné de l’histoire des hommes.

Manière

À travers ce que chaque peintre invente, il est important de reconnaître qu’il cherche sa « manière ». Aujourd’hui, elle a trouvé la sienne. Aujourd’hui, elle nous livre un ensemble d’œuvres réalisées ces dernières années qui atteint une justesse thématique et formelle des plus affirmée. En effet, de ces paysages qui mettaient en scène la manière dont à partir de ces « riens » que sont ombre et lumière, la totalité du monde devenait visible, elle a lentement évolué vers des représentations multipliées de fragments de mondes et réalise des œuvres habitées par des êtres multiples.

L’autre questionnement majeur qui est propre à la peinture, passe, en effet, par cette tentation irrésistible qui hante chaque peintre, celle de devenir un révélateur d’univers. Il consiste à faire exister autant de mondes qu’il est possible dans ce templum majeur, dans ce cosmos en réduction qu’est la feuille, la page ou le tableau. Faire exister « des » mondes sur une feuille ou un tableau, cela signifie simplement faire en sorte que chaque partie de la surface travaillée soit comme une porte. Cette porte a pour fonction d’ouvrir sur des choses ou des phénomènes pouvant apparemment ne pas être directement reliés avec ceux qui les jouxtent immédiatement. Ou alors de l’être d’une telle façon, que chaque élément semble, à côté de l’autre, avoir un air de familière étrangeté.

LES IDEES ROUGES Eau forte - six plaques cuivre - N°175 - 32 X 86 CM

Caroline Veith développe aujourd’hui une manière tout à fait singulière de mettre en relation divers aspects du monde. Certaines œuvres, de petite taille en général, mettent en scène des rencontres entre deux ou trois personnages, d’autres, de plus grande taille, mettent en scène des personnages plus nombreux. Dans les deux cas, chacun est proche de l’autre et semble pourtant vivre dans un monde où il est seul. La force de ces œuvres, c’est de faire en sorte que ces éléments et ces figures semblent autant reliés entre eux qu’isolés. Lorsque l’œil s’active sur les détails, il ne cesse d’hésiter entre affirmer qu’ils coexistent et constater qu’ils glissent sur des surfaces distinctes.

Hommage au papier

Nous sommes ici au cœur de ce qu’il faut appeler les techniques de Caroline Veith. Ce terme, il faut l’utiliser au pluriel et l’entendre en un sens ouvert et élargi, car il désigne à la fois les matériaux, les manières de les utiliser et des aspects moins visibles, mais tout aussi efficients, comme le jeu de transparence entre des surfaces multiples qui se recouvrent et composent cependant une même œuvre.

Si le travail et la conception atteignent ici une unité paradoxale, c’est qu’elle ne travaille, dessine et peint que sur du papier. Même ses grands tableaux sont en papier marouflé sur toile. Ses gravures, évidemment, passent par la phase cuivre ou Carborundum, mais tout est pensé en fonction de la surface finale, le papier.

VOULEZ VOUS DANSER ( CARBORUNDUM)

Le papier est monde. On ne peut oublier qu’il est, le plus souvent végétal et que, par sa texture, ses textures, il offre à la main de l’homme la résistance et l’accueil, la dureté et la souplesse, la profondeur et la surface sans lesquels dessiner, peindre, seraient pour ainsi dire impensable. En tout cas pour Caroline Veith. Ici tout passe par le papier, surtout lorsque, traversé de lumière en étant devenu papier-calque, il offre la possibilité de déployer des strates qui sinon resteraient invisibles. La puissance du papier tient à ce qu’il peut résister à tout, au temps, au temps long de l’histoire, comme au temps court et violent des gestes humains. Dessiner et peindre sur du papier, ce n’est jamais recouvrir une surface, c’est s’approprier une part du vivant. Les gestes que le papier, littéralement, appelle sont plus nombreux, plus riches que ceux que la peinture sur toile propose.

On peut et on doit le gratter, le creuser, le plier, le tordre, le déplier, on doit encore le presser, le compresser, afin, ensuite, de libérer le souffle dont il est devenu le dépositaire. Le papier est le vêtement du rêve. Caroline Veith le sait qui lorsqu’elle ne grave pas, dessine et qui lorsqu’elle ne dessine pas récupère des feuilles de livres, de plans d’architectes ou de journaux afin de leur offrir une seconde vie. Ils deviennent alors non tant support que trame secrète, visible ici, recouverte là, trace d’un monde que les figures qui y évoluent semblent oublier, fragment de réalité venant perturber les accents de l’imaginaire.

