dimanche 31 juillet 2022

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Écouter les voix

Marionnettes de Vanda Spengler

, Jean-Louis Poitevin et Vanda Spengler

Intimes et lointaines, proches immensément proches et extrêmement distantes, telles sont les voix que peuvent faire revenir et parvenir à notre écoute consciente les masques et les poupées. Telles sont les voix que nous font entendre les images de Vanda Spengler. Pour savoir ce qu’elles peuvent nous dire, il suffit de s’adresser à l’un de ses masques ou à l’une des poupées qui vivent encore dans nos coffres à jouets, dans nos cerveaux ou dans le regard d’un autre. Et c’est ce à quoi nous invitent concrètement ces images.

Avec un ensemble conséquent d’images issues de mises en scène élaborées autour de la question du masque et de la marionnette, Vanda Spengler s’inscrit dans une longue lignée de réflexions sur ces éléments matériels qui incarnent à eux seuls l’une des questions les plus essentielles que se posent les humains, celle relative à ce qu’ils sont. Non pas qui suis-je ? mais bien que suis-je ? Et en effet, telle est bien la question qui vient percuter de son mystère nos consciences abasourdies.

Car cela ne va pas de soi d’être ce quelque chose qui prétend se présenter comme un être vivant autonome et unique. Tant d’éléments viennent nous persécuter qui nous murmurent à l’oreille, que non, nous ne sommes pas un mais deux, pas libres et autonomes, mais le jouet de visions, d’hallucinations provoquées par un ou des dieux ou par un défaut de fabrication de la mécanique humaine que nous incarnons.

Bref, rien ne tient de ce qui fait le sujet quand s’ouvre soudain la porte qui conduit dans la réserve du grand théâtre du monde où l’on trouve les figures de nos doubles si proches, si semblables, si inanimés et pourtant si pleins de l’énigme même que nous cherchons à percer.

Platon, avec son mythe de la caverne, n’est pas sans nous plonger dans la nuit de la question relative à notre statut d’êtres non autonomes puisque soumis à la puissance d’illusion d’un théâtre dans lequel nous sommes à la fois les acteurs et les spectateurs. Euripide dans l’une de ses toutes dernières pièces, Les Bacchantes, démontre avec force et non sans mettre à jour l’existence autour de l’être de l’homme d’une impitoyable violence, celle de Dionysos évidemment, comment les hommes, et ici les femmes, ne peuvent prétendre à une autonomie absolue. Pour le grecs, ils et elles sont toujours susceptibles d’être « pris et emportés au-delà d’eux-mêmes » par un dieu. Le psychisme est à la fois et fragile et orgueilleux, et puissant et soumis à la puissance des dieux agissant quand bon leur semble, pour le meilleur les dieux sont aidants, et pour le pire, ils peuvent se retourner contre tel tou tel s’ils ne sont pas honorés comme ils pensent devoir l’être.

Les images de Vanda Spengler mettent en scène la part d’ombre inhérente à cette tragédie de la conscience humaine et de l’être humain : le fait de ne pas pouvoir être « un ». On pourrait aussi dire que ce que l’on a appris à appeler l’inconscient est l’un des noms de cette dualité interne à l’être humain parlant et que ce que son existence nous rappelle, c’est combien nous sommes impuissants à contrôler les forces qui en nous agissent et nous agissent.

Ce sont les modalités de ce face à face impossible entre moi et cet autre qui vit en moi, moi et ces autres, car souvent ils sont plusieurs à hanter notre esprit, que ces images explorent avec une perspicacité efficace et radicale.

D’autres encore ont montré comment la marionnette, la poupée ou le masque, étaient des entités concrètes et des incarnations de forces psychiques puissantes et irascibles. Heinrich von Kleist et son court essai narratif intitulé Sur le théâtre de marionnettes nous entraîne dans une approche plus légère apparemment puisque tournée vers la question de la grâce, mais pas moins obsédante, car c’est finalement notre statut d’être soumis à la dure loi du péché originel qui est mise en avant. C’est moins de savoir si l’homme plus ou moins que la femme est ou serait le fautif que de savoir si la connaissance en général et donc celle de notre psyché est ou sera un jour possible intégralement. Il semble, à ce jour que la réponse est : non ! Mais cela n’empêche en rien de chercher du côté de la beauté un peu de secours face à l’angoisse qui naît chaque fois que l’on perçoit, en soi ou dans l’autre, que l’on est ou qu’il est le jouet de forces qu’il ne comprend ni ne maîtrise.

Plus proches de nous et plus proches sous certains aspects des images de Vanda Spengler, on retrouve sur notre route, la poupée d’Oscar Kokoschka et surtout celle de Hans Bellmer. On évoque souvent la figure de l’altérité, celle d’un autre soi, d’un autre à l’intérieur de soi, avec le masque, ou celle de l’incarnation de l’objet du désir avec la poupée. C’est à l’évidence le cas. Cependant, poupées et masques, ici, semblent nous conduire non seulement à voir, mais à entendre quelque chose ou à remarquer qu’ils sont l’un et l’autre des acteurs permettant à ceux qui les portent, les tiennent ou les regardent d’entrer en conversation, et cette conversation est ce qui constitue le véritable sujet de ces images. Non qu’on l’entende mais on sait que ce qui a lieu et dont les images témoignent, c’est qu’elles existent. C’est qu’elles font mieux et plus qu’exister. En envahissant le monde de nos perceptions de l’évidence de leur existence manifeste, ces conversations naissent en nous comme reviennent nous hanter des souvenirs enfouis depuis une éternité. Et cette éternité est moins celle de l’inconscient que celle de l’état d’avant notre conscience, qui survit en nous à travers des interrogations plus souvent que des expériences directes. Car notre dépendance au langage est paradoxalement ce qui nous empêche le plus souvent de parvenir à faire ou refaire l’expérience de notre accession à la langue et avec elle de notre fêlure intérieure qui est moins un danger, celui d’une schizophrénie, qu’une chance, une schize productrice de rencontres inattendues et belles. Une chance en tout cas si l’on parvient en effet non seulement à accepter mais surtout à articuler notre langage à la langue, à écouter les voix qui viennent d’ailleurs et à les faire se rencontrer avec les accents immémoriaux dont la langue est porteuse.

Parmi ces accents, il y a le fait que nous savons, même si tout nous pousse à le nier, et parfois de manière violente et irrémédiable parfois jusqu’à en mourir, que nous ne sommes pas seuls. Il ne s’agit pas de cette solitude de l’être humain dans l’univers. non, il s’agit de cette solitude de l’individu au milieu des autres. Oui, on nous le répète assez souvent, nous naissons et mourront seuls ! Certes ! mais nous vivons accompagnés, portés, secourus, aidés et parfois il est vrai inquiétés, par des voix dont un peu d’attention nous fait comprendre qu’elles proviennent à la fois de zones les plus profondément enfouies en nous et donc en un sens les plus proches de notre être conscient, et pourtant les plus lointaines moins dans l’espace que dans la durée, puisque parlant plus ou moins la langue des dieux.

Voir en ligne : http://www.vandaspengler.com