vendredi 28 juin 2019

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Jeu créateur et métamorphoses

Six peintures et quatre dessins de Nicolas Sanhes

, Jean-Louis Poitevin et Nicolas Sanhes

Sculpteur jusqu’au bout des doigts, Nicolas Sanhes développe une pratique de dessin et de peinture qui vise à prolonger en le renouvelant le regard que l’on porte sur ses œuvres sculpturales.

Au seuil de la métamorphose

Déployées sur des modules carrés de 1,80m par 1,80m, ses peintures mettent en scène de manière évidente des lignes et des formes qui procèdent directement de celles qui composent ses sculptures.

L’enjeu est de venir toucher du doigt ce qui se produit mentalement lorsque l’on change d’échelle et de dimension. Et pour comprendre le processus mental par lequel ce passage ou ce saut s’effectue, il n’y a pas d’autre solution que de le projeter et de l’incarner dans de nouveaux matériaux.

Le passage d’une œuvre en 3D à une œuvre en 2D, et inversement d’ailleurs, ne va pas de soi. Le processus mental est en effet inévitablement accompagné, précédé et porté par une multiplicité de gestes qui sont à interpréter comme autant de tentatives de cerner d’un peu plus près ce moment du passage, du saut, de la métamorphose.

Car toute œuvre d’art est métamorphose, une traduction d’éléments provenant de diverses sources mentales et psychiques dans des formes communicables, partageables. Et s’il existe un mystère de la création, c’est bien celui-là.

Singulièrement, c’est de lui que tente de s’approcher à pas de colombe Nicolas Sanhes lorsqu’il laisse pour un moment de côté la sculpture pour jouer à des jeux bidimensionnels fondés sur des variations contrôlées.

Méthode

On le sait le travail sculptural de Nicolas Sanhes est porté par une méthode implacable, de calculs et de projections diverses, car c’est la seule voie permettant à l’imagination de se déployer. En utilisant des lignes issues directement de certaines sculptures, ici de celle qu’il va installer à Rodez ou de celle qu’il a réalisée pour Strasbourg, il semble revenir sur ses pas.

En fait, il part d’un point de vue « objectif » sur sa sculpture, un regard porté sur elle une fois terminée. De ce regard, il extrait une ligne qu’il reporte ensuite sur la toile en lui faisant subir des variations.

Et cette ligne, il la duplique en vue d’un travail pictural différencié. Car, sans doute en écho à une gémellité originaire, il a besoin de ce redoublement pour entendre résonner en lui-même la voix des commencements.

La peinture pour Nicolas Sanhes est une quête non de l’expression de soi mais du mystère qui gît au cœur même du devenir sculpture d’une ligne. Simplement, dans l’univers en deux dimensions de la toile, cette question porte sur le devenir surface d’une ligne.

La méthode tient donc en ceci qu’il s’agit par un jeu contrôlé de variations, d’apprivoiser le mystère pour qu’il vienne délivrer lui-même une part de son secret. Ici, l’artiste est le médiateur des forces qu’il convoque et l’opérateur des mutations par l’activation des variations.

Surface, couleur, plan

Une surface est avant tout ce qui, en accueillant une forme, la transforme en lieu d’accueil. Car une forme est la matérialisation de mouvements coordonnés de l’esprit et du corps cherchant à s’incarner. Ici la forme est prélevée sur une sculpture et c’est en vue de sa disposition sur la toile que se tendent les gestes et l’esprit.

La forme, ici, se présente donc à la fois comme découpe et emprise. Elle définit un monde et dans ce monde, des variations vont pouvoir advenir. Mais cela ne vaut que pour deux des six toiles présentées ici. Dans un autre ensemble de deux, la forme vient se poser sur deux pans de couleur dont elle déborde en quête d’une possibilité de repli comme s’il s’agissait de les absorber.

Dans le troisième ensemble la forme est réduite à une ligne, les pans de couleur étant alors des éléments autonomes en attente d’intégration servant à la fois à faire rayonner la ligne et révéler que la couleur est toujours en attente comme matière vivante en amont même de la forme.

La couleur, ici, est distincte de la forme, un peu comme cela se produit dans le travail de Fernand Léger et elle est travaillée par pan ou a-plats intégrateurs de lignes comme dans le travail des artistes américains de l’art minimal tels Ad Reinhardt ou Sean Scully.

Elle est un élément dont la fonction consiste à révéler ce qu’il en est de l’espace même. Car si elle est projetée sur la toile en tant que telle, elle ne devient réellement forme que par sa confrontation avec la couleur. La couleur, en effet, puisqu’elle peut jouer dans la forme ou hors d’elle se révèle être une force dont la fonction est de donner naissance à une surface et non de l’occuper.

Il ne s’agit pas d’opposer forme et couleur mais de montrer que l’une et l’autre provenant de deux strates psychiques différentes fonctionnent comme des doubles s’associant pour rendre perceptible ce qu’il en est du geste créateur même.

Ce geste n’est pas démiurgique faisant apparaître ex nihilo quelque chose, mais, tel celui du dieu leibnizien, un geste ouvert à ses propres variations qui à partir d’éléments donnés peut, en les conjuguant et en les faisant varier entre eux, engendrer l’infinité des formes et des couleurs possibles.

La couleur, ici, est donc saisie à travers un prisme complexe. Lorsqu’elle joue le rôle d’élément permettant le recouvrement d’une surface elle est démultipliée par des variations d’intensité et de tons colorés qui semblent sourdre du fond noir.

Lorsqu’elle est pleinement en prise sur une forme, elle transforme celle-ci en un élément envahissant l’espace ainsi crée.

Lorsqu’elle est pan de couleur en attente d’une forme, elle outrepasse sa fonction de complément pour donner à la forme une consistance qui l’impose comme une puissance d’incarnation.

La couleur dans les œuvres de Nicolas Sanhes déploie une partie de ses mystères au point d’élever ce qui semble être un jeu formel au niveau d’un acte créateur intense.

Dessins découpés

C’est avec les dessins découpés que l’on perçoit avec clarté ce qui est en jeu dans ce travail pictural et dessiné : le dévoilement du secret agissant dans le geste créateur.

Sur des feuilles blanches des lignes dessinées se voient par endroit doublées par des lignes découpées. Elles donnent lieu à des soulèvements de surfaces qui ressemblent à des apparitions de plaques tectoniques à échelle miniature. Mais ces découpes révèlent aussi des arrière-plans singuliers. En effet, on voit paraître divers modules colorés qui relèvent parfois du fond, parfois de la face cachée du papier qui sert de support à ces variations créatrices, parfois de l’ombre que laisse un plaque qui se soulève.

Là encore le point de départ vient d’une sculpture, mais ce qui importe c’est que le déplacements de ces lignes sur la surface engendre des variations de lignes qui en même temps multiplient l’espace et le découpent comme s’il s’agissait de montrer qu’il était possible de le réduire à néant. Traces objectives d’une sculpture, les lignes dessinent moins qu’elles ne font surgir et elles font moins surgir qu’elle n’ouvrent au visible des pans cachés du monde.

Toute surface ne recouvre pas tant un monde fait de profondeurs incalculables qu’elle occulte ou cache une autre surface.

Ce secret Nicolas Sanhes l’a perçu avec justesse. Il parvient par des gestes simples à faire sourdre la lumière de la nuit, à révéler que l’autre face du dessin par un jeu de miroirs liés au papier, est elle-même surface et que la création est un jeu éternel au sens ou Héraclite d’Éphèse pouvait déjà noter dans le fragment 52 : « L’éternité est un enfant qui s’amuse, il joue au trictrac. À l’enfant la Royauté ».