samedi 12 mars 2011

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Remarques sur la naissance du "cadre"

Genèse de la peur des images — I/II

Comment parler des images aujourd’hui ?

, Jean-Louis Poitevin

L’image constitue un objet de réflexion et de discours important, parce que l’image est une réalité qui a pris dans notre vie une place majeure. Pour comprendre cette place et ce rôle, il apparaît nécessaire de repenser et de reformuler ce que l’on pourrait appeler le champ des origines de l’image. Comme toute tentative de ce genre, cela consiste à tenter de remonter plus loin vers des zones et des périodes de la vie humaine pour lesquelles nous ne disposons que de peu d’éléments et relève donc de l’imaginaire que l’on est capable mobiliser et de faire fonctionner dans ce but.
Mais l’enjeu est et reste de tenter de reconstituer à un moment donné, le nôtre, une version plausible de l’évolution de ce que l’on appelle l’image. Pour cela, il faut utiliser une méthode que l’on pourrait nommer généalogique inversée. Partir de ce que nous savons ou croyons savoir afin de remontrer le cours du temps et de le déplier d’une manière qui ferait apparaître les connexions masquées par certains plis de l’histoire, certains recouvrements idéologiques ou philosophiques par exemple et enfin atteindre à des zones plus lointaines qu’il devient possible d’appréhender à partir d’éléments nouveaux.
Le point de départ de cette démarche vient du constat suivant : les catégories par lesquelles nous pensons l’image aujourd’hui et surtout les images d’aujourd’hui ne semblent pas vraiment nous permettre de comprendre la situation, sa singularité, sa radicalité, sa réelle nouveauté, ni même, si c’était le cas, de mesurer son absence de nouveauté. Ces réflexions constituent un essai de mise en œuvre de cette généalogie inversée, tenté, ici, à partir de la question de la peur des images et de sa genèse.

1. Comment parler des images aujourd’hui ?

On le sait, la langue nous piège en permanence et les conditions de la parole tout autant. Trions donc dans le vocabulaire en usage, avec pour objectif d’essayer de repérer quels éléments peuvent nous permettre de mieux comprendre notre situation.

Le premier, c’est distinguer entre l’image et les images, entre l’image fixe et les images mobiles et entre l’image faite de main d’homme et l’image ou les images réalisées par le truchement des appareils.
Le deuxième implique de distinguer entre les modes de présence de l’image, entre image et icône par exemple, entre image comme représentation, copie, doublure, et l’image comme incarnation susceptible d’activer une présence, humaine ou divine, peu importe.
Le troisième met en jeu la question du regard, et donc du sujet qui, regardant voit et voyant, sait qu’il peut être vu. L’image hésite en permanence entre ce qui est susceptible d’être reconnu et ce qui vient troubler ce qui est considéré implicitement ou explicitement par le sujet comme étant déjà connu par lui.
Le quatrième relève de ce que l’on peut nommer l’image mentale. L’image alors est quelque chose d’incertain, voire, si l’on s’en tient aux affirmations de J.-P. Changeux, quelque chose qui n’existe pas. Pour lui, il faut remplacer le terme d’image par celui d’objet mental, l’image n’étant finalement qu’une sorte d’objet mental.

Remonter vers les sources de la peur et de l’image implique qu’il sera par moments moins question des images matérielles, car cela implique de remonter en amont de ces images vers leurs sources, à la fois dans le temps et dans le cerveau, au moyen de coupes historiques diachroniques et de coupes « cérébrales » synchroniques.

2. Joie et fascination

Partons d’aujourd’hui. Quelle est la situation ? Cela dépend dans quelle région du monde on se trouve. Un orthodoxe croit encore et toujours que l’icône qu’il regarde, qu’il embrasse et vénère, accueille le dieu ou le saint qu’elle représente. Mais un photographe ou un fabricateur ou un spectateur de photographie comme nous le sommes tous aujourd’hui croit aussi que ce qui est sur l’image existe dans la réalité. Il oublie et la médiation de l’appareil et le fait que l’image qu’il regarde constitue un piège à regard.
Quant à celui qui regarde la télévision ou une vidéo, il est, lui, pris dans une croyance plus profonde encore en la possibilité pour l’image à la fois de parler, d’être une voix, donc, et de dupliquer le temps, lors même qu’en fait elles le plient et l’enferment sur lui-même en le recomposant indéfiniment.
Nous nous retrouvons donc toujours face à la question : de quelles images parle-t-on ?

