jeudi 29 décembre 2022

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Ismael Mundaray : de l’Orénoque à la Seine

Présentation et analyse d’une œuvre 1/2 : une conférence d’Ismael Mundaray

, Ismael Mundaray et Jean-Louis Poitevin

Le travail d’Ismael Mundaray s’est déployé selon une logique affective et culturelle puissante capable de dépasser les clivages géographiques et mentaux et d’ouvrir à une forme de manifestation d’une vérité sensible, profonde, accessible à tous. Il nous fait voyager de l’Orénoque à la Seine.

De l’autre côté du fleuve... ou De l’Orénoque à la Seine

Vie créatrice
Ismael Mundaray est un artiste au sens le plus absolu et le plus complet du terme parce qu’il a consacré sa vie durant toute son énergie à bâtir une œuvre, à inventer un monde, à travailler en vue de parvenir à la « transmutation sensible » en quoi consiste l’art. Il s’est emparé d’une matière hantée par des souvenirs, des désirs et des images improbables provenant de l’immensité de la mémoire du monde, pour la transformer en or. Sous ses doigts de peintre, cet or prend l’apparence d’un univers singulier, unique, reconnaissable entre tous et dans lequel chacun peut néanmoins se trouver.

Ismael Mundaray est un artiste non seulement parce qu’il a choisi un médium, la peinture, mais parce qu’il s’y est tenu toute sa vie. Toute sa puissance créatrice a été dédiée à la pratique de cet art difficile entre tous car peindre, c’est capter, capturer même, l’ombre d’un rêve pour la faire advenir comme image et ainsi la faire entrer dans le monde vrai des perceptions claires.

Ismael Mundaray est un artiste enfin parce qu’il a su faire chatoyer ses toiles, de couleurs, d’ambiances, de formes qui toutes proviennent des sédiments les plus profonds de sa vie, ceux qui se sont déposés en lui pendant son enfance et sa jeunesse vénézuelienne. Mais le plus important est qu’il a su à la fois les exprimer avec justesse et les transformer pour en faire les vecteurs d’une vision dans laquelle chacun peut à son tour voyager. Et il l’a fait au moyen d’une pensée droite, d’une réflexion continue, d’une rigueur d’exécution constante.

Aujourd’hui, au terme d’un parcours qui lui a pris deux décennies, Ismael Mundaray touche au but. Il ne faut pas ici confondre le parcours mental, psychique et pictural, avec les événements de la vie même. Il y a très longtemps qu’il vit entre la France et le Vénézuela, longtemps qu’il a dû poser ses valises en France sans retourner dans son pays, longtemps donc qu’il fréquente les bords de la Seine, longtemps qu’il s’en imprègne et qu’il les aime.

Par contre, c’est tout récemment qu’il a pris conscience que dans la temporalité singulière qui préside à la création, dans cette durée faite d’intensités et non de minutes, d’heures ou de jours, il était enfin parvenu au seuil d’un nouveau moment de son parcours de peintre. Sur les bords de la Seine, il a découvert un nouvel eldorado pictural. Aujourd’hui, il se trouve au commencement d’une nouvelle période de création. Il sait déjà qu’elle sera faite des genèses multiples, des variations continues, des déploiements progressifs de thèmes, qui ont rendu possible ce passage qui l’a conduit de l’Orénoque à la Seine.

Le sens d’un voyage
Le travail d’Ismael Mundaray s’est déployé selon une logique affective et culturelle puissante capable de dépasser les clivages géographiques et mentaux et d’ouvrir à une forme de manifestation d’une vérité sensible, profonde, accessible à tous. Ce travail est à la fois l’accomplissement d’un voyage et le fruit de ce voyage. Comme tout voyage, il est lui-même composé de nombreux déplacements qui ont lieu dans chacune des zones explorées, mais aussi d’une zone à l’autre. Les multiples va-et-vient entre les possibilités offertes par tel paysage, par tel lieu, par telle question, lui ont permis de s’inscrire dans le champ de la représentation et du devenir propre à la peinture.

