lundi 23 avril 2012

Accueil > Les rubriques > Appareil > Fantômes et démons

Fantômes et démons

, Jean-Louis Poitevin

Artiste chinois ayant décidé de s’installer en France après y avoir fait une partie de ses études, Gao Jié conçoit l’art comme une pratique multipolaire permettant d’inventer un univers à géométrie variable en phase avec les contradictions de son époque. C’est pourquoi il pense le déploiement de ses œuvres comme des installations, même si celles-ci se composent d’œuvres uniques. Chaque œuvre est une sorte de station dans une réflexion constante qui s’articule autour d’un travail de notes et de dessins qui englobent aussi bien des esquisses de sculptures que des réflexions sur le système de la couleur ou sur celui plus global de l’art. Les dessins ou les schémas étant à la fois des projets et une partie de l’œuvre, c’est à les déployer dans des matériaux divers qu’il travaille.

1. L’image fantôme

Cheval

Enfant de son époque, Gao Jié investit le champ des images, fixes ou mobiles, seul moyen il est vrai aujourd’hui de pouvoir rendre compte d’expériences limite ou de revenir aisément sur des aspects complexes de l’histoire de l’art par exemple.

Avec sa vidéo Le premier film du monde, il s’empare, pour les monter en boucle dans une vidéo d’une minute, de quelques-unes des images qu’a réalisées Muybridge en 1877-78. Ainsi voit-on, en effet, défiler sous nos yeux le premier cheval dont le galop est devenu pour la première fois réellement visible dans tous ses détails pour l’œil humain.

L’image remplissait ici encore une fois, mais cette fois par son accumulation quasi filmique, sa fonction d’instrument de découverte et de connaissance. En effet, nul n’avait, et pour cause, pu examiner « à la loupe » le galop du cheval et donc nul n’avait avant ses premières images, pu déterminer avec certitude si le cheval quittait terre ou s’il avait toujours l’une ou l’autre ses pattes posées au sol. On connaît la réponse.

Ici, ce que l’on redécouvre, c’est, non pas une vérité devenue commune, mais un état occulté par le développement même de la connaissance, celui dans lequel nous nous trouvions lorsque nous n’avions pas la possibilité de voir à travers le dispositif de l’appareil.

Car Gao Jié a effacé les pattes du cheval et nous voyons donc le film tout en étant projetés dans un état que connaissaient les hommes antérieurement au nôtre.

Hommes d’avant l’image

Face à ce film, nous redevenons des hommes d’avant l’image technique.
Geste simple, ce film a pour effet de nous mettre en face de notre fantôme le plus intime et le plus invisible puisqu’il est celui qui nous rend toute chose visible et par lequel aujourd’hui nous voyons. Ce fantôme a un nom, l’image. Et si toute image est un fantôme, ce sont les images techniques, celles qui sont réalisées par des appareils, qui conjuguent deux des travers les plus irrépressibles de l’homme, le besoin de reconnaître et celui de croire.

En relevant le défi d’occulter ce qui a fait la puissance de dévoilement que portaient pour tous les hommes les images originales de Muybridge, à savoir les pattes du cheval, mais en ayant conservé le reste de l’image, Gao Jié réussit à faire fonctionner ensemble l’image actuelle et le souvenir, l’effacement et l’oubli, la manifestation visible et son envers de toujours.

Il réussit aussi à déclencher en nous l’effort qui est celui sans lequel la vie ne serait pas, celui de la remémoration. La remémoration est toujours tournée vers ce qui a disparu et tente d’opérer sa conversion en traces perceptibles. Ces traces peuvent être sans relation avec l’origine mais, en tant que traces susceptibles d’être effacées, elles portent au devant de nos esprits inquiets la nécessité d’espérer et d’agir encore.

2. Les démons

Tabouret

Dans une installation de grandes dimensions, 230 x 250 x 270 cm, de matériaux divers, bois, plâtre, vêtements, couteaux, fourchettes, cuillères, feuilles d’arbre, cartes, peinture acrylique, intitulée Hors de contrôle N° 18, Gao Jié nous invite à nous asseoir sur un modeste tabouret. Ce tabouret est situé littéralement en contrebas d’une table surélevée, traversée par plusieurs lignes de faille et autour de laquelle, monstres tout aussi amusants qu’inquiétants, des masques se tiennent ou plutôt s’accrochent, puisque c’est par leurs dents qu’ils sont arrimés à ce morceau de bois.

C’est donc à partir de cette posture imposée au spectateur qu’il faut interroger cette œuvre, car c’est bien comme un dispositif d’échange de regards qu’elle s’impose.

Si l’on accepte la proposition qui nous est faite de nous asseoir, nous nous retrouvons alors dans une position fort inconfortable, non tant à cause du tabouret lui-même, qu’à cause de ces têtes qui nous toisent.
Et dans le même instant nous commençons de rire et de trembler. Où sommes-nous, nous qui acceptons ce face à face ? Où suis-je se demande celui qui a eu l’audace de s’asseoir ? Devant des dieux que l’on a à peine eu le temps de réveiller pour leur faire jouer leur rôle dans une farce intemporelle ? Devant un remake d’un dessin animé américain revisité par Tim Burton ? Devant des spectres tout droit sortis d’une catacombe ?

Et puis on baisse les yeux un instant et l’on s’aperçoit que les lignes de faille qui traversent la table, la divisant comme un gâteau, ne donnent pas forme à une étoile régulière mais, telles des rigoles, coulent toutes dans la même direction. Ce ne sont plus seulement des lignes abstraites mais des lignes intentionnelles puisque, à l’évidence, c’est vers celui qui est assis sur le tabouret, c’est vers moi qu’elles se dirigent. C’est moi qu’elles visent !

