samedi 12 novembre 2011

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IX. Perdre la conscience

Suite Lettre au tyran - IX

, Laure Reveroff

« Sa conscience ?… On peut deviner à l’avance que le concept de « conscience » dont nous rencontrons ici la forme la plus haute, presque déconcertante, a déjà une longue histoire, une longue suite de métamorphoses derrière lui.

Lumineux et Numineux

« Sa conscience ?… On peut deviner à l’avance que le concept de « conscience » dont nous rencontrons ici la forme la plus haute, presque déconcertante, a déjà une longue histoire, une longue suite de métamorphoses derrière lui. Pouvoir se porter garant de soi, et avec fierté, donc pouvoir dire oui à soi-même, c’est, comme je l’ai dit, un fruit mûr mais aussi un fruit tardif : — combien longtemps ce fruit a dû rester sur l’arbre, âpre et acide ! Et pendant un temps encore plus long, on ne voyait rien de ce fruit, — personne n’aurait pu promettre, bien que manifestement tout fût déjà préparé dans l’arbre et crût en vue de ce fruit ! — « comment former dans l’animal homme une mémoire ? Comment imprimer quelque chose d’ineffaçable à cet entendement du moment présent, à la fois étourdi et obtus, à cet oubli incarné ? »... comme on se l’imagine aisément, ce problème très ancien n’a pas été résolu avec délicatesse : peut-être même n’y a-t-il rien de plus effrayant et de plus sinistre dans toute la préhistoire de l’homme que sa mnémotechnique. « On grave quelque chose au fer rouge pour le fixer dans la mémoire : seul ce qui ne cesse de faire mal est conservé par la mémoire » — Voilà une loi fondamentale de la plus ancienne psychologie sur terre (et de la plus tenace malheureusement). »

Ces phrases bien connues de Nietzsche, au début de La généalogie de la morale, évoquent un aspect du psychisme qui n’a pas été aboli.

Pourtant un certain nombre d’éléments essentiels qui participent du dispositif de la conscience sont en train de changer et entraînent avec eux la mutation profonde de la conscience que nous vivons, c’est-à-dire la transformation radicale de notre appréhension de la réalité et de nous-mêmes.

Une chose est claire. Si la conscience est née avec l’écriture et est de part en part traversée par l’histoire, qu’elle invente et rend possible, c’est un autre psychisme qui se forme à la fois en nous et sous nos yeux, dont nous faisons l’expérience dans le monde des images véhiculées et produites par des appareils. Nous ne sommes en rien préparés à cette mutation à laquelle nous devons donner forme alors que dans le même mouvement, elle est en train de nous transformer.

Projetés au-devant de nous par les images que nous ne cessons de produire au moyen d’appareils que nous ne cessons d’inventer, nous sommes contraint jour après jour de faire face à une image démultipliée et changeante, nouvelle et pourtant par endroits encore, reconnaissable et de nous-mêmes et du monde qui nous entoure. Ces images nous troublent, et pourtant ce sont elles qui nous servent de guide. Elles nous contraignent à des visions que nous ne souhaitons pas avoir tout en nous disposant à des découvertes bouleversantes.

Le flot de leur présence massive dessine une ligne de partage fluctuante et fragmentée qui traverse et renverse nos croyances autant que nos certitudes, nos pensées autant que nos sensations. Ce flot nous oblige, sous peine de soumission volontaire ou de mort sans témoin, à remodeler entièrement, non seulement le monde qui nous entoure, mais l’image complexe que nous nous faisons de lui et de nous et des relations que nous entretenons.

Appelons Lumineux et Numineux, ceux qui ont compris que pour penser et agir le monde, il fallait non pas rester en deçà de la position des Divinants et faire comme si l’existence d’une gouvernance de type tyrannique était un mythe, mais lâcher et perdre, non pas conscience mais « la » conscience. Ceux-là seuls qui acceptent, accueillent et font face à cette mutation, trouveront la force d’inventer un psychisme adapté à la nouvelle donne. En fait, il s’agit moins d’abandonner la conscience que la croyance en son immuabilité et ainsi de travailler à l’élaboration de sa mutation en un dispositif nouveau.

Agir, décider, choisir

Nous sommes face à un dilemme ou plutôt à un choix. Or ce dont nous sommes pour le moins dépourvus, pour les avoir abandonnées au tyran, c’est de notre puissance de décision et de notre puissance d’action. Notre puissance de choix est réduite à cette oscillation de nos têtes devant les gondoles pleines de marchandises entre lesquelles il n’y a pas de différence.

