dimanche 30 septembre 2012

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Images sur ordonnance

Sara Lowthian

, Jean-Louis Poitevin et Sara Lowthian

Jeune photographe américaine, Sara Lowthian a travaillé avec rigueur sur un sujet qui lui est familier, ses parents possédaient une pharmacie, et qui pour faire partie de notre vie quotidienne, n’en est pas moins un sujet presque tabou : les médicaments. Elle aurait pu nous montrer en train de les prendre. Elle a préféré nous les montrer tels qu’ils sont stockés, rangés, présentés, étiquetés, bref tels qu’ils se présentent lorsqu’ils « attendent » d’être consommés.

1. Il y a dans le regard qu’elle porte sur ces boîtes aux étiquettes mystérieuses, sur ces flacons aux contenus indécidables, une sorte de détermination d’entomologiste, mais en même temps chacune de ses images est un constat de ce que l’ordre rationnel du classement s’accompagne de phénomènes troubles et troublants. Là où devrait régner un ordre parfait, sans lequel le risque de voir le médicament se transformer en poison, à cause d’un classement erroné par exemple, règne une sorte de désordre incontrôlable.

C’est à peine visible, à peine sensible et pourtant c’est bien ce que Sara Lowthian capte avec une efficacité rare : la coexistence du danger avec ce qui est censé nous sauver. Mais de quoi ? C’est ce que nous nous demandons aussitôt et aussitôt nous devons reconnaître que nous ignorons de quoi nous voulons être sauvés. De tout peut-être, mais pas de l’idée que nous pourrions ne pas être sauvés.

Dans les images de Sara Lowthian, comme par exemple dans celles de Lynne Cohen, tout parle de l’homme, de ses activités, de ses peurs, de ses angoisses, de ses phobies, de ses désirs, tout dit sa présence, tout est plein de lui et pourtant il n’est physiquement jamais présent. Aucun homme, nulle part, pourrait-on s’exclamer, remarquant alors que les endroits qu’elle nous montre sont des lieux dans lesquels une attente se redouble.
La première forme d’attente est celle que nous inférons en voyant ces éléments rangés ou posés sur un évier ou une table. Quelqu’un va venir ou était là. Cette attente est liée à la situation. Mais elle est redoublée par celle qui est inhérente à l’image.

Une photographie est le résultat d’un dispositif de capture qui implique l’attente, aussi courte fût-elle, de celui ou de celle qui a appuyé sur le déclencheur. Mais la photographie est un révélateur d’attente en tant que telle puisque fruit d’un regard, elle est attente d’un nouveau regard qui va la révéler, la rendre active, vivante.

Dans ces images de Sara Lowthian s’opère une jonction entre ces deux attentes. Ces médicaments rangés, prêts à être utilisés, n’attendant donc que la main qui va les saisir et la bouche qui va les engloutir, dès lors qu’ils sont devenus image, redoublent et amplifient cette attente et lui donne une consistance particulière. Elle élève ainsi cas l’image au carré et donne une visibilité non seulement aux choses qu’elle montre, à l’absence qui loge au cœur de la situation qu’elle met en scène, mais surtout à l’attente même comme structure fondatrice de l’image.

2. Il y a bien sûr une dimension sociologique dans les images de Sara Lowthian. Elles nous parlent de nos habitudes, de nos espérances, de notre désir de mieux vivre, de ne pas être malades, de vivre plus longtemps. En évoquant cela elle nous parle aussi de notre « addiction » aux médicaments, quels qu’en soient et le nom et la fonction. Mais ce dont elle nous parle aussi c’est de notre dépendance vis-à-vis d’un rêve qui est aussi une dépendance vis-à-vis de l’industrie pharmaceutique et du mode de vie qui l’accompagne nécessairement.

