dimanche 20 décembre 2015

Accueil > Les rubriques > Cerveau > Logiconochronie — IV

Logiconochronie — IV

Généalogie de la psychose ontologique

, Jean-Louis Poitevin

Une lecture de l’Hippias Mineur de Platon

Douleurs

Alors que la raison dite « occidentale » vacille, commence de sombrer entraînant dans sa chute les équilibres relatifs qui constituent le cadre vital régulant la planète terre, des pans de murs laissent entrevoir des voies restées inaperçues, des possibles inaccédés, des trouées qui ne sont pas des clairières mais, à la manière d’une œuvre de Gordon Matta-Clark, des entailles dans les murs des évidences habitées et dont la signification potentielle ne se laisse pas capturer dans les plis d’allégories insistantes.

On peut aussi arguer que de cette situation rien ne sortira. Les humains persistent dans leur aveuglement natif et ne parviennent manifestement pas à suspendre leur jugement ni à réguler les trous d’air que viennent creuser dans leur corps pensant les assauts incessants de la pulsion de signification. Elle est, il est vrai relayée et soutenue, basse continue d’une partition à forte tendance mortifère, par tant d’autres appels que la tête en tourne. La marionnette humaine semble définitivement devenue plus encore qu’hystérique quasi épileptique, si l’on s’accorde ici sur la présentation du diagnostic fait par Lionel Naccache dans son dernier ouvrage L’homme réseau-nable (Éditions Odile Jacob, octobre 2015).

Ce qui apparaît, dans cette excitation pulsionnelle, c’est son aspect multipolaire. En-deçà des manifestations signifiantes diverses dans des strates discursives ou visuelles déchirées et remontées en permanence en une pléthore de séquences par les faiseurs de récits en tout genre, on découvre des strates restées non vues, récentes comme aussi très anciennes. Il apparaît donc qu’elles cohabitent, comme dans la trouée de Conical Intersect les pans de murs aux papiers peints défraîchis avec le soleil qui transite à travers les murs découpés, les mains des hommes qui tranchent et les regards des passants incertains sur ce qui arrive.

Or, il semble qu’on refuse de prendre en compte ce phénomène de cohabitation manifeste entre des strates sortant de l’ombre pour hanter la surface de la terre et des strates si évidentes qu’on ne les voit que comme des habitudes nécessaires et vitales.
Très proches les unes des autres, ces strates sont aussi inscrites dans une boucle allégorique dont le centre inaccessible est occupé par le crâne endiamanté d’une vanité absolue vécue comme l’indépassable énigme. Non prises en compte, c’est l’enchaînement des séquences et la boucle générique qui les lient, œil vide tournant à grande vitesse sur un axe à géométrie variable qu’il serait nécessaire de penser.
Parmi ces mille plateaux, quelques strates, porteuses de forces virulentes, sont donc devenues ou redevenues actives, irradiant de lointains mis au rancart ou de proches endimanchés et brillants du glabre de la marchandise. Elles agissent de manières diverses qui vont jusqu’à l’engendrement de mutations douloureuses qu’on ne percevrait guère si ne venaient nous saisir de temps en temps à des tempos variables mais lancinants jusqu’à l’hallucinant, des douleurs intermittentes dont il faut remarquer que la particularité majeure est qu’elles se déploient comme si elles tendaient à devenir continues.

Strates et plateaux

S’il y a des plateaux qui se desquament, se fendillent, se brisent, se plient, il y a aussi des grandes plaques tectoniques qui se scindent ou se heurtent, l’une tentant de passer sur ou sous l’autre. Variations incertaines sur un thème central, ces « moments » où la brisure s’effectue, où le recouvrement s’entame, se marquent de stigmates qui ne deviennent lisibles bien souvent qu’après coup. L’un d’entre eux, stigmate ou moment comme on voudra, se joue dans le recouvrement de la strate grecque iliadique par la strate grecque odysséenne et sa suivante la platonicienne. Il met en scène deux douleurs, celle du héros et celle du penseur qui se révolte devant les prétentions des savoirs héroïques et souffre en se battant pour que sa position l’emporte. C’est cette double souffrance qui revient nous hanter. Du héros, presque rien apparemment ne nous concerne sinon, essentielle pourtant et partagée par tant de non héros d’aujourd’hui, son instabilité psychique faite d’à-coups incontrôlables provenant de sources inaccessibles, qu’elles soient répertoriées ou non. Du philosophe ayant reconnu la primauté du ciel des idées comme maillet permettant de gouverner l’univers et lui-même, tout nous est familier sauf la douleur qu’il a fallu combattre pour que l’idée remplace le rêve dans la généalogie du pensable. La douleur vient de l’effort considérable qu’il faut déployer et dont Socrate est le corps vivant et le symbole actif.