Ce n’est donc pas la seule vie végétale qui transpire ici, mais ici et là, l’actualité la plus brute, des souvenirs sans propriétaires, des fragments de mondes lointains comme lorsqu’elle travaille avec les pages déchirées d’un vieux livre de droit russe ou encore des « preuves » de l’existence de la réalité à l’intérieur même du songe.

Ce qu’elle a mis en place de radicalement nouveau ces dernières années, c’est un travail sur papier-calque qui donne à ses œuvres une ampleur inédite. Là, le plus souvent, pas de couleur, mais un réseau de lignes d’épaisseurs variées, d’encres différentes, signalant des fonctions diverses : former un visage, indiquer une direction, engendrer une fleur, découper une main, recouvrir un souvenir, dessiner un fragment de carte, extirper un détail de la mémoire, en noyer un autre dans une tache sombre, soulever un bras articulé, contraindre une force à se tenir tranquille, saturer l’espace, connecter une arme à un bout d’espoir, ouvrir une route, faire basculer une montagne, ensevelir la douleur.

LES IDEES ROUGES Eau forte - six plaques cuivre - N°175 - 32 X 86 CM

Ce que Caroline Veith a à dire se trouve, donc, dans chacune de ses œuvres, intimement lié aux différents gestes possibles qu’autorise et appelle le papier. L’unité probante entre un ensemble de techniques de matériaux et d’intentions trouve, ici, un accomplissement rare.

Invisibles surfaces

Si tous les aspects de l’œuvre sont reliés entre eux, c’est qu’existe une sorte de réseau d’un genre particulier. Ce ne sont pas les relations directes entre les figures ou les personnages qui priment, mais l’impression que l’on a que chacun habite « son » monde. Dire que chaque élément occupe une partie de la surface, c’est à la fois énoncer un truisme et une vérité majeure. Que cet élément soit un corps, une ligne, un objet, un fragment de paysage, une forme non identifiée, n’est pas ce qui importe le plus, mais le fait que chaque élément est et n’est pas relié aux autres.

INDIANA VERT

Dans ses grands dessins ou ses grandes peintures, il se passe quelque chose qui nous conduit inévitablement à interroger non pas la capacité de notre regard à reconnaître tel ou tel élément, mais la capacité de notre perception à envisager l’unité possible de ce qui nous est donné à voir dans le monde et en nous-mêmes.

Car il y a, le plus souvent, dans les œuvres de grandes taille, et c’est cela qui caractérise la nouvelle manière de Caroline Veith, des surfaces à la fois détectables et invisibles. Elles ressemblent en quelque sorte à celles qui ne cessent de hanter les replis de notre perception. Détectables par ce que si l’on finit par y prêter attention, alors, oui, on les voit ces surfaces variées, ces couches de papiers-calque en particulier, ou ces petits fragments de collages, qui font trembler ici et là la surface de leurs déchirures sereines.
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Invisibles, parce que lorsque l’on s’approche du tableau, ce n’est plus vers ces seuls détails-là que notre regard nous conduit, mais vers les significations potentielles de chaque élément, significations qui peuvent évoluer en fonction de la mise en relation avec tel ou tel autre élément.
Il faut le dire, le monde de Caroline Veith est peuplé, infiniment peuplé. De multiples figures hantent la surface des œuvres, se partagent l’espace, glissent les unes sur les autres, au point que, même si nous regardons un tableau pendant un long moment, on se demande encore et toujours si les éléments qui le composent vont finir par vraiment se rencontrer. Ce jeu de surfaces « invisibles » sur lesquelles habitent les divers éléments qui composent un tableau ou un dessin, est le vecteur non tant d’un doute que d’un trouble. C’est cet élément qui confère à ces œuvres une puissance proprement magique.