Nous croyons à l’histoire et pensons que la conscience est le mode absolu et éternel permettant de se gouverner au sujet absolu et éternel que nous imaginons être depuis la nuit des temps et pour la nuit des temps. Nous ne pouvons imaginer que notre si chère conscience puisse être considérée par nous qui vénérons l’histoire, comme ayant elle aussi une histoire. Ce n’est pas seulement les civilisations qui sont mortelles mais les formes dans lesquelles le psychisme s’invente et existe.

Si nous avons appris que notre conscience pouvait nous permettre d’être les auteurs de notre destin et les acteurs de notre histoire, il semble que nous n’ayons toujours pas compris et ne puissions accepter de voir qu’elle est aussi la forme du piège dans lequel nous mourons. C’est d’elle que le tyran s’est rendu maître ou plutôt de ses faiblesses et c’est à nos faiblesses que nous avons fini par abandonner le contrôle de nous-mêmes.

Pourtant, nous avons accès, certes parfois avec un peu de travail, aux informations essentielles qui pourraient nous permettre d’évaluer une situation et de prendre des décisions. Certaines informations viendraient-elles à manquer, notre raison saurait aisément y pallier et nous fournir par des raisonnements appropriés les données décisives manquantes. Mais deux facteurs viennent s’opposer à la bonne marche de la conscience dans son mouvement vers la décision et l’action.

Le premier c’est que chacun de nous étant « divisé », il se voit souvent face à l’impossibilité de choisir, décider et agir sans se perdre dans les méandres du doute. L’autre point essentiel, c’est que nous avons appris à déléguer les fonctions de choix, de décision et d’action à des instances qui se trouvent « hors » de nous.

On peut ranger dans cette catégorie, aussi bien les chefs de guerre, que les prêtres, les livres que les ordinateurs, les dieux que les Divinants, c’est-à-dire toutes les instances émettrices auxquelles il n’est pas possible de renvoyer de message, sinon sous des formes si institutionnalisées qu’elles les déforment au point de les rendre indéchiffrables.

La forme prise par les élections dans les si mal nommées « grandes démocraties occidentales » est sans doute l’exemple le plus probant d’une dépossession érigée en système indépassable avec celui qui a été mis au point dans les médias d’information audiovisuels tels qu’ils ont été utilisés jusqu’à aujourd’hui.

Outre la perte de leur domination effective sur les consciences qui inquiète tant les pouvoirs de tous les pays, on voit se mettre en place une réaction double au flot des images et du monde qu’il engendre. L’une tend à voir en elles le puissant adjuvant au travail d’asservissement des consciences, l’autre tend à voir en elles un moyen d’échapper au piège dans lequel elles sentent et savent être retenues.

La question qui se pose à nous est donc celle de savoir comment nous adapter à cette double perception qui désormais nous constitue. La première capte les voix du dehors qui ordonnent et ont pour fonction de maintenir les régimes de soumission. La seconde est susceptible d’entendre des voix intérieures qui émettent quant à elles des messages d’un tout autre genre, des messages dans lesquels raison et affects se trouvent agencés d’une manière différente. Ce ne sont plus des ordres que nous entendons, ce sont des injonctions où l’impératif se mêle à l’inconditionnel.

Autrement dit la question qui se pose à nous est d’une part celle de l’interprétation des formes actuelles que prend la domination pour s’imposer à la « volonté » de chacun et d’autre part celle de la manière dont il est possible de contrer cette emprise et de reprendre la main sur notre destin.

Face à la puissance de l’oxymore qui nous pousse à croire ce que nous voyons et entendons à travers les écrans de la soumission, nous devons accepter de croire ce que nous « entendons » et donc « savons » et décider et agir en fonction de cette nouvelle « croyance ».

Retour sur la guerre sociale

Les Rumineux, c’est-à-dire, au fond, l’humanité entière, sont désormais acculés à un destin ne correspondant en rien à celui qu’on leur promet depuis des décennies. Les Rumineux en tout cas vont devoir non seulement assister en direct à leur déchéance, mais tels les prisonniers encombrants des guerres éternelles, devoir creuser leurs tombes et choisir parmi eux ceux qui périront en premier et parmi les autres ceux qui les tueront avant que d’être éliminés à leur tour par les supplétifs présents du tyran. Car on leur demandera de s’exécuter les uns les autres, afin que les Divinants ne salissent pas plus leurs mains déjà si pleines de sang.