Là où il y avait âme, il y a conscience. Mais là où il y a âme, il y avait aussi avant, dans la formule d’une âme héroïque, une intermittence passionnelle faite de sursauts inchoactifs dont « nous » pouvons dire qu’ils fonctionnaient en boucle mais dont « ils » ne pouvaient voir la récurrence pris qu’ils étaient, ces héros, dans la primauté du geste, le récit ne devant venir auréoler leur mémoire qu’après le combat et surtout quand ils auraient déjà quitté la surface de cette terre.

Hippias mineur dit cette déchirure déjà accomplie de deux plaques tectoniques et la tentative de recouvrement de l’une par l’autre. Nous avons cru ce recouvrement être devenu à peu de chose près intégral, la plaque platonicienne n’ayant à ce jour jamais été dispersée et bien plutôt renforcée par deux millénaires de commentaires.

Plaques tectoniques : l’iliadique et la platonicienne

Quelle que soit la métaphore permettant d’en rendre compte, la plaque iliadique continue d’agir « sous » la plaque platonicienne. Ce que le dialogue Hippias Mineur met en scène c’est « le » moment où ce recouvrement est tenté, « le » moment où il est rendu manifeste en tant que tel, lors même que c’est bien ce qui est en jeu dans l’ensemble des dialogues, à ceci près que prolongés en mythes, les éclats inchoactifs des brisures réitérées des psychismes préhistoriques et héroïques sont le plus souvent occultés en tant que tels.

Un point majeur du combat, car c’en est un, de type olympique sans doute, le meilleur devant être reconnu vainqueur, est en passant d’une strate à l’autre en laissant celle du logos recouvrir celle des actes héroïques déraisonnables, d’assurer, non, d’instaurer une certaine forme de continuité comme mode de recouvrement de la créance qu’abandonnent dans leur sillage les psychismes inconstants.

Le mensonge ou la tromperie, voilà le sujet affiché de cet Hippias mineur. Le nœud central de la dispute entre Hippias et Socrate est un vers célèbre du chant IX de l’Iliade dans lequel Achille répond à Ulysse : « divin fils de Laërte, Ulysse aux mille ruses, je dois de mon propos carrément te faire part ainsi que je vais l’accomplir et qu’il aboutira, je crois. Car m’est odieux, autant que les portes d’Hadès, celui-là qui cache un mot dans son cœur et en dit un autre. Pour moi je parlerai dans le sens même où tout va se trouver réalisé. » [1]

Ce vers, qui inscrit dans l’Iliade une dimension relative à la duplicité et plus globalement à la théorie de l’esprit est, comme le supposent certains, largement postposé. C’est précisément de ce vers dont Platon se sert pour faire levier et faire glisser la strate iliadique sous la strate dialogique qu’il s’emploie à instaurer.
Or, Achille, dont le dire est supposé sans tromperie, est pris en flagrant délit de se contredire quelques vers plus loin. La porte qui s’ouvre ainsi permet à Socrate d’y glisser le coin de la logique et de prendre au piège de la contradiction un discours qui n’obéit pas à sa loi. C’est pourquoi il s’agit bien ici d’un réel témoignage sur le changement de paradigme qui s’opère sous nos yeux et qui nous fait passer d’un monde à variations intempestives de psychés à tendance « psychotique », celle des héros de l’Iliade, à un monde où va dominer la continuité ratioïde que le logos comme puissance de vérité tente d’instaurer.

L’intérêt de ce dialogue tient en ce que restant aporétique, il n’en montre que mieux où se situe la faille tectonique et comment s’opère le glissement et le recouvrement de l’une par l’autre.

En effet, l’argument « logique » est le suivant : pouvoir ou savoir faire bien une chose est aussi ce qui permet de la faire mal. De l’autre côté, faire quelque chose même si c’est quelque chose de bien, fut-ce un geste héroïque, ne garantit rien quant à la réédition de ce geste, même si les héros se montraient capables d’une certaine constance. Socrate fait glisser par à-coups le débat de la strate des faits dans laquelle les actes parlent pour eux-mêmes, à celle d’une vérité non plus du geste comme fait, mais de l’intention comme manifestation d’une forme de subjectivité biface.

Socrate accuse Achille d’agir en quelque sorte au hasard, c’est-à-dire, même si cela n’est pas précisé dans le texte, sous l’impulsion des dieux qui se manifestent si souvent dans l’Iliade sous la forme d’hallucinations visuelles ou auditives auxquelles les héros ne peuvent échapper. Le plus souvent, les héros homériques lorsqu’ils accomplissent leurs actes grandioses ou non, ne s’appartiennent pas. Ils obéissent à une voix qui, venue d’à côté d’eux, du « dehors » donc, leur enjoint l’ordre d’accomplir telle ou telle chose. En fait il s’agit moins d’indiquer ce qu’il faut faire que de lever les résistances inhibitrices, comme la peur, ou la possibilité de ne pas respecter telle ou telle règle, afin de permettre l’inaccomplissement de l’acte. L’acte dans le combat est dangereux, il y va souvent de sa vie. Une fois l’angoisse profonde levée, le héros se lance dans le combat et vainc ou meurt.