La gravure aussi offre la preuve de cette manière qu’elle a de faire glisser les uns sur les autres corps et objets, membres, épars ou non, et fragments de paysages « déperspectivés ». La gravure est cette technique qui permet de faire se chevaucher des strates par le simple jeu des traits gravés sur la plaque. En ce sens elle constitue la matrice du travail de Caroline Veith. De plus, une fois tirée la gravure s’offre encore et encore à des rehauts colorés qui, du statut de multiple, la font passer à nouveau au statut d’œuvre unique, mettant ainsi en lumière le processus de toute création qui emprunte au réel, le décompose et le recompose indéfiniment, centre mobile entouré toujours de ses nécessaires satellites, pour nous proposer une synthèse entre perceptible et perçu, entre réel et imaginaire, entre la chair du monde et l’étoffe des songes.

Transparence et isolement

Il n’y a que le papier, les papiers faudrait-il dire, pour offrir un tel ensemble de possibilités plastiques dès lors que l’on cherche à travailler sur l’entrelacement de surfaces, sur la superposition de couches, sur le jeu de question-réponse entre des mondes qui semblent à la fois unifiés et qui pourtant sont, pour l’éternité, des mondes uniques et inconciliables.
Les œuvres de Caroline Veith, au-delà des thèmes qu’elle peut directement ou indirectement y aborder, déploient une méditation qui s’instaure à partir de ces glissements de surface. La particularité de ces glissements, c’est qu’ils emportent avec eux des figures isolées. L’enjeu est ici artistique et philosophique. Il consiste à développer un aspect que l’on tente en permanence d’oublier ou d’occulter et qui est pourtant au cœur de notre condition, sinon « son » cœur, c’est-à-dire notre isolement.

Rien ne nous tient, rien, sinon l’effort constant que nous faisons pour tenir. D’où nous vient cette force ? De la vie même dont elle est, au fond, la seule réelle manifestation éprouvée et constatée par chacun. Mais ce que nous affectons d’ignorer, c’est que cette force, il nous faut aller la chercher dans les régions les plus profondes de nous-même et à chaque seconde de notre existence. Heureusement, un tel effort n’a pas besoin d’être conscient. Il est en nous comme respirer. Mais comme respirer, il doit être accompli à chaque instant. Il est en nous comme le battement de notre cœur. Mais, comme ce battement, il ne peut être suspendu un seul instant.

JUNGLE 2009 ( ENCRE DE CHINE SUR CALQUE)

Cet effort de chaque être, de chaque élément composant l’immense marqueterie du réel, doit vivre pour soi avant de vivre pour les autres. Le « cœur battant » de ces œuvres est le sentiment forcené de cette évidence, qui, mise à jour et littéralement exposée dans ses œuvres, nous revient comme un boomerang et nous assaille de toute la puissance de la vie transformée à la fois en doute et en désir d’exister.

Est-ce contre cet isolement qu’elle peint ? Non, c’est avec lui, à partir de lui. Ce qu’elle montre c’est l’effort de chacun non tant de persévérer dans son être que de partir à la recherche de l’autre, lors même qu’il sait, ce que chacun de nous sait aussi, que l’on ne parviendra jamais à une véritable rencontre. Non parce qu’un malin génie nous en empêche, mais parce que, outre être des singularités, nous nous déplaçons, chacun sur une ligne distincte.

Le travail de Caroline Veith agit sur le visible comme une loupe qui, grossissant les corps, les objets, les formes, les rapproche sur la surface en révélant combien ils sont éloignés dans l’espace. Elle écrase les distances qui séparent chaque surface et, en même temps, comme elle les fait glisser les unes sur les autres, elle met à jour l’une des racines, en nous, de l’espérance. Notre désir le plus intime, n’est-il pas de ne pas être seul ? Le drame de l’existence n’est-il pas que nous devions constater combien, à jamais nous le sommes et le restons ?

Réalité vivante, corps fragmenté et histoire

Le véritable sujet de ces œuvres, c’est l’articulation en nous de l’ensemble des phénomènes qui nous traversent, et, nous faisant et nous défaisant, nous constituent, nous montrant alors tels que nous sommes, des pantins désorientés, désarticulés, éperdus peut-être, mais souvent perdus. Une question hante notre perception. On a longtemps cru qu’il suffisait de réussir à tenir ensemble des fragments épars du réel pour qu’une unité en sorte et qu’elle nous aide à tenir debout. Aujourd’hui, cette illusion se défait sous nos yeux et c’est dans les soubresauts de la discontinuité que nous cherchons les fils qui nous relient à nous-même et aux autres. Les traits, ici, sont les fils qui tissent et traquent cette discontinuité pour tenter de la reconduire vers une continuité possible et de nous conduire vers une levée relative de notre angoisse originaire.