L’image ressemble trop à un boulet de canon tiré à bout portant dans la discothèque de l’oubli dans laquelle, tous, nous dansons. Il est inévitable d’être saisi par une sorte d’angoisse face à une telle évocation et c’est pourquoi il nous faut la repousser pour pouvoir continuer de vivre encore un peu, tant elle est insupportable. Nous avons beau savoir que c’est ce qui se passe, nous ne pouvons porter une telle charge psychiquement et concrètement. Nous savons aussi qu’il n’est pas tout à fait trop tard pour s’opposer à ce qui vient, mais une question prend forme, persiste, insiste même, et obsédante, tambourine à la porte : comment faire ?

Certains, et ils sont nombreux, sont les otages de guerres bien réelles qui servent à assurer l’instabilité générale et donc le maintien de l’ordre mafieux qui règne désormais sur toute la planète. Nous, nous sommes prisonniers d’une guerre sociale plus sourde, plus insidieuse, qui se déploie chaque jour un peu plus sur tout le territoire. Elle fait moins de morts que sur les multiples fronts armés, mais les déclassés, les « vrais » pauvres, commencent à ne plus pouvoir être cachés. Il n’en reste pas moins que rien ne sera fait pour les aider. Quant aux autres ils se contentent de souffrir à peu près en silence tant ils ont « conscience » que leur sort n’est pas encore le pire qui pourrait leur échoir.

Cette guerre est moins celle de l’homme contre la nature comme certains « osent » le dire, que la guerre des Divinants et de leurs affidés contre ceux qui doivent les servir et qui, esclaves obéissants et muets, ne doivent pourvoir ni se rebeller, ni leur échapper. Dans cette guerre, tous les Divinants se comportent comme des aruspices lisant l’avenir dans des chiffres irréels, qui recouvrent les chiffres réels des investissements et des bénéfices à venir des sociétés auxquels ils appartiennent. Au nom des entités abstraites que sont ces chiffres et au nom des privilèges narcissiques que leur manipulation semble pouvoir offrir indéfiniment, ils sont prêts à sacrifier certains de leurs congénères sans frémir. C’est à cette absence radicale d’émotion et à leurs gestes quotidiens de mépris qu’on les reconnaît, eux les Divinants et leurs affidés.

Refuser de reconnaître que nous sommes désormais pris dans une guerre sociale impitoyable, c’est nous vouer à devenir ce que nous sommes déjà en partie devenus, des consommateurs et des esclaves. Le reconnaître, c’est pouvoir commencer à penser et donc à agir en fonction de ce que nous savons, c’est-à-dire intervenir directement sur le centre névralgique de notre « impuissance » et nous réapproprier notre psychisme, notre existence, notre vie. En d’autres termes, « être » déjà libres.

Panique et dépossession

Précisons les enjeux et tentons de tracer sur le ciel des oracles quelques-unes des lignes de front actives en ces jours de chaos généralisé, non plus annoncé mais réel.

L’enjeu est simple : il s’agit d‘une prise de contrôle permanente sur nos esprits et nos comportements par le biais de la limitation drastique de l’accès aux vérités dont la révélation, disent les Divinants et leurs porte-parole officiels, les médiatiques, induirait une panique radicale. Cette panique serait due à l’effondrement de toutes nos certitudes de nos croyances et ces appuis psychiques nous permettant de comprendre la réalité. Ce simple « décret » contient à lui seul le cœur de la mécanique de l’asservissement. Il stipule en effet qu’il est préférable de mentir que de dire la vérité, car la vérité risquerait de troubler les enfants que nous sommes censés être et devoir rester.

Outre la posture de mépris pour tous ceux qui ne sont pas comme eux, fondement de la croyance des Divinants en leur réelle supériorité, outre le fait que nous sommes contraints de nous considérer comme étant des enfants, c’est la légitimation du mensonge généralisé comme mode de gouvernance qui se trouve ici justifiée.

Eux, disent-ils, tentent de nous protéger par tous les moyens, et surtout de nous-mêmes. Comme ils font au mieux, ils font donc le bien. Nous, nous devons obéir sous peine de devenir les acteurs du mal. Le deviendrions-nous, il serait juste que nous subissions les représailles des Divinants.

Face à eux, les Rumineux ont donc des adversaires prêts à tout pour ne pas perdre leur place. Pour combattre les Rumineux, les Divinants disposent d’armées en tout genre, de flics, de vigiles, de traîtres officiels et officieux, d’officines de consommateurs, de syndicats collants comme de la poix et d’Églises aussi putrides que les rives de la Géhenne. La guerre est inégale. C’est pourtant la seule que conçoivent de mener les Divinants, est une guerre qu’ils se croient sûrs de gagner.