Malgré leurs capacités physiques hors normes, ces héros ne sont pas maîtres de leurs décisions. Ils ne sont pas des « consciences », mais bien des pantins glorieux assujettis à des voix. Ils n’ont pas de « volonté ». Leur psyché ne leur appartient pas.
Ulysse, le rusé, celui qui a fait de la duplicité la règle de son comportement, est en fait « polytrope », à capacités multiples, et c’est cette capacité à tenir ensemble les deux bords de sa pensée qui le rendent si capable, de bien agir comme de mal agir.

L’opération socratique

La double opération à laquelle Socrate se livre dans ce texte consiste donc d’une part à remplacer comme modèle de comportement à valeur ajoutée, c’est-à-dire susceptible de « louanges », un psychisme à fonctionnement discontinu et donc incontrôlable, par un psychisme à fonctionnement supposé continu, ou du moins par l’établissement d’une structure psychique nouvelle permettant à une instance en cours d’installation, un discours de l’âme donc ou si l’on préfère une « psycho-logie », d’assurer cette continuité, celle de la personne comme structure intentionnelle. Quelle continuité ? Celle qui « doit » unir l’acte et la volonté que l’on finit par supposer être agissante en amont de l’acte et que l’on nomme intentionnalité.

Et qui d’autre mieux qu’Ulysse incarne ce projet, car qu’est d’autre l’Odyssée sinon un « pro-jet », le maintien malgré les coups du sort d’une visée, de la seule qui se puisse tenir aussi longtemps, celle du retour à la maison, celle de la clôture de la boucle ou plus exactement la constitution d’une boucle qui enveloppe le vécu et lui confère une sorte de dimension propre, son « intériorité ».

La boucle du récit dessine ce qui va devenir le monde intérieur du sujet « polytrope », celui qui pourra à la fois connaître le vrai et mentir. En fait, deux types de « vérités » sont mis en parallèle, des vérités relatives à l’enregistrement des faits, à un certain usage de la mémoire donc, et des vérités relatives aux affects et à la force qui permet de les organiser en fonction d’une mémoire linéaire, l’intentionnalité.

Par un double glissement, Socrate transforme la disjonction entre un dire et un faire – Ajax disant qu’il va prendre la mer et ne le fait finalement pas ou oublie qu’il l’a dit et repart au combat dans la suite du Chant IX – en une tension intenable entre un discours juste ou vrai et sa vérification par les actes.

Socrate déplace donc la signification de la justice du registre héroïque au registre « logique ». Il recouvre la strate psychique de la puissance de l’âme comme capacité héroïque d’accomplissement d’actes sans appel, du voile délicat de la puissance de l’âme comme capacité de distinguer entre bon et mauvais, entre meilleur et moins bon, bref de comparer entre deux choses de registres différents et de les comparer relativement à un nouveau registre de valeurs toutes dépendantes du nouveau paradigme : la soumission des affects dépendant des voix du dehors à la voix du dedans. Cette voix du dedans va se configurer par l’exercice constant de mesure des écarts le long de cette ligne abstraite à la fois droite comme un parcours et courbe puisqu’elle vient inévitablement se clore sur elle-même comme ligne de vie, et devenir l’instance par laquelle ce contrôle constant pourra être effectué.

Le passage de 375e à 376a répond à la question de savoir ce qu’est la justice :

« Si elle est les deux choses ensemble, une capacité et une science, l’âme la plus juste ne sera-t-elle pas celle qui possède ces deux choses, la science et la capacité, et l’âme la plus injuste, la plus ignorante et la plus incapable ? N’est-il pas nécessaire qu’il en soit ainsi ?
L’âme la plus capable et la plus savante nous est donc apparue comme la meilleure et la plus capable de travailler dans les deux directions, celle des bonnes choses comme celle des honteuses en tout œuvre, n’est-ce pas ?
Quand elle agit donc d’une manière honteuse, elle le fait volontairement par sa capacité et par sa technique ; et ces choses sont le fait de la justice, les deux ensemble ou l’une d’entre elles seulement.
Et commettre l’injustice, c’est faire du mal, tandis que ne pas la commettre c’est faire du bien. [2] »

À un monde que dessine le va-et-vient des coups traçant sur le sable des batailles leurs figures incernables en ligne de sangs mêlés, élevées au ciel en des figures mémorables par les poètes chantant la victoire par le geste héroïque, répond le va-et-vient le long d’une ligne abstraite comme celle d’une règle sur laquelle glisse un curseur entre les pôles duquel se mesureront désormais les actes et leur justesse.

