vendredi 1er décembre 2023

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Ismaïl Bahri

Photographe de l’effacement

, Jean-Paul Gavard-Perret

L’image vidéographique est forcément faite pour montrer. Mais elle peut procéder de manière "négative" pour créer le terreau d’une dynamique à la psyché. C’est ce que propose Ismaïl Bahri et sa vidéo « Film à blanc » d’une grande portée iconoclaste formelle et symbolique.

Réalisée en 2013 à Tunis à l’occasion d’une marche funèbre pour accompagner au cimetière la dépouille d’un opposant politique assassiné, la vidéo « Film à blanc » est comme oblitérée par l’artiste. Il a placé devant l’objectif une feuille de papier blanc, obstruant la majorité de l’image.

Il ne s’agit en rien de refouler en soi des désirs tabous de voyeur toujours avide de telles images, mais d’approfondir une histoire des formes et des procédures artistiques. Le vidéaste purge l’écran de ses possibles images afin de le faire briller d’un blanc lumineux délivré de toute anecdote et narration.

C’est là — et au-delà de toute analyse politique — le moyen d’évacuer les effets de l’hallucination négative d’une foule qui à un tel moment fonctionne avec la surpuissance des stimuli des émotions.

Le blanc effaçant l’extraterritorialité permet l’apparition d’images internes pour chacun de nous. Surgit par les effets rétiniens engagés par cette obturation un univers mental où la distinction entre subjectif et objectif ne veut plus rien signifier. L’image vidéo n’a plus rien de narcissique ou d’autocomplaisant dans ce qui tient d’un partage douteux lors de la vision habituelle de telles cérémonies. 

Un tel effacement correspond à un mécanisme d’hallucination négative. John Lippens le définit comme « l’absence de perception d’un objet pourtant présent dans le champ perceptif. » Et c’est bien ce que Ismaïl Basri propose, au sein même du système de représentation, en "retirer la prise" afin de nous désengager de tous stimuli extérieur.

Les éclats de lumière blanche brouillent la vision. Un tel procédé (simple) de disparition supprime ainsi l’image que l’on s’attend à trouver et force à un retour en amont au moment par réflexion. Ce type d’ablation, en mettant au centre la question de l’effacement, gomme une part du réel pour ouvrir à la création de nouvelles images, plus « sourdes » comme disait Beckett en parlant de ses propres œuvres télévisuelles qui annonçaient à bien des égards l’art vidéo.

Lui aussi cherchait les images qui "n’ajoutent rien" mais à l’inverse "retirent". Le tout afin que nous ne soyons plus victimes des hallucinations que l’image habituelle propose dans l’exercice de sa fonction commune.

Par ailleurs, ce type d’expérimentation de détournement permet d’accéder à des parties enfouies de nous-mêmes pour une forme d’individuation. C’est une façon d’apprendre à garder un équilibre lorsque la réapparition iconique classique revient.