Mais tous ces moyens de coercition par corps ne sont rien sans l’arme absolue que constitue l’argent qui rend possible, lui, la coercition mentale. Outre le fait qu’il a été transformé en « non-chose » la plus désirable, la gouvernance par l’argent se sert d’un argument efficace, l’idée qu’il pourrait venir à manquer. Pas tout à fait au point de nous plonger dans des situations réservées aux peuples défavorisés du Sud de la planète, mais à condition que nous restions bien obéissants et soumis. Or, il y a toujours moyen de faire croire que ce n’est pas le cas. Alors on assène les coups. Et nous voilà psychiquement et matériellement en train de rejoindre, dans les statistiques de la pauvreté, les pays où règne la misère.

La preuve par l’exemple fait naître chez ceux qui ne sont pas encore touchés par quelque réduction de salaire, perte d’emploi ou dépréciation massive de leur patrimoine, une double réaction psychique. La première est de crispation sur les acquis. La seconde est de déni des risques encourus.

Tout cela ne serait rien sans la main mise sur l’information qui a pour fonction essentielle aujourd’hui de diffuser en alternance messages anxiogènes et messages rassurants, faisant de chacun de nous des boules désorientées, errants en tous sens sur le billard américain auquel jouent depuis si longtemps nos Divinants européens et pour lesquels nous ne sommes pas autre chose que les boules marquées au front du chiffre de la mort.

Il y a, pour prendre la mesure de la situation, ces éléments que l’on tente de nous empêcher sinon de voir, du moins de tenir pour vrais. Il est donc possible d’en être informés, mais il doit être rendu impossible qu’on puisse y « croire ».

Pourtant, afin de vérifier que les informations au sujet d’une Apocalypse annoncée ne sont pas erronées, il suffit de regarder devant nos portes, dans nos lieux de travail, dans la rue, sur les marchés, dans nos têtes, sur le visage de ceux qu’on aime et de tenter de comprendre ce qui peut se passer dans la tête de ceux qui n’ont déjà plus rien. Si la situation réelle de notre planète dévastée commence à ressembler à un tableau de l’Apocalypse, elle est aussi la situation réelle de notre psychisme dévasté.

À nous donc de reconnaître que la guerre a déjà commencé, que nous sommes au cœur du chaos, que la catastrophe constitue le cadre de notre existence actuelle. Cette catastrophe nous l’avons laissée advenir, nous refusons de voir qu’elle est incommensurable.

Le temps, la peur

Les acteurs du marché, ces Divinants anonymes et leurs incarnations médiatico-politiques, affectent d’avoir un but, le profit, et en effet, pour chacun d’eux, ce but existe réellement. Mais, fiction d’un psychisme fatigué par quelques millénaires de croyances devenues mortelles, ils savent que ce qui compte pour eux aujourd’hui est le maintien de leur mode d’existence et rien d’autre. Pour tout le reste, ils savent qu’il est trop tard. Ou du moins ils vivent comme si tout était achevé, car pour eux d’une certaine manière, mais d’une seulement, tout est réellement en cours d’achèvement. En choisissant de prendre appui sur cette posture pour gouverner, ils deviennent de facto les véritables cavaliers de l’Apocalypse.

Ils furent quelques siècles durant les porteurs du mouvement de la vie même et de la conscience. Ils sont devenus aujourd’hui les exemplaires interchangeables d’un virus auto-répliquant colonisant la terre.

Ces chevaliers porteurs d’une si terrible nouvelle n’annoncent rien de nouveau. Ce ne sont que des hommes et en tant que tels, tous tant qu’ils sont, les fonctionnaires méprisables d’un jeu pervers, les actionnaires d’associations de malfaiteurs, maîtres de la violence, des lois et des images.

La guerre totale dans laquelle nous sommes tous pris ressemble à s’y méprendre à celle que mène un virus contre le corps qui l’héberge. Rien, — aucun lieu, nulle part — ne peut ni ne doit rester indemne de sa colonisatrice présence.

La guerre sociale réelle à laquelle nous sommes contraints de participer est une guerre absolue qui, au nom d’une désinhibition censée être la nouvelle norme, vise à l’abolition de l’ancienne norme dont le mot d’ordre était de tendre à instaurer des formes réelles de « sécurité » dans l’existence. L’objectif de vivre en sécurité pour pouvoir vivre plus intensément notre statut d’homme habité de passions et de rêves s’est mué en un rêve sécuritaire. La gouvernance s’effectue par la tension maximale entre ce qu’il est légitime de désirer et ce qu’il est légitime de consommer. La régulation des tensions se fait par la peur.