La ligne d’intentionnalité devient sous nos yeux de lecteur une règle qui sera graduée à l’envi de signes évoquant des valences multiples au cours des siècles. Le curseur d’une mobilité de pantin oscillera entre les pôles + et – de cette ligne abstraite. À cette linéarité organisationnelle répondra et pour longtemps encore, puisque toujours le récit gouverne pour une part au moins la valeur des actes, la voix, la psyché capable de prédire ses propres actes et qu’on appellera conscience ou sujet au gré des vents.

Le daïmon socratique : interface entre voix du dehors et voix intérieure

Ce que l’on voit apparaître ici, c’est le lien en train de devenir nécessaire entre la ligne abstraite d’une mesure comptable des actes et la ligne incurvée d’une narration évaluante.

La volonté autrement dit l’intention, telle est la force agissante qui assure désormais un contrôle sur la variabilité ou l’instabilité possible des actes. Mais ce qui a lieu est en fait une inscription dans un cadre linéaire d’une bipolarité fonctionnelle qui ne se savait pas bipolaire. Simplement, au balancement de l’acte entre victoire et défaite, l’incurvation « intériorisante » fait succéder un balancement entre accomplir le geste et NE PAS l’accomplir.

Ici, en creux, c’est la figure du daïmon socratique qui se profile dont la puissance, écho tardif des grandes voix extérieures des dieux gouvernant les humains au-delà des possibilités pour eux de les comprendre se transformant en une voix intérieure qui si on n’en comprend pas encore les injonctions ou si l’on ne se sent pas capable de s’y soumettre, offre une arme de « résistance » radicale de se maintenir dans l’orbe de la justice et de la justesse qui consistera à suspendre le geste.

« Origine » ou du moins source probable de l’époché husserlienne et de tous les avatars qui l’ont précédée, ce suspens de l’acte est une voix qui parle en même temps la langue des voix extérieures et celle en train de naître de la voix intérieure qui deviendra celle de la conscience, du sujet, du moi, mais aussi de leurs doubles maléfiques. Car selon que le curseur sera positionné d’un bord ou d’un autre, ce modulateur démodulateur de voix fera résonner dans le crâne toujours aussi incertain de lui-même des ordres aux allures sensiblement différentes voire contradictoires.

La dualité entre dehors et dedans se transforme en une dualité dedans dedans, intenable cependant puisqu’il sera impossible d’accepter, de longtemps, que la même voix puisse en quelque sorte changer d’accent au point de finir par être entendue et comprise comme signifiant le contraire de ce qu’elle disait.

Le spectre de la duplicité, quand bien même il serait légitimé par la possibilité de l’inhibition de l’acte, n’en reste pas moins éternellement agissant, porté qu’il est par le flot, le flux, le fleuve de mots qui sortent sans fin de la bouche des hommes et enveloppe tout de significations incertaines.

Les dernières lignes d’Hippias Mineur en témoignent, qui associent la possibilité d’un arrêt de l’errance signifiante avec la fixation d’un sens qui associe, accouple même, ligne de l’intentionnalité et ligne du récit. La fixation ne pourra se faire qu’au point nodal du retour, là où Ulysse devenu héros de l’intention et géniteur du récit comme figure du retour, rassemblera les fils épars des voix multiples qui racontent les gestes des hommes.

Le poète, héraut des victoires, est renvoyé à l’impossibilité d’une fixation signifiante hors du chant narratif. Rien ne garantit contre l’errance et la peur se lève et croît devant le risque incalculable qu’il y a à voir ce qui existe se dissoudre dans les vapeurs de ce qui n’a pas été.

C’est là, vers ce seuil que nous nous avançons, ce moment où le poète se prend les pieds dans le filet des lignes de sens de l’errance, alors que, ayant déjà sauté sur la plaque tectonique nouvelle où semble pouvoir régner une logique de l’âme, Socrate nous fait signe de ce bord dentelé, incertain encore dans ses formes, brandissant à nos yeux ébahis le document contresignant l’invention, en lieu et place de ce qui fut, de ce qui est, et par ce geste instaurant comme preuve de bonne santé le règne d’une maladie nouvelle que l’on nommera ici, la psychose ontologique.

Notes

[1Traduction J. Labarbe, in Hippias mineur, Éditions GF Flammarion, traduction Jean-François Pradeau et Francesco Fronterotta, 365a, 365b, p164.

[2Platon, op. cit., p. 192-193.