dimanche 28 octobre 2018

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L’assyrien en nous

Éléments pour une lecture de Chronique des sentiments d’Alexander Kluge (2)

, Jean-Louis Poitevin

On y croit encore, on y croit toujours. On la vante et on se sert d’elle comme d’un tamis pour filtrer ce qui doit entrer et ce qui ne doit pas entrer dans nos cerveaux.

Conscience

Nous croyons en elle parce que nous croyons qu’elle est la meilleure partie de nous-même, comme si en elle s’était recueillies un peu de la voix de l’éternel et surtout un peu de sa sagesse et que par elle et grâce à elle, un peu de lui nous innervait encore et encore. Elle est en nous le nom de l’aura et elle joue le rôle du gardien du petit temple que chacun est, absolument.

Pourtant, celle qui est à la fois nous, plus que nous et pas tout à fait nous, est jeune, très jeune et peut-être pas si « éternelle » que nous osons le penser. Il se pourrait aussi qu’elle soit fragile et malléable, si malléable qu’elle ne s’est pas vraiment aperçue qu’elle était très vite devenue l’otage d’un autre en nous. Si vite même qu’elle l’était déjà avant que de commencer à exister en nous.

Alors, il n’est pas tout à fait étonnant qu’après quelques millénaires à peine d’existence et quelque décennies d’exhibition sur l’autel de la pensée comme déesse absolue, elle ait pu devenir – aveugle qu’elle est dès sa naissance à ce qui n’est pas elle – le réceptacle et le contenu des argumentaires de vente des produits de dernière nécessité qui constituent aujourd’hui le fond de commerce de nos existences.

Ce n’est pas une vue de l’esprit que de revenir encore et encore à elle lors même que nous avons bu, un siècle durant, le petit lait amer qui s’est déposé autour d’elle et que l’on nous a vendu comme la source intarissable à laquelle elle devait s’abreuver en retour si elle voulait survivre. Mais l’inconscient lui aussi voit son aura fondre sous les sunlights du mensonge et sous les coups de celui qui, dans l’ombre continue d’ordonner. À ceci près qu’il le fait désormais au grand jour car il sait que ni elle, la conscience, ni lui, son envers ésotérique, l’inconscient, ne pourront plus vaincre.

Le cerveau est à lui, lui l’assyrien. Et il compte bien ne pas rendre les armes. Et occuper la place qui lui revient en chacun de nous.

Alexander Kluge Filmstill aus : Blick in den Abgrund der Sterne, 2017 © Kairos Film

Julian Jaynes encore lui

C’est autour de la prise en compte des thèses de Julian Jaynes que s’organise la première partie du volume II de Chronique des sentiments, intitulée « La rumeur du monde englouti ». Par une intuition puissante, c’est aussi et surtout la découverte de l’assyrien en nous que raconte ici Alexander Kluge, inscrivant au cœur de sa démarche d’écriture un projet qui n’est autre qu’une redéfinition des paramètres du psychisme, redéfinition non pas « théorique » mais bien de part en part « narrative ». Par narratif, il faut entendre la tentative de révélation par un réseau serré d’histoires de toutes provenances d’une organisation mentale et psychique dans laquelle la trame des imaginaires ne se désolidarise pas de la trame des réalités, mais tout au contraire l’une éclairant l’autre, elles laissent percevoir combien l’existence est un paradoxe qui n’est pas structuré comme un langage.

À la reprise des thèse essentielles de Jaynes sur la bicaméralité, l’existence des dieux en nous jusqu’à une date récente et la conscience comme processus tardif, Kluge ajoute ce moment clé où vient s’imposer en nous, que les dieux ont commencé à déserter, la figure de l’assyrien. L’assyrien, c’est le prototype, le modèle et la forme la plus actuelle de l’occupant de notre cerveau, ou plutôt de la partie du cerveau laissée vacante par le retrait des dieux. Naïfs, nous nous croyons toujours gouvernés par notre « conscience » !

De facto, pour faire face à l’effroi de l’impossible réponse viable à certaines formes de violence, celle de l’échange, celle de la guerre, celle de drames incommensurables, il a fallu à la fois apprendre à mentir, (constitution du moi comme entité capable de fourberie), et apprendre à obéir à la voix de l’autre qui s’impose du dehors comme porteuse d’une réponse possible au vide laissé par l’enfouissement des dieux dans le secret du crâne. Cette voix, c’est celle de l’assyrien, celle de l’ordre militaire qui tient les corps et règle les déplacements en l’absence de ce régulateur interne qu’était la voix divine.

« Dans le poème « Le vent nous porta réconfort », écrit par Ossip Mandelstam en 1922, on lit : « Dans l’azur nous sentions / les ailes de libellules assyriennes / tel un pressentiment de nuit dense / une étoile funeste scintille. » (Chronique des sentiments, II, p. 213).

Alexander Kluge Die Bürde der Vernunft, 2017 Filmstill, © Kairos Film

L’assyrien est toujours dans la place

Il ne nous a pas abandonné l’assyrien, il a su s’adapter et renforcer son influence en interdisant autant que faire se peut que le vide laissé par l’enfouissement ou le départ des dieux puisse être occupé par une autre puissance que lui, soit, qui sait, réinvesti par ces dieux. Simplement quelque chose a lieu qui constitue la trame de ces histoires tissées dans ces pages innombrables. C’est la présentation à travers le déliement et le déploiement de strates écrasées en nous les unes sur les autres, écrasées dans et par le temps, dans et par le poids des structures, dans et par la mémoire, et dont l’écrasement rend possible des jaillissements inattendus provenant de sources qui se trouvent pour certaines, à l’aune du temps mesurables à des siècles ou des millénaires et qui par la « magie » de ces écrasements resurgissent en nous tels des geysers inespérés.

C’est la présentation à travers un autre montage de la trame comme des motifs, de ces éléments qui se tiennent pour la plupart à portée de notre main à l’intérieur de nous-mêmes dans les strates de nos chairs, qui constitue le cœur battant de cette œuvre hors norme. Et cette présentation a pour effet de rendre sensible un fait auquel nous ne savons guère prêter attention. En effet nous sommes à la fois « lost in attention », emportés par la vitesse des échanges et leur violence, et inquiets devant l’horreur, celle qui émerge de nos erreurs accumulées et face à laquelle nous nous sentons comme absolument impuissants.

C’est cette histoire-là que raconte dans le même mouvement ces textes, celle d’un nouveau moment dans l’histoire du psychisme, un moment où l’assyrien n’est plus l’instance qui promet l’ordre et le réalise toujours, fût-ce par une violence inouïe, mais où il est identifié comme l’auteur de ce qui « tue ». La promesse se mue en œuvre de mort. Aucun autre assyrien, puisqu’il emploiera les mêmes méthodes, ne pourrait changer la donne.

On le sait, lancinante, revient la question : Que faire ? Que faire contre l’assyrien ? Que faire pour lui échapper ? Que faire pour ne pas mourir sous son écrasante violence ?

Il est impossible de ressusciter les dieux. C’est ce que dit, bonne élève, la conscience. Cela signifie-t-il qu’il n’est pas possible de les susciter ? De le susciter à nouveaux « en nous » ? Ces histoires dans leur foisonnement, dans leur incroyable complexité, dans leur simplicité aussi, tissent un « si cela était possible... » et ce faisant montrent que c’est possible, puisque nous les lisons.

(à suivre...)