Mais la peur peut, dans certaines circonstances, devenir le plus puissant des désinhibiteurs. Lorsque le danger est là, incontournable, incessant, assourdissant, il devient possible, inévitable même, d’agir de manière instinctive, radicale et finalement d’oublier la peur, toutes les peurs, celle des conséquences de ses actes, celle du lendemain, celle que fait planer l’autorité « devenue » illégitime de la tyrannie.

Sirènes

Rumineux pris au piège de la mauvaise conscience, nous sommes responsables et coupables. Oui « coupables » vis-à-vis de nous-mêmes, non pas tant d’avoir fait, car nous avons beaucoup plus subi qu’agi, il est vrai, que d’avoir laissé faire.

L’enjeu est simple : soit nous acceptons de nous résoudre à laisser cette terre devenir un enfer au prétexte d’une mort inévitable du soleil et de la terre et d’un essaimage cosmique censé avoir lieu dans un temps indéfini et au prétexte moralisateur post-protestant que cet enfer devrait être le prix à payer pour accéder à cette éternité malade qu’a si bien écrit la Science-Fiction, soit nous travaillons immédiatement à la reconnaissance et à l’abandon immédiat de nos erreurs majeures, en passant à l’acte, immédiatement.

Il est vrai, cela nous obligerait à remettre en question l’image que nous avons de nous-mêmes et à laquelle on nous a appris qu’il ne fallait toucher à aucun prix. Et en Rumineux obéissants que nous sommes, nous acceptons de nous soumettre à cette fiction.

Nous y sommes. Le cœur de la tempête, le centre du cyclone est formé par le noyau dur de l’ancienne conscience qui ne cesse de tourner sur lui-même comme un atome devenu fou, celui de la structure narcissique, ce jeu de miroir et de reflets brisés entre un « je » qui voudrait être « moi » et un « moi » qui ne peut pas imaginer ne pas « en être », entre une raison devenue folle et une folie qui reste inacceptable, entre une légèreté amorale désirable quoique mortelle et un sérieux moralisateur incapable de rire de lui-même et de se transformer en éthique.

Pourtant, il semble que cette tempête nous laisse abasourdis et vides, comme si elle faisait de nous des acteurs passifs, tant nos actions se résument essentiellement à voter et à consommer et à supporter les coups sans pouvoir jamais espérer y échapper ni les rendre.

En acceptant de voter sans même penser à remettre en question régulièrement le mode même du scrutin, le rôle exact de ceux qui prétendent être notre voix et le « contenu » de certains mots essentiels, nous ne faisons qu’assurer la continuité du pouvoir de ceux qui depuis tant de décennies nous abusent et renforcer leur légitimité.

En consommant et en continuant de croire que c’est la seule forme de comportement légitime, la seule forme d’existence digne de nous, nous permettons à ceux qui agissent en notre nom de continuer à étendre à la planète entière leur œuvre de pillage, de destruction massive et l’accroissement aussi inutile qu’exponentiel de leurs colossaux profits.

Ainsi il apparaît inévitable de constater que ce que l’on nous « vend » pour de la démocratie n’est rien d’autre qu’une tyrannie voilée et il apparaît donc nécessaire de rendre à la démocratie non seulement son sens mais sa fonction. Les sirènes qui vous chanteront au creux de l’oreille qu’une remise en cause globale du soi-disant fonctionnement démocratique de nos États est par principe suspecte et porteuse de tous les maux de la terre, sont en effet des sirènes. On sait comment leur « répondre » : soit en se bouchant les oreilles aussi longtemps qu’elles émettent soit en s’attachant au mât, mais dans les deux cas en continuant sa route. C’est du moins la leçon toujours valide du rusé Ulysse.

Or ces sirènes ne cesse de chanter. C’est là leur force. Il faut donc à la fois se boucher les oreilles, se mettre à l’écoute d’autres voix, de ses « voix intérieures », pour certaines encore inconnues, et les partager en travaillant d’arrache-pied à mettre en place des réseaux de contacts et de liens indépendants dont le fonctionnement soit visible et lisible par tous ceux qui y prennent part.

