vendredi 27 septembre 2019

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Huitième Biennale d’estampe contemporaine

Exposition organisée par l’École Municipale d’Arts Plastiques de Limay

, Ayda-Su Nuroğlu , Cécile Marical , Christine Bouvier-Bernard , Muriel Baumgartner et Pascale Parrein

« Où est le réel : au ciel ou au fond des eaux ? L’infini, en nos songes, est aussi profond au firmament que sous les ondes. » (L’eau et les rêves, G. Bachelard)

La cellule est la plus petite unité vivante capable de se reproduire de façon autonome et le corps humain en compte cent mille milliards, en plus d’être colonisé par des organismes unicellulaires (bactéries) dans une proportion une à dix fois supérieure ! Les cellules se développent et prennent vie sur la terre grâce à l’eau. Indispensable à la vie, l’eau symbolise l’origine de toute création, elle est présente dans toutes les phases de l’existence, depuis l’apparition de la vie jusqu’à la mort, et même lors de la putréfaction.

L’élément liquide est en cela un lieu de passage, créant un espace intermédiaire d’un monde à l’autre, du monde des vivants au royaume des morts, il est le médium qui permet de faire le voyage, d’aller « de l’autre côté ». La mort est inhérente à la vie. Elle prend dans notre imaginaire de multiples visages, de multiples formes, elle se dessine par nos tentatives égotiques ou spirituelles d’explorer l’inconnu, et ce, malgré nos peurs conscientes ou inconscientes.
Dans la mythologie grecque, l’eau parcourt les Enfers dont elle alimente les fleuves : Achéron, le fleuve du chagrin, Styx, le fleuve de la haine, Léthé, le fleuve de l’oubli, Cocyte, le torrent des lamentations et Phlégéthon, la rivière de flammes. Oui, le fluide peut être feu.

C’est dans les profondeurs qu’Hypnos vit près de Léthé. Fils de la nuit et frère jumeau de Thanatos, il nous gouverne en même temps qu’il est vital à notre équilibre. Il sait se changer en oiseau pour endormir les dieux, jusqu’à désigner sur nos tombeaux l’éternel sommeil. Ainsi il survole notre monde, nous plonge littéralement dans notre inconscient et nous garde la nuit tandis que Thanatos veille quelque part, attendant son heurt.

C’est peut-être dans ces espaces que la magie des esprits invisibles opère sur nos âmes. En tout cas, des forces habitent notre monde, qu’il soit minéral, végétal, animal ou humain. De là, dans ses croyances l’homme crée son humanité (terrestre) et son devenir (spirituel).

Mais Hypnos est aussi le père de Morphée, initiateur de nos songes, et l’artiste s’en inspire ; en quête d’une puissante mythologie, il travaille à l’écoute de son inconscient et de sa part de rêve. Rêver se veut échapper à la mort. Explorer l’inconnu, n’est-ce pas le territoire de prédilection pour l’artiste ? Aller en soi, se heurter au réel et témoigner de la vulnérabilité des choses, de la fragilité de la condition humaine, crier son regard au monde, et rêver - peut-être - à un monde dégagé de sa noirceur.

Dans les gravures présentées pour la huitième biennale d’estampe contemporaine, les noirs de l’encre sont le pendant à la transparence de l’eau. Matière mystérieuse surgissant de la nuit des temps, l’eau déploie toutes ses nuances de transparences et de subtilités. Au cœur du vivant, diaphane, le noir et le blanc se jouent des jeux de miroirs, de reflet, de symétrie. Aléatoire, l’eau circule dans le format, calme, imprégnant le papier depuis l’encre du pinceau ou l’encre taille douce, elle figure sous forme d’ondulations noires émergeant ou enveloppant des formes mi-humaines ou végétales comme le mouvement d’une chevelure dans l’eau. Elle participe, habite et envahit l’image. Quand l’eau disparaît, tout est pétrifié, fossilisé et le vivant se fige, les visages sont fantomatiques, les regards lointains et vidés de leur présence si puissante. Que reste-t-il encore de la vie ? Les os ? Pour combien de temps ?

Le flux de l’eau se fait fil conducteur et guide le choix de ces quatre artistes ici rassemblées au centre d’exposition Les Réservoirs. Il s’agit de l’ancien réservoir d’eau de la ville de Limay datant de 1867. La gravure est un discours de l’empreinte à travers lequel chacune témoigne à sa manière du vivant qui façonne notre monde. Ainsi, Christine Bouvier développe un travail autour des notions de temps, de souvenir et d’image, Cécile Marical dédie sa création à la fragilité de la condition humaine et s’interroge sur la trace d’un « passé qui ne passe pas », Pascale Parrein explore des mondes invisibles à l’œil nu, des « petites choses » microscopiques, et Ayda-Su Nuroğlu établit un dialogue entre l’Orient et l’Occident tout en vagabondant entre l’homme et l’animal.

