lundi 21 novembre 2011

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Entrée gratuite

, Stéphane Le Mercier

Qui du don, qui de la gratuité ? En opposant le gratuit planétaire Vice à l’œuvre discrète de l’artiste américain Ben Kinmont, Stéphane Le Mercier tente de dresser, "à l’heure de l’appauvrissement généralisé", une carte de l’économie sensible.

Bien que le texte suivant soit consacré aux thèmes de la gratuité et du don, il ne s’agira ici ni du Potlatch ni de Marcel Mauss mais plutôt d’une suite d’instantanés, d’arrêts sur image lui rendant un peu hommage. A la façon de cet ethnologue qui étudia sans jamais sortir de son appartement parisien, je me suis contenté d’observer de chez moi quelques comportements qui méritent d’être notés pour les relations qu’ils tissent avec l’économie dominante et la culture quotidienne que cette dernière impose. Preuve que la catastrophe peut nous atteindre de manière privée et profonde sans que nous ayons à nous mêler à l’activité publique de nos contemporains.

La première partie sera consacrée au magazine gratuit Vice, publication planétaire s’il en est, diffusé à plus d’un million d’exemplaires (80 000 pour la France depuis l’année 2007) et qui depuis 1994 (année de sa création) se fait l’écho d’attitudes néo-libérales aussi naïves que violentes.
La seconde partie s’attardera sur l’œuvre de l’artiste américain, Ben Kinmont, né en 1963, vivant à San Francisco et dont l’une des activités principales consiste à produire régulièrement des publications résultant d’enquêtes ou bien d’actions ; simples photocopies agrafées et données lors de ses manifestations publiques.

* * *

Bien que distribué dans des espaces marchands banals (disquaires, franchises, boîtes de nuit) Vice est devenu le magazine que la génération ayant vu le jour depuis le début des années 80 dans les démocraties avancées, se doit d’exhiber comme un signe d’intégration culturelle voire d’émancipation définitive.

Expression communautaire issue de l’ambigu Do it yourself de la fin des années 70, elle s’applique à diffuser une esthétique Trash mêlée de morale libertarienne. Son titre original, The Voice of Montreal, fut modifié en 1996. Les glissements qui consistèrent de passer de « voice » à « vice », d’une localité précise (Montreal, ses spécificités historiques, ses problèmes sociaux) à une internationale fantasmée sont assez significatifs pour saisir les motivations de son équipe éditoriale.

Le surprenant classicisme de sa mise en page (on était en droit d’espérer des partis pris graphiques plus inventifs de la part d’un support fasciné par l’esthétique punk), le savant dosage des espaces rédactionnels et publicitaires pensés pour former au final une seule et même entité ainsi que la raillerie à l’œuvre dans la plupart de ses rubriques (l’ironie critique semble alors une figure bien naïve) font signes ; des signes à destination d’un monde logiquement partagé entre winners et losers.

Pour exemple, je vous renvoie à la rubrique Do’s and Don’ts qui participa largement à la réputation du magazine. « Ce qui le fait/Ce qui ne le fait pas » reproduit ainsi sur un mode anecdotique (le look, la petite amie, l’attitude), la logique de l’exclusion en vigueur dans nos sociétés. Par là, Vice exprime donc réellement un fait social comme les sociologues s’appliquent à le définir :
« ... Le premier critère (du fait social) est celui de la généralité : un fait social est par définition marqué d’une certaine fréquence dans une population, à un endroit et à un moment. A courts termes, les mesures qui en sont effectuées doivent être constantes sur le plan collectif. Mais de manière générale, elles varient selon les sociétés et les époques.
Le deuxième caractère est celui de l’extériorité : le fait social est extérieur aux individus ; il ne se situe pas dans la sphère individuelle mais dans la sphère collective, la sphère sociale. C’est-à-dire qu’il n’est pas né avec l’individu et ne mourra pas avec lui ; il transcende l’individu. L’individu ne perçoit pas naturellement les faits sociaux qu’il rencontre, en dehors des stéréotypes qui sont couramment véhiculés.
La troisième caractéristique du fait social est son pouvoir coercitif : le fait social s’impose aux individus, il ne résulte pas d’un choix individuel mais il est le fruit d’une combinaison de différents facteurs sociaux, économiques, historiques, géographiques, politiques... Cette combinaison impose des contraintes à l’individu, par exemple : il est tenu à avoir tel comportement dans telle situation et à respecter les règles de la convenance. » [1]

Pour Vice, la convenance, c’est bien là le problème. Lui qui se rêve infréquentable, incontrôlable, peu ou pas politically correct, il semble frapper d’une forme de complaisance engourdie à l’endroit de ses annonceurs. Voulant singer l’outsider, le paria, il revêt souvent le masque du vrp en goguette. Ne nous leurrons pas, Vice ne peut être comparé à ces magazines Pop d’avant-garde que furent, à d’autres époques, Rolling Stones, Actuel ou bien Purple Prose. Quand bien même sa superficielle radicalité pourrait inciter certains à ne pas le laisser traîner sur la table du salon, il est plutôt à rapprocher de ces espaces médiatiques promotionnels, expression d’un dévoiement normatif où tous les sujets qu’ils soient graves ou bien tendance sont équivalents (tout se vaut et tout ne vaut rien), vécus à travers les prismes déformants du spectaculaire. Honnêtement, je n’ai pas eu la chance de rencontrer certains de ses lecteurs, mais s’ils sont à l’image des modèles de Terry Richardson, ils expriment alors les bienfaits d’une société du loisir qui n’a plus le temps de s’amuser.