Conscience mutante

Ce que l’on appelle la société civile, c’est-à-dire chacun d’entre nous, Rumineux, Lumineux, Numineux et pauvres de partout et de nulle part, « sait » très bien ce qu’il faut faire et comment le faire. La seule mise en place de liens et de contacts qui ne soient ni estampillés par l’État ni subventionnés par des marques est une manière de sortir du piège qui nous restreint à n’être que des consommateurs et des employés qui « doivent » consommer tout et plus que ce qu’ils gagnent. Accepter d’être « soi-même » avec d’autres qui puissent être « eux-mêmes » est le geste fondateur de la société civile démocratique à partir duquel peuvent se déployer de manière critique et construite les modalités d’un vivre ensemble qui ne soit par enferré dans la servitude volontaire.

Il est encore temps de constater que nous en savons autant sinon plus d’ailleurs que ceux qui nous oppriment. Ce que nous savons et qu’ils ignorent ? Que le mépris est une maladie. Mais encore ? Que nous sommes à la fois aussi savants et aussi cultivés qu’eux et que nous n’avons pas besoin d’eux, ni pour faire évoluer le monde et le transformer, ni évidemment pour « gérer » notre vie.

Il est vrai quel pari global fait par les Divinants d’une réduction massive de l’accès au savoir y compris dans les pays dits développés, est en train de faire de nous des esclaves « incultes » parce que réellement décérébrés. Le temps de choisir est passé. Le temps d’agir est venu !

L’autre désinhibition

Pour les Divinants, les choix laissés aux Rumineux sont simples. Ils peuvent vivre souffrants et déclassés avec des « émotions », car il faut bien leur laisser quelque chose à « vivre » et « l’émotion », si ça coûte parfois cher à produire, ça rapporte toujours gros. Les Rumineux dont « le corps » refuse cette pauvreté souffrante n’ont guère d’autre choix que de vivre en silence, c’est-à-dire sous neuroleptiques. Dans les deux cas les « émotions » sont celles que l’État et les marques dictent ou autorisent.

Si l’on veut poursuivre l’aventure, il est inévitable de refuser de se laisser formater à l’image des Divinants, ces anciens hommes devenus dieux et qui ne souffrent pas que l’on remette en cause leur confort. Ils trouvent leur jouissance dans une désinhibition qui n’est qu’une décérébration psychique prenant le mépris pour la forme même de l’estime de soi.

Le mépris n’est rien qu’une sorte de différence de potentiel faisant crépiter les neurones dans le ciel gris des névroses obsessionnelles et trouvant sa légitimation dans le cercle fermé d’une fascination pour le pouvoir que certains croient posséder grâce à leur contrôle sur les appareils.

Et en effet, les appareils, comme nous le savons tous désormais, se fichent bien de savoir ce que nous éprouvons tant que nous répondons à leurs exigences. La mafia est un appareil au même titre que l’État, les entreprises et les administrations au même titre que nos ordinateurs. Ce qui les différencie ce sont les programmes qui les composent. En quelques décennies, le réseau de ces filets barbares est devenu un piège infini, égal en tout à la réalité, la recouvrant entièrement et semblant ne pouvoir être levé.

Il est aussi le vecteur permettant de renverser cette domination. Tel n’est pas le moindre paradoxe de notre situation qui voit, comme déjà le savaient les Grecs, le poison se transformer en remède. Nous sommes donc dans une position étrange puisque officiellement et légalement maîtres de nos vies, nous ne pouvons pas réellement décider de ce qui nous arrive. Nous sommes les otages de notre propre dépossession.

Notre psychisme a du mal à digérer l’ensemble des informations dont il dispose et à les mettre en relation avec la partie du cerveau capable de prendre des décisions. La désinhibition promue par les Divinants vise à « résoudre » ce problème en faisant en sorte que les décisions soient prises à la fois contre la raison et contre les affects. Le seul critère de ce type de décision est l’obéissance à la loi, celle du groupe, clan, tribu, église, parti, État, comme celle du chef, qu’il soit maître ou tyran.

De plus, les guerres ou guérillas diverses créent des zones où la désinhibition devient pour de longues périodes absolument intégrale, permettant ainsi de modifier profondément les règles et les pratiques. La guerre dans des zones délivrées du respect du droit constitue le moyen le plus radical de modifier le droit, c’est-à-dire d’imposer une forme maximale de la loi du plus fort comme référence fondatrice. Cela bien sûr, outre un cortège de drames réels, a pour conséquences des effets irréversibles sur les psychismes de ceux qui font ou subissent ces guerres.

