mardi 18 octobre 2011

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L’autre du regard

, Jean-Louis Poitevin

Note sur Spring Snow, une photographie de Jeff Wall d’après la fin du chapitre 34 de Neige de printemps, premier roman de la tétralogie La mer de la fertilité, de Yukio Mishima.

1.
Le moment du roman de Mishima dont la photographie de Jeff Wall constitue l’incarnation visuelle, est en ceci singulier qu’il est raconté par celui qui, n’étant que l’adjuvant nécessaire dans une passion amoureuse aventureuse, détourne son regard au moment où a lieu le non événement qu’elle rend visible.
Revenant d’un voyage aller et retour nocturne durant lequel elle a pu vivre un moment de sa passion absolue pour un homme avec lequel elle ne pourra pas faire sa vie, la femme s’aperçoit qu’elle a du sable dans ses chaussures. Pour ne pas risquer, ce qui lui serait fatal, d’éveiller les soupçons de sa servante sur sa disparition nocturne, elle se décide à vider le sable, indice implacable d’une hypothétique trahison, sur le tapis de la voiture de luxe qui la reconduit chez elle. Son accompagnateur, à cet instant, tourne la tête et regarde par la fenêtre de l’automobile. Cette image montre donc ce qu’il décide de ne pas voir.
Jeff Wall nous installe dans la position de l’autre en nous révélant ce que l’autre choisit de ne pas voir. Nous ne sommes donc pas les voyeurs d’une scène interdite, mais les porteurs d’un non regard. Nous qui regardons cette image, nous sommes à la fois le regard de l’autre et l’autre de ce regard. Nous ne voyons pas quelque chose qui serait interdit par quelque loi morale implicite, mais ce qui échappe à tout regard, nécessairement et dont le texte, tout texte, au regard de l’image qui peut en être extraite, constitue l’origine incernable et le double renversant.

2.
Le texte dit l’usage, l’usure, là où l’image exalte l’éclat, la prétentieuse prétention de la lumière à contredire la vanité qui se loge dans les plis du temps. Le texte déplie, lettre après lettre, le palimpseste de nos attentes et les abolit par ce mouvement même. L’image tient rassemblés les éléments dans son cadre implacable et offre au regard l’illusion de baigner dans l’intemporel.
L’un ne cesse de traquer l’autre pourtant et Jeff Wall le sait qui choisit de rendre compte d’un moment où l’image dans la logique même du récit est non vue quoique dite.
La prétention du texte, c’est de permettre de voir à travers tous les regards potentiels. Celle de l’image, c’est de les unifier en une indicible mais unique vision. Dans cette image, c’est de leur impossible suture dont il est question.
Car toujours dans le texte quelque chose menace, c’est la fin ou du moins l’arrêt de ce qui a lieu, pourrait ou devrait avoir lieu. Et toujours, dans l’image, c’est cet arrêt qu’on étire, gonfle et exhibe, turgescence intouchable sous les doigts de fée d’un désir ne pouvant s’avouer devoir être déçu.
Plutôt qu’arrêt, il faudrait dire suspens, parenthèse, écart, faille ouverte sur le fond de l’œil. Plutôt que continuité, il faudrait dire succession, de celle qui relie les lettres et dont il faut payer les droits un jour ou l’autre, pour pénétrer dans le domaine du sens.
Au moment où le regard du compagnon de route de cette femme comblée mais à l’abandon se détourne, le récit bascule. Le dicible se disjoint sous l’effet d’une pudeur sans âge qui rend l’image possible.

3.
Ce moment du non regard de l’autre est aussi, du point de vue de la jeune femme, le moment où elle décide d’effacer la seule trace possible de ses actes. Son geste tente d’abolir un passé si proche que sa chair en est inévitablement encore exaltée. Socialité implacable du vêtement, elle doit pouvoir aux yeux des autres, le nier. Reste ce sable, indice possible mais de trace nulle, à condition de savoir s’en débarrasser à temps.
C’est lui que l’on voit couler de la chaussure, c’est pour saisir cela que l’image a été faite, ces grains de désir renvoyés à l’immensité de l’oubli ou plutôt de l’insignifiance dès lors qu’ils ne se trouvent plus logés dans la chaussure de l’amour. Chute qu’aucun récit ne peut enrayer et que l’image retient, cette coulée minuscule du sable de la passion témoigne de cette disjonction dans laquelle le désir et le regard s’épuisent de se fuir.
L’un ne peut pas regarder ce que l’autre fait non que ce geste fût indécent, mais parce qu’il abolit ce qui est cause qu’il existe. C’est le fantasme même de ce clic-clac de l’obturateur qui ici est mis en abîme dans la présentation de l’impossible de tout texte et de l’interdit de toute image : retenir non un souvenir qui s’éloigne mais un bonheur qui s’effondre.

4.
Le drame de la vie, si drame il y a, se situe dans quelque chose qui a à voir avec un temps qui n’est pas celui des horloges mais celui des déchirures entre ce qui est vécu, le monde infini des sensations et ce qui est perçu, le monde indécidable des histoires que l’on en extrait. Le premier est continu dans sa globalité, mais insaisissable dans chacun de ses instants. Le second est discontinu et impossible à fixer. Ce qui relève du texte ne cesse de rejaillir sur ce qui relève de l’image, en ce qu’elle est, non pas l’absente de tout récit, mais sa doublure surexposée.
Cet autre du regard, qui se dit dans ce regard qui se détourne, ne se tient pas dans cette suture qui lie le sable et l’oubli. Il loge tout entier, le texte est formel, dans quelque chose que ni l’image ni le texte ne peuvent rendre, ce bruit « si léger qu’il crut à une imagination ». À nous d’y percevoir l’écho d’une hallucination. Cet autre du regard ne relève donc ni de l’image ni du texte, mais d’une oreille hallucinée.
Si l’image nous fascine de nous laisser sans voix, le texte, lui, nous envoûte de nous la confisquer. Dans la « logique du corps » dont parlent et Mishima et Jeff Wall, l’autre est en nous. Il est la voix qui précède et le regard et la parole, le murmure de ce qui n’est pas encore le temps dans l’écroulement du rêve, le bruit de l’inconnu dans le transport du souffle.