Il y aurait au moins deux sortes d’images, comme le rappelle Vilém Flusser dans son livre, Pour une philosophie de la photographie : « Les images sont médiatrices entre l’homme et le monde. L’homme “ek-siste” : il n’a pas directement accès au monde, de sorte que les images doivent le lui rendre représentable. Mais à peine l’ont-elles fait qu’elles s’interposent entre l’homme et le monde. Censées être des cartes destinées à s’orienter, elles deviennent écrans ; au lieu de représenter le monde, elles le rendent méconnaissable, jusqu’à ce que l’homme finisse par vivre en fonction des images qu’il a lui-même créées. Il cesse de déchiffrer les images, pour les projeter, non déchiffrées, dans le monde « du dehors » ; par là, ce monde lui-même devient à ses yeux une image – un contexte de scènes, d’états de choses. Appelons “idolâtrie” ce renversement de la fonction de l’image. Aujourd’hui, nous pouvons observer comment il a lieu. Les images techniques omniprésentes autour de nous sont sur le point de restructurer magiquement notre “réalité” et de la transformer en un scénario planétaire d’images. Ici, il s’agit essentiellement d’un “oubli”. L’homme oublie que c’est lui qui a créé les images, afin de s’orienter grâce à elles dans le monde. Il n’est plus en mesure de les déchiffrer, il vit désormais en fonction de ses propres images : l’imagination s’est changée en hallucination. » (op. cit., p. 10-11.)

Ainsi, l’image comme les images fascinent et donc sont sources de jouissance et dans le même temps elles font peur. Ce qui fait peur, autant dire que c’est cette fascination. Mais alors qui ou quoi en nous a peur ou énonce cette peur ? Qui ou quoi d’autre en nous dit ou constate qu’il est fasciné ?

3. La conscience comme dispositif

Il est impossible de parler de l’image aujourd’hui, c’est-à-dire des images, si l’on ne construit pas une théorie générale de qui ou quoi en nous reçoit, perçoit, fabrique et analyse ou non ces images. Cette instance est à l’évidence la conscience. Mais si l’on veut s’y retrouver, il nous faut poser une théorie de la conscience. En tout cas, la conscience ne peut être réduite à une version simpliste qui consiste à en faire le jeu de miroir réflexif qui fait que le sujet – et il faudrait dire en quoi le sujet serait autre que la conscience – serait informé par lui-même de ce qu’il fait lui-même.
La conscience est un dispositif. Le mot est connu, mais on l’emploie en général pour décrire des éléments externes à l’individu. Giorgio Agamben dans son texte Qu’est-ce qu’un dispositif ?, le définit ainsi : « J’appelle dispositif tout ce qui a d’une manière ou d’une autre la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes et les conduites des opinions et les discours des êtres vivants. » Singulièrement, il ne voit, à la suite de Foucault, des dispositifs que dans des constructions ou des manifestations concrètes comme les prisons, les usines, la littérature, voire le langage lui-même. Il voit les dispositifs comme extérieurs aux individus vivants.

Le langage pourtant fonctionne non seulement comme une interface entre sujet et réalité, mais il hante à la fois l’intériorité du sujet comme celle d’autrui et l’extériorité qui les enveloppe. Le considérer comme un dispositif, c’est se mettre sur la voie qui permettra de considérer ce que l’on a appelé la conscience comme un dispositif complexe, évolutif, mais descriptible, analysable et opérationnel « dans » et « à travers » les individus et leur relation à ce qui les entoure.

Cependant, c’est à l’intérieur même du dispositif de la conscience que se joue le partage entre ce qui fascine et celui qui est fasciné, entre celui qui a peur et ce qui fait peur.