Ce travail doit être abordé avec une attention particulière, car pour le comprendre nous avons moins besoin d’une « connaissance » anthropologique spéciale, relative à chacune de ces zones, vénézuélienne, française trans-atlantique, que d’une approche sensible consistant à s’immerger dans chaque tableau, seul moyen pour parvenir à comprendre comment il nous touche.

Mais il y a, reliant entre eux tous ces voyages réels, « un » voyage qui est comme un fil fin, discret et solide, un fil indestructible auquel se raccrochent tous les autres, le voyage spirituel qui a permis à Ismael Mundaray de passer de l’Orénoque à la Seine.

Il faut ici laisser résonner en nous ce que ces mots nous invitent à imaginer si l’on veut tenter de s’approcher de la vérité de cette œuvre. Et ces mots, qui sont des noms de fleuves, charrient souvenirs et émotions. Le premier est celui près duquel Ismael Mundaray a vécu de magnifiques aventures d’enfant et d’adolescent. Le second est celui du fleuve traversant la capitale du pays dont il est devenu citoyen et où il a travaillé souvent à l’âge adulte.

Ces mots qui évoquent inévitablement des ambiances, des gens, mais aussi des paysages déterminent le fond même dans lequel prend naissance sa démarche. Peintre, il a exploré plus et mieux qu’aucun autre, en cette seconde moitié du XXe siècle, la question que nous adresse la phénoménologie, celle de l’apparition possible d’un « objet » et d’un « moi » sur l’horizon de la conscience. Il a su extraire de la rive d’un fleuve et du paysage qui l’entoure une question si essentielle qu’elle l’a occupé toute sa vie.

Ces mots disent aussi quelque chose de la différence qui existe entre un fleuve impétueux et encore sauvage près duquel vivent des populations non urbaines et un fleuve qui, traversant la capitale d’un pays, est, à cet endroit en tout cas, un fleuve urbain autour duquel se déploient des paysages qui ne peuvent en rien ressembler aux premiers. Entre ces deux mondes, c’est la question centrale de son œuvre qui bascule et se transforme. C’est ce vers quoi va tendre la nouvelle phase de son travail, à reformuler le lien entre conscience et apparition, entre horizon et révélation.

Ce voyage il faut bien le comprendre n’était pas décidé à l’avance. Il s’est construit au gré des aléas de l’existence et des choix essentiels qu’il a su faire au fil des années. Et en tant que tel, il constitue la matrice de tous les voyages concrets, de toutes les expériences vécues.

Traversée
D’un continent à l’autre, d’un fleuve à un autre, d’une rive à l’autre, c’est finalement à la fois l’ensemble des faits et des œuvres réalisées durant ces décennies qui prend sens ici. C’est aussi le sens d’une vie qui devient perceptible, sensible et visible à la fois.

De l’Orénoque à la Seine est un titre qui est plus qu’un titre et plus qu’un aveu. C’est la signature qu’Ismael Mundaray inscrit sous la ligne de force de sa vie. Ce passage d’une rive à l’autre, d’un fleuve à l’autre, d’un continent à l’autre a constitué le sens même du voyage dans lequel s’est déployée sa propre existence. Si la vie est un voyage, si vivre c’est traverser le temps comme on traverse un fleuve, cela nous renvoie alors au titre du dernier roman d’Ernest Hemingway, Au-delà du fleuve et sous les arbres.

S’il est bien question pour les années à venir d’explorer picturalement le monde tissé d’imaginaire auprès duquel il vit aujourd’hui, la Seine à Paris, ce n’est pas tant la mort qu’il a dans son viseur que l’accomplissement de sa vie de peintre et l’énergie qu’il va encore pouvoir déployer pour poursuivre le voyage le long des rives de la Seine.