La force de cette œuvre, c’est qu’elle ne tente pas de sauver les apparences. Au contraire, ainsi que le font les artistes que l’on classe dans l’art brut, Caroline Veith aborde l’impensable du corps morcelé, l’incernable dédale des chemins qui ne mènent nulle part, les distorsions que font germer sur nos têtes les cris muets d’une angoisse « atroce, despotique » comme la qualifie Baudelaire, les chavirements des repères spatiaux et les basculements des repères temporels. Mais là où, souvent, les artistes de l’art brut ont tendance à couvrir l’espace de la feuille comme pour tenter de se sauver en recouvrant le vide, elle réussit à laisser en suspens l’ensemble de ses compositions en ne remplissant pas tout l’espace pictural que la feuille lui offre. Elle libère ainsi le regard de l’angoisse du trop plein, mais la renforce en la confrontant au suspens dans lequel chaque existence se déploie.
Au-delà des éléments reconnaissables qui errent dans ses œuvres, c’est le jeu des lignes, des traits, des taches, des formes asignifiantes qu’il faut observer avec soin. Ce sont elles, en effet, qui nous font éprouver combien aussi tenue soit-elle, une ligne finit toujours pas venir buter sur un obstacle, rencontrer un seuil et se retrouver soit suspendue sur le vide soit lancée pour sauter et nous entraîner dans ce saut de l’autre côté d’un miroir potentiel, celui que les surfaces mobiles, les transparences organisée, les murs implicites des rues imaginaires nous tendent à chaque pas.

NDIANA 65 X 50 CM

Il ne faut pas s’y tromper, nous ne sommes pas dans l’univers de bande dessinée. Ou alors, nous sommes dans la vérité profonde que la bande dessinée nous tend, non pas à chaque page, mais dans chaque vignette. Ici, en effet, pas de cadre pour accrocher ou retenir la chute des corps qui s’y trouvent embarqués. Rien qui permette réellement de former un récit. Ce sont des morceaux qu’on assemble, des notes qui s’égrènent, un journal éclaté dont on rassemble les fragments. Sur la feuille, il n’y a que des lignes, que des traits qui courent au-dessus du vide et qui, ce faisant, nous font marcher, danser, tel le poète, sur un fil tendu d’étoile à étoile.

Et puis il y a ces ruptures de taille dans les éléments représentés. Ici, une main immense semble passer comme un pardon sur un monde dangereux. Là, un pied semble tâter l’eau pour savoir s’il peut se baigner. Mais il est sans propriétaire. Est-ce nous, les spectateurs, qui devons nous identifier à ces formes-là ? Il se pourrait plutôt que nous dussions nous chercher au milieu de ces corps embarqués dans le grand voyage de la vie. Mais grand ou petit qu’importe. Chacun de ceux qui errent dans ces dessins est l’un de nous, ou plutôt chacun de nous est l’un d’eux.

Ne nous y trompons pas, si l’enjeu ici est de représenter la vie, c’est en la montrant dans ses contradictions les plus radicales. C’est pourquoi il n’y a ni commencement ni fin dans ces œuvres. Juste des instants de lutte, de cette lutte sans laquelle nous n’existerions pas.

LA FARCE 70 X 100 CM

Ces œuvres ne visent rien d’autre qu’à porter à notre attention cette distorsion insupportable et vitale qui abolit le vécu dans le souvenir et le souvenir dans ce qui est à vivre, cette discontinuité première entre deux instants qui les rend à jamais inconciliables.

Nous voulons croire à l’histoire, la grande comme la petite. Caroline Veith nous ouvre la porte du vrai monde, celui où elles n’existent pas encore et où, pantins sans propriétaire et néanmoins bien vivants, nous essayons de croire qu’elles sont encore possible. En nous rappelant qu’elles sont, la grande comme la petite histoire, une immense et irréductible farce, chacun de nos pas nous pousse à continuer de les inventer en reculant l’instant de les identifier.