Et tout alors bascule. Il importe peu de savoir ce que sont ces figures et bien plutôt de tenter de comprendre ce qu’elles font là et ce que nous avons comme comptes à leur rendre. Car ce sont elles qui nous demandent quelque chose, pas implicitement mais explicitement, ces figures accrochées à leur morceau de territoire comme rapaces à leur proie.

Et tout encore se transforme. Il semble inutile de leur demander qui elles sont puisqu’elles portent sur elles leur identité. Dents en fourchettes, en cuillers ou en couteaux, têtes en matériaux divers, crânes en carton pâte ou en clavier d’ordinateur, chacune de ces figurines si elle est un monstre, est un monstre que l’on connaît bien. Plus exactement, elle est une synthèse singulière d’éléments qui composent notre quotidien.

Le travail de Gao Jié tient tout entier dans cette manière de donner au quotidien des allures de mascarades et de drame. C’est ce mélange de deux ordres différents qui entraîne celui qui s’est assis sur le tabouret, à balancer à la vitesse d’une aiguille de métronome entre la crainte et le rire, entre l’angoisse et le soulagement. Mais la véritable angoisse tient en ceci qu’il est difficile, sauf à se lever et partir, d’arrêter le mouvement lancinant de ce doute.

Table

Et si ce n’était que des fantômes ? C’est bien ce « que » qui pose problème. Car si ce sont des fantômes, alors, où sommes-nous ? Retour à la case départ. Relance du doute. Table de salle à manger familiale avec son quota de discussions délicates et de violence rentrée ? Table de débat politique avec ses mensonges accumulés comme autant de preuves indirectes des vérités non-dites ? Table symbolisant la terre que des démons se partagent sans souci des hommes qui s’y trouvent ? Table du jugement, celui que s’apprêtent à porter sur nous les amis réunis pour l’occasion ?

Celui qui est sur le tabouret ne sait finalement qu’une chose, qu’il est visé.
Cette dimension structurelle de l’œuvre constitue le point majeur de la réflexion de Gao Jié. Née d’une vision floue, une sorte de rêve éveillé dont il a su garder une trace et qu’il a su réactiver, auquel il a su donner vie en le transformant pour qu’il devienne partageable, cette œuvre est portée par une interrogation philosophique évidente.

Est-ce que tout regard est une visée ?, Si oui, que visons-nous quand nous regardons ? Qui visons-nous quand nous voyons ? Gao Jié donne de ce fondement du questionnement phénoménologique, une version à la fois amusante et critique. Si le regard est une « visée », c’est peut-être parce que nous sommes pris dans un jeu de regards de toute éternité. Un jeu de regards réels et imaginaires, réels parce que imaginés par nous. Si nous « visons » c’est parce que nous sommes visés avant même d’exister par des regards que nous ne voyons pas encore mais qui, eux déjà nous observent.

Ainsi ces fantômes ou ces démons sont-ils les incarnations non pas de « la » mémoire, mais de toutes nos mémoires, la mémoire familiale, la mémoire des autres, la mémoire du temps qui se dévore lui-même et qui tente de ne pas le faire trop vite, la mémoire du temps où nous étions des dieux, la mémoire du temps où nous étions nous-mêmes un démon.

Assis à cette place, sur ce tabouret, c’est nous que nous regardons, c’est nous que nous voyons. Et nous ne pouvons pas ne pas reconnaître que nous sommes à la fois aussi sérieux et aussi monstrueux que ces figures, aussi fantomatiques et aussi réels que ces poupées composites, aussi vivants que ces masques et aussi vides qu’eux.

Dessin

C’est le dessin qui a servi à préparer cette œuvre qui nous livre la clé de l’énigme. Bien sûr nous le devinons lorsque nous allons nous asseoir sur le tabouret, mais précisément nous faisons que c’est le contraire qui arrive puisque nous sommes là. En regardant le dessin, ce que nous voyons, c’est bien la chose que nous voulons toujours continuer à ne pas voir : que la place sur le tabouret ou la petite chaise est vide. Qu’il n’y a personne, et que, quel que soit celui ou celle qui y prendra place, la place est pour les siècles des siècles une place vide.

Oui, tout cela n’est que le fruit de notre imagination, de nos angoisses et de nos rêves. Mais c’est précisément de savoir donner une consistance matérielle évidente à ces rêves qui confère à cette œuvre la puissance d’une question et d’une affirmation mêlées.

Ce qu’elle questionne ? Le sujet que nous croyons être, et qui prétend du haut de sa conscience dominer le monde. Ici, on voit bien que c’est le contraire. Le vide dont nous avons peur alors qu’il est la source de toutes les incarnations, ce vide n’est-il pas ce qui nous porte ?

« La rencontre d’esprits, c’est le rêve, le contact des formes, c’est la réalité. C’est pourquoi les pensées diurnes et les rêves nocturnes touchent les corps et les esprits. C’est pourquoi les pensées et les rêves se dissipent d’eux-mêmes chez qui concentre son esprit. Croire au réel sans instruire et croire aux rêves sans comprendre sont les aléas des transformations. Les hommes véritables de l’Antiquité s’oubliaient dans la veille, dormaient sans rêver. Ces propos n’expriment-ils pas le vide ? »

Peut-être est-ce à Lie Tseu et à son Traité du vide parfait que Gao Jié fait, ici, un clin d’œil ?

Voir en ligne : www.gaojie-artiste.com