Il a atteint un but en vivant à Paris. Il a accompli une partie du trajet en quoi consiste le voyage spirituel. Il est parvenu à une intégration réelle dans ce pays qu’est la France. C’est cela que, pinceaux à la main, il va s’employer à faire exister sur la toile dans les années à venir.

Ce qu’il met en place aujourd’hui, c’est une réflexion renouvelée sur les conditions et le sens de la perception en tant qu’elle est le vecteur d’intégration du vécu qui constitue notre vie psychique. La Seine est ainsi à comprendre comme le nom qui, signant l’accomplissement de la traversée, rend possible le questionnement de l’avoir eu lieu.

Travailler ici et maintenant, c’est aussi, désormais, le faire en étant relié à là-bas et hier. Sous les arbres qui bordent la Seine, c’est la pensée de la traversée de l’existence qui devient picturalement possible en tant que traversée du vécu par la pensée.

Quelque chose a eu lieu qui demande à s’inscrire dans le déploiement de l’œuvre. Et ce qui se manifeste et s’exprime désormais, c’est la possibilité, non pas de donner un sens à sa vie mais de découvrir et de comprendre le sens qu’une vie vécue par l’art, dans l’art et comme art a rendu possible et a inscrit à même la chair vivante de la toile démultipliée en une infinité de tableaux.

Peindre, encore
Il importe, ici, de se souvenir de cette ambiance si particulière qui émane des œuvres d’Ismael Mundaray de ces dernières années. Ce monde sans l’homme, ou dans lequel il n’est présent que par quelques objets qu’il semble avoir abandonnés sur son passage, ce monde si aride et si calme, si puissamment immergé dans l’orbe du cosmos tel qu’il se donne à vivre dans une contemplation solitaire et éperdue du ciel qui enveloppe chaque paysage, ce monde s’éloigne désormais puisque la traversée est accomplie. C’est à celui qui vient qu’il lui faut consacrer toute son énergie, car c’est ce nouveau monde qui va permettre de comprendre, une fois transmuté en tableaux, le sens de la traversée.

Le sens n’est pas un élément qu’on ajoute du dehors comme une épice à un plat. Il est ce qui se construit à la fois consciemment et aveuglément dans le déploiement des gestes de l’existence et qu’il faut se décider à regarder en face à chaque étape.
Pour cela il faut regarder ce qui nous fait face avec les yeux que l’on avait pour ce qui est passé, et voir ce qui s’est passé avec les yeux que l’on a pour ce qui va encore advenir.

Il n’y a là aucun piège. Bien au contraire, c’est ainsi que se présente à nous la dimension spirituelle qui est à l’œuvre dans la vie de chacun, dans le mystère de cette singulière contradiction. Chaque vie est un chapelet de points dispersés sur la route. Il faut, tel le Petit Poucet, se retourner pour les voir et espérer ainsi parvenir à comprendre quel fut le chemin parcouru. Et l’on découvre alors que si c’est toujours de l’autre côté de la rive que se trouve la maison de l’origine, la maison d’où l’on vient, le commencement et l’aboutissement, eux, sont là-bas, devant nous. Ils nous attendent en ce point énigmatique où l’on voit qu’ils finiront par se rejoindre de manière métaphorique et vivante à la fois.

La chance d’Ismael Mundaray, c’est d’être parvenu, grâce à son obstination, à son courage, à sa vigueur créatrice, à aller au bout du trajet en le laissant suffisamment ouvert pour que l’aboutissement soit la porte ouverte à un véritable accomplissement. Et c’est à cet accomplissement que nous allons assister dans les temps qui viennent lorsqu’il donnera à voir les tableaux qu’il a déjà commencé de peindre, lui qui est passé au-delà du fleuve et qui, vivant à Paris, contemplatif et actif à la fois, œil rivé sur le ciel et main tenant ferme les pinceaux, se tient sur les bords de la Seine, sous les arbres.

maison de l’amérique latine