Ce partage, dans sa complexité même, car rien n’est tant lié que ce que nous croyons être opposé, trouve sa source majeure dans l’existence de nos deux hémisphères cérébraux. Leurs spécialisations relatives mais réelles laissent paraître deux types de fonctionnalités, l’une active dans la production et le déchiffrement d’éléments se déployant dans une certaine linéarité, l’autre dans la saisie globale non linéaire de la diversité du perçu mais aussi par une capacité de production ou d’émission de messages d’orientation synthétiques visuels mais aussi auditifs.

La question est donc de tenter de comprendre « qui » ou « quoi » a peur ou a besoin de la peur dans le dispositif de la conscience, quelle part de ce dispositif agit comme facteur déclenchant de la peur et quelle autre comme facteur déclenchant de la fascination ? Mais y a-t-il, d’ailleurs, une différence autre que de degré entre les deux ?

4. Brève histoire de la conscience

La thèse de Julian Jaynes est bien connue. Il postule que ce qu’on appelle la conscience n’existe pas de toute éternité en l’homme et qu’elle a été constituée en lui et par lui à travers le temps. Ce qui l’a rendue possible, c’est l’apparition et l’invention de l’écriture, qui est à la fois le produit d’une évolution, la forme d’une rupture et l’élément d’une mutation. Pour Jaynes, aux temps de la préhistoire, le psychisme humain fonctionnait différemment, selon un mode qu’il nomme bicaméral, les deux hémisphères étant essentiellement autonomes et communiquant entre eux par des émissions de messages qui allaient plutôt dans un sens, du cerveau droit vers le cerveau gauche sous forme d’admonitions, de conseils et d’ordres. Ces admonitions se manifestaient comme des hallucinations auditives et visuelles, qui étaient cependant des contributions essentielles permettant aux hommes de s’orienter dans l’existence et de répondre à des situations critiques engendrées par un danger ou le stress.

Ainsi, il nous est possible de concevoir que ce que nous nommons image ne préexiste pas non plus de tout temps dans le psychisme, mais se forme aussi dans cette relation complexe entre visible et connaissable, audible et invisible, intelligible et inintelligible, relations que la conscience va mettre en place au cours de sa constitution à partir de la prise de pouvoir du logos sur les formes non scripturales de la compréhension du monde.

Rappelons très brièvement les six éléments qui constituent pour Julian Jaynes la conscience : la spatialisation, l’extraction, le « Je » analogue, le « Moi » métaphorique, la narratisation et la conciliation ou reconnaissance.
Spatialisation et extraction constituent les éléments essentiels à notre propos actuel.

La spatialisation est le processus par lequel l’esprit humain fait en sorte que des choses qui n’ont pas de qualités spatiales dans la réalité en aient une dans la pensée. C’est un moyen de les rendre pensables, de les faire exister autrement que comme mystère fascinant ou angoissant, et donc de commencer à les comprendre.

L’extraction, c’est le fait que nous ne pouvons pas tout voir et que nous faisons toujours un choix dans ce que nous retenons, que nous faisons un choix dans l’ensemble des attitudes possibles par rapport à une chose. Voir, c’est extraire et quoi d’autre mieux que « l’image » pour « incarner » ce processus d’extraction.

5. La naissance du cadre

Pour qu’il y ait image, nul ne l’ignore, et en tout cas ni le peintre ni le photographe, il faut qu’il y ait cadre. Et l’invention du cadre, il semble qu’elle soit en premier lieu, le fruit du travail du logos sur les formes du pensable, et plus en amont encore il semble issu de la matière même de la langue pétrie par les puissances de l’imaginaire.

Une relecture du poème de Parménide à partir de la traduction et l’interprétation qu’en a données Jean Bollack offre une « vision » du cadre absolument inespérée.

« Les juments qui emportent, aussi loin que va mon désir, me conduisaient, depuis qu’elles m’avaient mis sur le chemin de riche langage / de la Déesse, celui qui porte l’homme du savoir dans toute ville. / C’est sur ce chemin que j’étais porté, c’est là que me portaient les juments de riche discours. / Elles tiraient le char ; les filles montraient le chemin.

