jeudi 29 décembre 2022

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Épures

Notes de Jean-Louis Poitevin et de Jean-Pierre Hassoun

, Jean-Louis Poitevin et Thierry Chavenon

Lorsque Thierry Chavenon scénographe pour le cinéma a choisi d’être essentiellement peintre, il a du apprendre à quitter les projets, les dessins et les plans répondant à des demandes pour s’atteler à la production d’images trouvant leur source en lui-même.

Les Épures de Thierry Chavenon sont des œuvres de dimensions et de styles variables exposées dans un appartement parisien courant décembre. On y voit des toiles issues des trois grandes directions prises par son travail. Lorsque le scénographe pour le cinéma a choisi d’être essentiellement peintre, il a du apprendre à quitter les projets, les dessins et les plans répondant à des demandes pour s’atteler à la production d’images trouvant leur source en lui-même. Mais il a acquis un « métier » tel que le passage à la peinture a pu s’effectuer sans douleur. Ainsi se déploie dans le même espace fantomatique d’un appartement vide, des œuvres aux intentions et aux tonalités apparemment divergentes.

Il y a les œuvres sur papier célébrant la spontanéité du geste, la projection d’encre provoquant des apparitions nuageuses, ou cosmiques.

Il y a les œuvres sur papier ou sur toile élaborant des ambiances inquiétantes dans lesquelles des ombres, corps ou simplement traces de geste, angles de bâtiments non identifiés ou esquisses d’espaces abstraits cherchent à se confronter à une attente non définie. Certaines sont des œuvres nées du lieu même où elles sont exposées.

Thierry Chavenon, No man’s land
2017 - Stylo à bille rehaussé à l’huile sur carton entoilé, 24 cm x 35 cm

Il y a enfin, issus de la grande mémoire du cinéma et de l’imagination de l’artiste de grands tableaux dans lesquels le noir confronté à des plages rares de blanc pâle dégage des formes identifiables, précises et toujours inquiétantes. Une voiture accidentée avec un cadavre à peine perceptible rappelant certains images de Weegee, un immense escalier sentant le souffre, mélangeant un ambiance à la Psychose et à la Edgard Poe, ces éléments qui vivent et émergent toujours d’un noir intense font monter en nous des souvenirs flous mais puissants reliant notre perception à des strates de mémoire qui semblent ne pas complètement nous appartenir même si elles dorment en nous.

On le comprend l’univers de Thierry Chavenon nous emporte loin de ce qui fait notre existence quotidienne pour mieux nous y reconduire. Il libère en nous un fond d’angoisse qu’il parvient à rendre sinon agréable du moins acceptable, comme si l’enjeu était sinon de soigner cette angoisse du moins de la stabiliser, de la rendre communicable et ainsi de l’atténuer.

Thierry Chavenon, Sans titre
Huile sur toile de lin, 2020, 116 x 81 cm

La main de l’artiste, formée aux rudes exigences des metteurs en scène se retrouve affidée à une imagination à la fois contrainte et puissante. C’est elle qui mène la danse. Même lorsque la forme d’un escalier immense et abyssal nous aspire, le noir qui l’enveloppe appartient tout entier à la main qui balaie l’espace comme celle d’un prisonnier dans une cellule sans fenêtre.

Ailleurs, dans d’autres toiles, elle parsème le blanc de la toile de taches évoquant plus le combat des origines que le geste d’un homme.

Les toiles qui nous aspirent vers des scènes esquissées et manquantes, elles, doivent aussi tout au noir. Simplement, elles mettent en scène certaines de nos attentes, celles que nous ne voulons pas nous avouer sans doute. La présence de corps est indéniable même si nous ne parvenons pas à les identifier.

C’est ainsi que face à ces œuvres, se lève en nous un désir insistant et contradictoire, celui de refermer cette boîte entrouverte sur notre nuit intime et celui d’appuyer sur l’interrupteur et de l’éclairer, enfin. Le risque d’y découvrir quelque chose d’insupportable quoique désirable est ce qui semble mouvoir la main qui dans ces œuvres palpe le doute pour le transformer, qui sait, en espoir.

Jean-Louis Poitevin

Thierry Chavenon, Sans titre
2020 - Huile sur toile de lin, 160 cm x 140 cm

« On entre dans l’univers de l’artiste avec inquiétude comme la caméra d’Hitchcock pénètre dans une maison ou celle de Fritz Lang dans une ville : une maison ou une ville avec ses reliefs, ses intrigues, ses épaisseurs, sa force architecturale... à tâtons, on peut se cogner, à la recherche d’une lumière que l’on finit toujours par trouver. Chacune de ses toiles semble être le cadre d’une intrigue, d’un mystère à découvrir, d’un suspense qui aurait pour dénouement une sorte d’anonymat existentiel qui ouvre encore la porte vers d’autres ombres du temps. Le cinéma n’est pas loin.

Il explore en lui la passion de l’ambiance qu’il oppose encore aujourd’hui au narcissisme. Mais le cinéma c’est aussi un travail hiérarchisé, avec ses équipes, avec ses contraintes économiques et humaines qui canalisent les émotions. Plus encore dans la centaine de films publicitaires auxquels Thierry Chavenon a apporté son travail. Outre la démesure de la marchandise et de son prestige qu’il faut toujours éclairer plus, c’est aussi la puissance des directeurs de la photographie comme John Mathieson, Peter Suschitzky, ou Vilko Filac, ces autres démiurges de la lumière, qu’il rencontre là. Grands espaces sud africains ou américains, on est « extérieur plein ciel », mais aussi lumière noire de Berlin ou de Prague qui dans les années 1990 s’envolent vers les marchés, accueillent les tournages européens mais sans pour autant renier leurs filiations Mittel Europa.

Thierry Chavenon, Sans titre
2021 - Graphite & encre sur papier, 50 cm x 65 cm

Puis Thierry Chavenon a voulu en découdre, comme on dit des combats essentiels que l’on remet toujours à plus tard. Il s’est mis à peindre presque comme un fou, une centaine de toiles. Il dit que ses peintures sont des impulsions. Il fabrique une toile comme d’autres piquent une colère. Il travaille par pochade, sans esquisse comme d’autres font du trapèze sans filet, sans ressentir le besoin d’un croquis contraignant. Il peint des masses. Ses pinceaux doivent s’écraser sur la toile et laisser une large empreinte. Sans peur. Avec énergie. Son univers est marqué par une relation dialectique entre le noir et le blanc. Les couleurs se font entendre, mais en sourdine. On y perçoit les échos éloignés de l’Action painting ce courant new yorkais des années 1950 qui ne voulait pas dissocier la gestualité du travail des formes prises par la peinture de certains expressionnistes abstraits. »

Jean-Pierre Hassoun, Directeur de recherche CNRS

Thierry Chavenon, Sans titre
2022 - Encre sfumato sur papier, 20 cm x 40 cm
Thierry Chavenon, Sans titre
2022 - Encre sur papier, 22 cm x 13 cm
Thierry Chavenon, Tournage Bahamas
Photographie
Thierry Chavenon, Sans titre
Huile sur toile de lin tissu, 2022 - 122 x 92 cm

Frontispice : Thierry Chavenon, Sans titre, 2022 - Encre sur papier, 23 cm x 14 cm