Face à cette désinhibition comportementale qui sert au renforcement de la soumission, une seule réponse possible : ne plus rien tenir pour vrai de ce qui est dit officiellement. Une telle mise à distance du dogme constitue à la fois un geste psychique, comportemental et intellectuel et la seule libération possible, la seule liberté qu’il reste à prendre ou plutôt la condition de toute liberté à venir.

Mais il ne peut s’agir en rien de la restauration d’un trop célèbre doute salutaire qui n’a pour autre fonction que de permettre de renforcer les prolongations de la nécessité de l’attente de la parousie.

Mité par les assauts de la violence marchande, de la violence d’État, de la violence mafieuse et de la généralisation du mépris, l’espace social est tout autant habité par des individus et des groupes sociaux qui se vouent à des activités inter-individuelles ne visant ni le profit ni la domination.

De tels groupes pour pouvoir exister ont besoin aussi que leurs membres accèdent à une forme de désinhibition radicale. En temps de guerre, et nous vivons une guerre sociale illimitée, la résistance s’impose. Comportement civil et éthique quotidienne, la résistance est ce geste partagé qui consiste à éveiller en soi comme en l’autre, à être pour soi comme pour les autres, une sorte de désinhibiteur actif et non pas de désinhibé schizoïde.

Les moyens dont nous disposons sont tels qu’il est encore possible de dessiner de nouvelles cartes sur le territoire de la désolation. Et ces nouvelles cartes seront égales aux territoires où se développent les pratiques et les actes « désinhibiteurs » dont chaque groupe sera capable et à ceux que dessine le réseau de leurs connexions.

Face à la désinhibition contrôlée, il en est donc une autre, vitale, salvatrice, si l’on veut à tout prix croire en bon crypto-chrétien qu’il y a encore quelque chose à sauver. Elle consiste en ceci : savoir ne pas tenir pour vrai ce que tant d’autres tiennent pour vrai ou ont besoin que vous teniez pour vrai pour pouvoir continuer à vous dominer en jouant sur tous les tableaux.

Ce que les autres tiennent pour vrai se résume à deux choses. La première est la séparation entre corps et esprit qui implique une conception négative des affects et une soumission de la pensée aux ordres moraux qu’elle a inventés pour ne pas faire face aux affects. La seconde est la distinction entre les manifestations du vrai et les capacités de l’esprit à les prendre en compte, à décider et à agir d’après elles.

L’action auto-désinhibitrice radicale et positive consiste donc en ceci : tenir pour vrai ce que l’on se refusait à accepter lors même que pourtant l’on savait que c’était probable et le plus souvent vrai, et dans le même temps reconnaître pour essentiel ce qui constitue l’homme, à savoir la puissance de sa pensée immergée dans l’infinité de ses passions.

Il faut inverser la polarité entre les fonctionnalités de la conscience, faire dépendre nos croyances de nos connaissances et relier nos affects et nos émotions à la création et non pas à la peur.

La désinhibition radicale à laquelle il est vital d’accéder pour être libre consiste avant toute chose à prendre en compte la situation nouvelle instaurée par la domination des Divinants, à reconnaître l’existence de cette schize sociale et culturelle devenue psychique et à la retourner sur soi, c’est-à-dire contre eux et en particulier contre la place qu’ils occupent dans nos esprits. Il ne s’agit pas de la retourner contre soi-même, mais d’en faire le moteur d’un mode de connaissance nouveau prenant appui sur des affects et des émotions désenclavés et orientés par des principes aussi simples qu’ancestraux, ceux qui mettent en perspective la justesse d’une vision et la précision des actes.

Le moteur de la connaissance est formé par nos affects. Reconnaître ce fait, c’est transformer la connaissance en puissance déterminante de l’existence, une puissance capable, en retour, de permettre aux affects d’entrer en action. Cette désinhibition radicale et positive ne consiste pas à atteindre un relâchement aboutissant à un état d’euphorie, d’agitation et d’activité n’ayant d’autre but que de permettre de poursuivre cette activité. Cette activité sans but précis, on le sait, caractérise la totalité des acteurs du marché mondialisé, les consommateurs hébétés qui hantent les centre commerciaux et les stades. Cette désinhibition radicale et positive est celle de l’homme qui sachant « la » mort et « sa » mort et se refuse à en faire payer le prix à « la » vie et à « sa » vie. Elle est celle de l’homme qui « habite la terre en poète ».