Muriel Baumgartner, juillet 2019 Artiste-enseignante à l’EMAP de Limay.

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Christine Bouvier

Vortex
Techniques mixtes (transfert, eau-forte, aquatinte, pointe sèche), 40x40cm, 2014.

Appréhender la masse mouvante de l’eau, incertaine. L’eau qui sépare, l’eau qui relie tantôt calme, réfléchissante, tantôt mue par des courants ou forces Coriolis, à l’instar d’ Univers-îles, lointaines nébuleuses ou galaxies. Apprivoiser l’eau, pour de mentales odyssées... [1]

Depuis une quinzaine d’années, je mets en relation photographie et gravure dans un travail sur le paysage dont l’eau est un élément constitutif. D’abord inspiré par une forêt, située sur d’anciennes carrières souterraines qui ont fragilisé les sous-sols, et provoqué de surprenants effondrements inondés, paysages chaotiques, il s’est ensuite resserré sur des objets plus modestes : flaques d’eau, petits ruisseaux. L’eau silencieuse, stagnante, miroir offert à l’infini, et l’eau murmurante, en flux, qui s’écoule... Puis de petits tourbillons en cours de formation et de dissolution, renvoyant, avec un certain vertige, à d’autres éléments, de l’univers, parfois infiniment petits, parfois infiniment grands.

À la mesure du sentiment de présence au monde ou de désorientation que me procure la perception de ces micros-paysages, je tente parfois de leur conférer une importance, en gravant de grandes planches de métal. Je conjugue alors deux échelles de travail : celle du corps, comme pour plonger dans l’image, et celle du geste de la main, pour préciser d’infimes détails.

Dessiner
Techniques mixtes (transfert, eau-forte, aquatinte, pointe-sèche), 40x40cm, 2018.

Près de ma maison, il y a un ancien lavoir, avec un bassin à ciel-ouvert. Cet endroit est devenu pour moi une sorte de laboratoire, perceptif et réflexif. Je dessine sur la surface de l’eau, je module les ondes, je joue avec les éclats de lumière, les réflexions, et leurs projections vibrantes, à certaines heures du matin, lorsque le soleil est au rendez-vous.

J’associe parfois des figures humaines, ou leurs reflets, ou les projections de leurs reflets qui deviennent alors de sombres silhouettes, prises dans la danse lumineuse et fugitive des dessins de l’eau. Étrange théâtre d’ombres, perte de repères...

Je photographie ces évènements évanescents, comme pour en extraire des instants. J’en transfère des images sur la surface miroitante du cuivre. Je provoque un jeu de disparitions et réapparitions successives de ces empreintes d’images, en les livrant à la corrosion répétée des bains d’acide, à l’insidieuse « eau forte ». Elles sont alors à la fois dissoutes et inscrites dans l’épaisseur du métal. Je réincarne ces vestiges d’images avec les gestes et les outils du graveur, créant des aspérités, griffant le cuivre pour accrocher le noir de l’encre, le polissant pour faire advenir la lumière.

Les impressions sur le papier, nouvelles images, sont la mémoire de ces expériences, l’empreinte d’un moment...

Christine Bouvier, juin 2019, pour la Biennale de gravure aux Réservoirs, lieu dont la fonction passée résonne singulièrement avec mon travail.

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Cécile Marical

Après Nyamata
Estampe technique libre, 70x50cm, 2014.

L’aître du langage

« Du moins savent-ils (les artistes), en déplaçant les points de vue, en renversant les espaces, en inventant de nouveaux rapports, de nouveaux contacts, ce qui est bien mieux que croire y répondre [2]. »

Du temps, il faut du temps, de celui qui est après, après une blessure, un deuil, après l’impensable, après le Rwanda. Cécile Marical collecte, accumule, photographie, expose aux intempéries, au feu, à l’eau, confie au temps. Elle attend, elle expérimente, et cette attente ne cesse de s’approfondir, de se confondre avec ses expérimentations.

C’est long, lent, mais le processus délivre l’inattendu de sa poésie.
Par exemple, dans ses Essais de Carnets Brûlés, l’encre traverse les papiers de soie en révélant les échos d’un visage dont le regard, alors, écarte les généralités de l’être, supprime toute distinction entre forme et fond : « le visage s’est tourné vers moi, et c’est cela sa nudité même [3]. »

« Aller au pas des choses », dit Montaigne, dans la lenteur et l’effacement de soi-même. 

Pour cette raison, les empreintes tiennent une place centrale : par exemple, celle de la fleur de l’Umurinzi collectée au Rwanda est dans la série d’estampes Après Nyamata une sorte de citation, une citation de matière-mémoire. 

Faire une empreinte est un geste modeste, humble, comme s’effacer pour laisser passer. Cette humilité est la condition première pour que s’exprime « ce très fragile langage que les hommes disposent entre la violence de la question et le silence de la réponse [4] ».

Persona II
Estampe technique libre, 40x30cm, 2018.