Attardons nous enfin sur une publicité extraite du dernier numéro : elle donne à voir un jeune garçon looké jusqu’aux yeux, façonnant dans l’officine de sa PME ce qui ressemble fort à un bijou, croisement étrange de Damien Hirst et de Murakami. Les slogans d’une annonce publicitaire imprimée pour la marque New Era accompagnent l’ensemble : « Blaze your own trail ». Frayez votre propre voie ! « Fly your own flag » Brandissez votre drapeau ! Succès garanti.

La philosophie de Vice — rien n’est moins gratuit qu’un gratuit — fonctionne à merveille, elle est l’expression d’une culture d’entreprise planétaire et il faut se tourner vers certaines manifestations sociales ou bien artistiques radicalement modestes pour fabriquer un antidote à ce vacarme assourdissant.

De Platon à Hegel, la figure du don n’a pas été envisagée par la tradition philosophique. Seuls les sociologues du début du XXe siècle s’en sont emparés. Il y a forcément dans le don quelque chose qui échappe puisqu’il n’exige nulle contrepartie, au contraire du Potlatch décrit par Marcel Mauss et qui mise sur une surenchère constante. C’est ce qui fascina sans doute tant Georges Bataille et qui s’exprime au travers de ses personnages romanesques qui se donnent violement au destin qui est le leur et ce, sans espoir de retour.

Ben Kinmont [2] développe depuis une vingtaine d’années des actions où faire la vaisselle chez un particulier ou bien discuter avec des inconnus sont synonymes d’une cohésion sociale toujours renouvelée. Ses enquêtes sur des artistes méconnus (Christopher d’Arcangelo) ou ayant cessé toute activité artistique (Devenir autre chose) aménagent une part supplémentaire à l’édifice artistique, celle du non-dit, du refoulé, celle qui n’apparaît jamais en couverture des revues contemporaines. Ainsi, pour le projet Devenir autre chose mené du 21 au 23 novembre 2009, dans le cadre du Nouveau Festival du Centre Georges Pompidou, Ben Kinmont a demandé à sept chefs parisiens d’ajouter une recette supplémentaire à leur carte, en hommage à la destinée d’un artiste qui s’est éloigné de l’art pour devenir autre chose : travailleur social, médecin, etc. La relation entre art culinaire et pratique artistique est omniprésente dans le travail de l’artiste — de plus, notons que son activité professionnelle principale demeure jusqu’à ce jour, libraire spécialisé dans la littérature gastronomiques. Un souci de cohérence. De plus, la préparation d’un menu requiert toujours une durée plus importante que sa consommation, elle convoque des savoirs ancestraux et des astuces souvent liées à son élaboration même, des découvertes joliment fragiles.
On peut évidemment, dans le cas de Ben Kinmont, signaler une dématérialisation propre à la tradition conceptuelle. Plus précisément, je pense que l’exigence qui est la sienne s’articule autour de deux points précis :
- 1 - Le don est une forme contractuelle. Il lie l’artiste à ses différents collaborateurs (collectionneurs, institutions et de façon générale, toutes personnes susceptibles d’accueillir le travail de l’artiste durant un temps donné) et précise toujours la qualité de l’action selon des modalités qui font œuvre au même titre que l’œuvre elle-même.
- 2 - La diffusion de certaines publications résultant d’enquêtes ou d’actions menées est généralement conçue pour l’espace public, produisant alors une sculpture discrète ou un monument détourné à l’usage du plus grand nombre. L’attention apportée alors aux dites publications (couleur du papier, numéro d’ISBN, nombre d’ouvrages édités) pour un résultat toujours modeste, est constitutive du projet.

Citons un révolutionnaire russe moustachu, « L’éthique est l’esthétique de l’avenir ». Ben Kinmont s’applique à illustrer cette pensée avec légèreté. Dans le don, rien est laissé au hasard puisqu’il qu’il n’a paradoxalement ni projet ni manifeste. Plus il est ténu, plus sa qualité est grande. C’est l’attention portée aux détails, à des techniques désuètes ou à des comportements interstitiels (offrir un bouquet de fleurs, préparer des gaufres dans le cas de l’artiste américain) qui génèrera une mémoire active de l’œuvre, seule apte à la projeter encore dans le courant de l’Histoire.
Ainsi, si le gratuit apparaît comme l’expression de l’appauvrissement généralisé (je me souviens d’un court reportage sur France Info, radio publique, qui invitait les auditeurs à manger gratuitement en retournant systématiquement les bons « Satisfait ou remboursé » ou bien, on croit rêver ! en fréquentant les dégustations de vin), le don, au contraire, augmente le réel.

« Je fais un sale métier mais j’ai une excuse, je le fais salement. » se vantait le héros de Georges Darien dans son roman Le voleur publié en 1897. Ce credo libertaire s’est aujourd’hui métamorphosé en roublardise communicationnelle. Les médiatiques ont réponse à tout mais ne nous effrayons pas car si l’entrée est gratuite, la sortie, elle, est obligatoire.

Notes

[2J’ai eu la chance d’approfondir ma connaissance de ce travail dans le cadre de Table d’Hôtes, en juin 2010, à Lyon, projet curatorial mené par mes soins et ceux de Pierre-Olivier Arnaud (collection Frac Rhône-Alpes). Pour toute recherche, voir le site de l’artiste, précisément documenté, http://benkinmont.com. Ben Kinmont est représenté en France par la galerie Air de Paris.

Texte écrit pour la soirée fondcommun, au Centre International de Poésie Marseille en mars dernier. Modérateur Vincent Bonnet.