Envoi

Il pourrait vous sembler, à vous les Rumineux dont je ne souhaite nullement m’exclure, et à vous, Divinants et tyrans, au monde duquel je ne souhaite nullement être inclus, que ces mots soient bien outranciers. Les uns comme les autres, vous « savez » qu’ils ne le sont pas. Qu’y a-t-il à espérer de les dire ? Rien du côté du tyran, sinon quelque vengeance secrète. Tout de votre côté, chers Rumineux, dont nullement je ne m’exclus. Car et vous et moi et lui mourrons, et « qui meurt à ses lois de tout dire ».

Lui sait et agit en conséquence. Vous faites comme si vous ne saviez pas et vivez en esclaves. Pourquoi êtes-vous aussi aveugles ? Pourquoi sommes-nous aussi aveugles ? Tout est là, sous nos yeux, chaque jour, visible et lisible, y compris sur les télévisions du monde de la mort nucléaire : les groupes puissants aux actions destructrices qui seules les légitiment et leur permettent d’accroître autant qu’il leur est possible, par des dépenses militaires, les profits qui les accompagnent.

Et ces dépenses mortellement radieuses sont un potlatch incessant offert non à d’autres hommes mais à eux-mêmes qui se prennent pour des « dieux » et qui ne sont que de vulgaires Divinants. Leur visage, nous le connaissons bien, c’est celui de l’économie qui est la poursuite de la guerre que mènent les Divinants pour transformer les hommes en Rumineux et les Rumineux en esclaves par tous les moyens.

Nous sommes l’armée invisible, celle qui paye de son travail, de son appauvrissement, de la privation de ses libertés, du rétrécissement de sa puissance vitale, les batailles que se livrent des joueurs qui ont fait du mépris de tout y compris d’eux-mêmes leur loi absolue.

L’idée centrale d’Héraclite est devenue une prophétie à retardement. Le monde est bien un jeu que joue un enfant mais cet enfant est un Divinant multiplié à l’infini dans le miroir sans tain des passions vaines et qui ne joue plus avec nous, puisque c’est nous qu’il joue.

Ce jeu est devenu expérience quotidienne et guerre universelle et sans pitié. Nous en sommes les otages. Il nous reste à en devenir les acteurs.

Croyez ce que vous savez et agissez en conséquence, car « leur » défaite dépend de votre victoire et votre victoire quoique possible est encore incertaine.

Table des matières

Introduction : Lettre au tyran

I. Du mensonge absolu, du tyran et de la tyrannie

  • Mensonge absolu et invention de la liberté
  • Voie à sens unique
  • Ordres divins
  • Omerta
  • Craintes
  • Mortelles croyances

II. Rumineux et divinants

  • Genèse d’une fable
  • Voix du dehors
  • Personnages avec scénario
  • Le temps des divinants
  • De la guerre et du jeu
  • Paradis perdu
  • De la promesse
  • Foi et narcissisme
  • L’opération Luther
  • L’esprit des sectes
  • Une nouvelle foi

III. Mutation de la conscience historique

  • Extinction de voix
  • Transformer le paysage, transformer le monde
  • Une longueur d’avance
  • Nouvelle répartition des tâches
  • La lèpre de l’espoir
  • Le confort en silence
  • L’oubli et la mort
  • La part maudite de l’histoire
  • L’Europe, Potosi et l’argent du Cerro Rico
  • Huit millions de morts

IV. Voyage au centre de notre croyance

  • Érinnyes
  • La croyance des rumineux
  • Broyeuse cérébrale en panne
  • Du secret et de la raison d’état
  • Tiersmondisation
  • Le centre de notre croyance
  • No limit
  • Une nouvelle donne psychique

V. Basculement

  • L’oreille et les voix
  • Invulnérable
  • Nature, liberté et désinhibition
  • Légal, illégal, légitime, illégitime
  • Le paradis afghan

VI. L’invention du laboratoire

  • Du jeu à l’expérience
  • Les nouvelles formes du « travail »
  • Le temps renversé
  • Servitude du tyran
  • Tarnac

VII. La France, laboratoire expérimental de désintégration sociale avancée

  • Joujou
  • Ubiquité et identité
  • Négation de l’autre
  • Match, piège et trahison

VII. La fractale du conflit

  • Inutilité du savoir
  • La bête intelligente « est » tyrannie
  • La fractale du conflit
  • La conscience historique
  • Une actualité brûlante

IX. Perdre la conscience

  • Lumineux et Numineux
  • Agir, décider, choisir
  • Retour sur la guerre sociale
  • Panique et dépossession
  • Le temps, la peur
  • Sirènes
  • Conscience mutante
  • L’autre désinhibition
  • Envoi