L’axe dans les moyeux lançait un crissement de flûte, en brûlant ; car il était pressé par le double tourbillon des cercles de chaque côté, quand se dépêchant de le mener, les filles du soleil laissaient derrière elles les maisons de la nuit / pour la lumière, et de leurs mains repoussaient les voiles loin de leurs têtes.

Là, il y a la porte des routes de Nuit comme de Jour ; un linteau au-dessus et un seuil de pierre la tiennent des deux côtés ; elle est d’éther, pleine de ses grands battants. Justice des nombreux retours tient les clés de l’échange.

Les filles lui parlèrent ; elles avaient des paroles de douceur, et la persuadèrent intelligemment de repousser pour elles, vite, la barre verrouillée, et de dégager la porte.

La porte s’envolait, elle faisait des battants la béance vacante ; elle tournait le bronze massif des gongs dans la flûte des paumelles, alternativement, ils étaient fixés par des chevilles et des crampons.

Là donc, en passant par elle, les filles tenaient droit sur la voie le char et les juments. » (Jean Bollack, Parménide de l’étant au monde, Éditions Verdier Poche, 2006, pp. 70, 76, 79, 81, 83, 87.)

Jean Bollack commente ainsi les vers 17b 20a : « La porte ne fait pas entrer dans une maison, on y retrouverait sinon le couple jour/nuit du vers 11 ; elle s’ouvre sur un dehors, qui se transforme en un dedans, de lui-même que l’on quitte. On est sorti. On trouve d’une part le passage, la traversée du seuil, et à côté les poteaux, et, avec ce cadre, tout ce qui arrête, délimite et contient. Le cadre représente plus qu’un seuil ; il fixe ; il concentre ce qui disparaît et malgré cela ne se perd pas, déterminant la vision qui attend le passant. Le passage coïncide avec l’accès. La contradiction resterait indépassable si la limite ne prenait pas forme ; elle se conceptualise comme contenant ; et, en contenant, elle impose un “contenu” à la vacuité d’une ouverture, qui est absence, autre, et abstraite, dans sa “différence”, et pourtant délimitée, unique, totale. C’est cette mutation par contradiction que dit la reprise des thèmes religieux, que l’on repère, empruntés mais aussi transférés du cérémoniel des rites et des mystères avec leurs révélations. » (op. cit., p. 86.)

Sans cadre, pas d’image, et ce cadre, celui de cette porte parménidienne, disons qu’il est le premier dans la pensée occidentale et qu’il nous permet de mieux comprendre sa fonction : l’instauration d’un va-et-vient entre un dehors devenant connaissable ou s’ouvrant à la connaissance et un dedans qui se constitue en même temps par la mise en place de cette porte. Il n’est pas impossible de considérer que ce moment fait qu’il y a image au moins dans notre culture. L’image serait alors, ici, non un étant, mais la possibilité même de voir, ménagée à travers le logos par son propre déploiement, comme ce va-et-vient entre une intériorité en train de se constituer en écho à une extériorité, elle aussi en train de se découvrir de se forger dans la course même des mots.

Ce qui est aussi appréhendé par le passage de cette porte, c’est la double source de la peur, peur face à ce « dehors » inconnu et peur face à ce « dedans » tout aussi inconnu puisque, précisément, ils ne préexistent pas au passage de la porte mais l’engendrent comme cadre de la « voir » projetée d’un ciel improbable à partir des échos du bruit des roues du char. Ce moment, ce cadre et ce passage des juments et du char par cette porte, ce moment de l’invention du cadre, ce texte donc, c’est bien ce qui constitue la « première » trace de la mise en place de la spatialisation, selon le sens que lui donne Jaynes, l’un des plus essentiels parmi ses actes de naissance.
C’est donc dans le développement de cette fonction nouvelle, dans l’histoire de la conscience qui est aussi l’histoire de sa constitution comme dispositif historique, et dans ses mutations, qu’il faut chercher les « raisons » de la peur des images.