La force de ses images tient en ceci qu’elles donnent à cette espérance une consistance palpable. Elles sont, au sens strict, orientées vers une fin, ou plus exactement, elles nous donnent à percevoir ce vers quoi tendent nos gestes, ces gestes que nous faisons par habitude et auxquels nous ne prêtons pas d’attention.

Ainsi chaque image est à la fois une structure d’attente et la forme de cette attente. Absents de l’image, nous savons que c’est nous qui sommes attendus, que c’est nous qui allons entrer dans le champ, que c’est nous qui allons venir chercher l’un ou l’autre de ces médicaments, que c’est nous qui allons nous brancher sur l’un ou l’autre de ces tuyaux, avaler l’une ou l’autre de ces pilules. C’est nous que ce miroir attend dans cette image d’une salle de bain rose bonbon, avec miroir et lavabo sur le rebord duquel un flacon orange nous fais signe. C’est nous qui allons entrer, et avant même de prendre le flacon, nous allons vérifier une fois de plus notre consistance, nous dire que nous ne sommes pas qu’un rêve, et que nous existons « vraiment ». Cette existence sera pourtant seulement celle de notre reflet dans le miroir entre les deux gendarmes de néon.

3. Les objets, les choses, les montagnes, les arbres et le ciel, celui peuplé d’étoiles et celui plus métaphorique dont nous croyons qu’il nous est destiné après notre mort, tout cela nous regarde et peut-être, qui sait ?, chacune de ces choses nous parle. Les photographies de Sara Lowthian ont cette faculté de lever un coin de mystère sur le discours que les choses nous tiennent. Ou du moins sur le fait qu’elles nous parlent. Bien sûr, nous savons que ces boîtes sont remplies de médicaments, et que comme toute marchandise, elles nous disent : achète-moi, achète-moi !

Elles nous disent aussi un peu de ce que nous sommes, nous qui avons inventé les étagères pour les ranger, des êtres qui ont tellement peur du désordre qu’ils préfèrent l’imperfection de l’ordre à la magie du désordre. Elles nous disent aussi que nous avons peur de la mort, ou du moins de vieillir, en tout cas de ne pas être à la hauteur, même si nous oublions de quelle hauteur il s’agit.

Les images de Sara Lowthian nous parlent aussi des gestes qu’il faut faire, prendre la boîte, l’ouvrir, se saisir des pilules, et prendre le risque de se tromper, soit en en avalant trop, soit pas assez. Silencieuses, comme toutes les images, elles font néanmoins retentir dans nos oreilles les mots que les choses nous adressent.

Et puis il y a le hasard, ou la chance si l’on veut. Celle de se trouver face à une trace rare, ici enfin visible, du véritable discours que ces boîtes nous adressent.

Une des images de Sara Lowthian porte en elle la multiplicité des strates qui composent ces discours. Elle représente une boîte composée de boîtes plus petites ou plutôt de compartiments destinés à recevoir les médicaments pour chaque moment de la journée. Oublions ces prescriptions et lisons simplement ce qui est écrit : morn noon, eve, bed. C’est une sorte de poème que nous lisons, un poème qui relèverait du genre de la poésie concrète. Mais c’est aussi une histoire, celle répétée à l’envi depuis des millénaires, qui unit le matin au soir, le lit au désir et l’amour à la première femme, Ève.

Ainsi cette image nous dit-elle quelque chose de plus. Elle nous parle de la promesse, celle que l’homme imagine lui avoir été adressée et lui être encore adressée, à lui, à lui comme individu, à lui comme espèce, à lui comme roi de l’univers. C’est la confirmation de cette promesse qu’il cherche aussi bien en prenant des médicaments jusqu’à l’ivresse, qu’en rêvant à celle qui viendra le voir dans son lit.

En attendant mieux, comme il le fait depuis des millénaires, il regarde des images, car elles seules ont le pouvoir de lui montrer dans le même geste et en un seul instant, la forme du rêve et les mots qui le portent.

Voir en ligne : www.saralowthian.com