L’entre-deux est notre condition, nous souffle Cécile Marical, il faut partir de là.
« Nous ne voulons plus transformer les causes en pécheresses et les conséquences en bourreaux [5]. »

Dans les séries Après Bisesero et Après Nyamata, l’universalité impersonnelle des crânes du génocide des Tutsi sont une autre inhumanité. Les crânes sont défoncés et leur trou représente la part manquante, une bouche : « quelque chose appelle dans le mouvement de sa propre disparition [6] ».

Quand Georges Pérec nous dit : « Il n’y a pas plus obscur qu’un blanc » (La disparition), il nous propose d’expérimenter la disparition par la matière même du texte : l’absence du E, qu’il entendait intimement EUX en hommage à ses parents perdus durant la seconde guerre mondiale.

Dans ce cas, chaque phrase du livre est aussi un crâne avec ce trou qui crie l’absence, nous faisant face dans l’aître du langage.

Christian Zimmermann, juillet 2019.

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Ayda-Su Nuroğlu

Terra Madre Remix
Sérigraphie artisanale sur encres, 51x74 cm, 2019.

Les travaux d’Ayda-Su Nuroğlu établissent, bien sûr, un dialogue entre l’Orient et l’Occident, que ce soit par les formes ou les sujets qui affleurent sourdement de ses œuvres. Mais elle n’est pas une « artiste du monde » comme voudrait nous le faire penser son itinéraire personnel et professionnel, et comme voudrait le faire penser l’époque. Elle est une artiste des mondes, des infra-mondes. Nullement conceptuelles, ses recherches font remonter à la surface du papier, des visions envoûtantes et sensuelles, enfouies dans des nœuds symboliques, eux-mêmes intériorisés et refoulés par l’individu, mais constitutifs de son identité profonde.

Terra Madre Remix 2
Sérigraphie artisanale sur encres, 74x51 cm, 2019.

Les formes opaques, en pointillés, superposées de ses créations entrelacent les civilisations, les genres et les espèces. Ces œuvres sont sauvages et rétives à tous les récits civilisationnels ; ce que nous livre Ayda-Su Nuroğlu c’est un paganisme qui nous saute aux yeux et au ventre. Son paganisme fait tomber la pseudo-nature des êtres et des relations, et nous rappelle nos illusions et nos pulsions qui vagabondent quelque part entre l’homme et l’animal.

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Pascale Parrein

Cellule I
Gravure au carborundum, 90x70cm, 2013.

Cellules et Mitose

« La cellule est l’unité de structure, fonctionnelle et reproductrice constituant toute partie d’un être vivant. Chaque cellule est une entité vivante qui, dans le cas d’organismes multicellulaires, fonctionne de manière autonome, mais coordonnée avec les autres. Les cellules de même type sont réunies en tissus, eux-mêmes réunis en organes. »

Dans la série de dessins et gravures, Cellules, un monde organique invisible à l’œil nu envahit de grandes feuilles blanches comme dans un retournement d’échelle. Ce travail fait référence à une époque où ces deux media étaient les moyens privilégiés de représenter, expliquer et diffuser les connaissances scientifiques et techniques de façon précise et objective. Mais aujourd’hui d’autres outils se sont substitués pour remplir ce rôle. Ce travail donc n’a rien de scientifique, mais témoigne de la fascination pour un monde d’élégance, d’une grande richesse plastique, présentant d’innombrables déclinaisons formelles, des capacités de motilité et d’organisations complexes.

Cellule V (détail)
Gravure au carborundum, 90x70cm, 2013.

Ces travaux de grande dimension (environ 70x100cm) sont destinés à être présentés comme de grandes affiches, dont on peut inverser le sens, car les cellules ne sont pas soumises à la gravité, jouer avec les répétitions et les rythmes créés entre les différents motifs.

Une partie de ces estampes ont été réalisées dans le cadre d’une résidence en cours à l’atelier genevois de gravure GE Grave.

Notes

[1Christine Bouvier, extrait du texte écrit pour le catalogue de l’exposition « Iles », le Trait, galerie du Bout du Monde, St Hypocrite- du-Fort, 2018.

[2Georges Didi-Huberman, Être crâne.

[3Emmanuel Lévinas, Totalité et infini.

[4L’Umirinzi est un arbre sacré du Rwanda qui signifie « le gardien » en Kinyarwanda.

[5Roland Barthes, Essais critiques.

[6Frédéric Nietzsche, Aurore.

Exposition organisée par l’École Municipale d’Arts Plastiques de Limay sur une proposition de Muriel Baumgartner
Coordination : Muriel Baumgartner / Richard Penloup
Médiation : Muriel Baumgartner
Exposition ouverte du 12 septembre au 13 octobre 2019 les RÉSERVOIRS - 2 rue des réservoirs, 78520 Limay
www.ville-limay.fr

Illustration couverture : Christine Bouvier, Porjections