mercredi 29 août 2018

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Dissociation, Altérité, Ré-appropriation

Du corps exotique au corps post-exotique

, Valentina Gioia Levy

Depuis le « postmoderne » une multitude de « post-ismes » se sont enchaînés dans le cadre des études en sciences humaines.

Post-structuralisme, Post-idéologie, Post-fordisme, Post-colonialisme, Post-internet sont parmi les définitions qu’on retrouve plus fréquemment en relation avec les pratiques artistiques actuelles. Il semblerait que, depuis quelques décennies, le monde traverse une phase de refus de toutes les théories qui ont animé les débats culturels du siècle précédent et on a aussi l’impression, qu’entre la toute dernière partie de la deuxième moitié du XXe siècle et le début du XXIe cette exigence de re-définition des phénomènes culturels, sociaux, économiques et de communication actuelle subit une certaine accélération.

Cependant, cette urgence de re-définition n’a pas produit beaucoup de nouvelles définitions, mais plutôt une prolifération des « post-ismes », qu’on pourrait définir comme des tentatives de dépassement d’un concept tout en remarquant son lien de consécution avec ceci. Si d’un côté cette tendance semble résonner en connexion avec la célèbre phrase de l’artiste conceptuel américain Douglas Huebler qui disait : « The world is full of objets, more or less interesting ; I do not wish to add any more » alors pourquoi ajouter d’autres définitions dans un monde qui est déjà presque saturé par celles-ci ? D’un autre côté la tendance à la création des post-isme peut aussi être considérée comme un stratagème pour assurer une sorte de continuité culturelle avec les catégories précédentes.

Au début des années 90 au cours d’une interview, l’écrivain français connu sous le pseudonyme d’Antoine Volodine définit le genre littéraire qu’il avait inventé comme « post-exotique ». Encore un autre post-isme donc, qui est devenu depuis assez récurrent dans ses écrits. Volodine a essayé d’expliquer la signification de ce terme à plusieurs reprises, sans pour autant arriver à en éclaircir complètement le sens. Le « Post-exotisme » semblerait être une sorte de mot-conteneur qui inclut les définitions les plus variées, mais surtout un dispositif littéraire qui a pour but de fournir un appareil de références aptes à structurer et à rendre plus vraisemblable le travail de fiction de Volodine. La littérature post-exotique est une littérature de l’ailleurs, dans laquelle le lointain n’a pas tellement une valence spatiale, mais plutôt identitaire et temporelle.

Le concept d’altérité qui est à la base de l’idée même d’exotisme, se manifeste plutôt comme une multiplication des identités individuelles et comme une forme d’écartement au sein du soi, plutôt que comme une forme d’étrangeté vis-à-vis de l’autre. Ce genre littéraire ne fait pas référence à des imaginaires d’autres latitudes mais à des imaginaires des lieux de fictions dont la vraisemblance est assurée par la création des identités et des lignes temporaires multiples qui se superposent.

Romina De Novellis – Gradiva, 2017, Performance in Pompei, Polaroid Photo Mauro Bordin © l’artiste et la Gallerie Alberta Pane

Apparemment, le post-exotisme de Volodine n’a pas beaucoup à voir avec le concept d’exotisme, en tant que catégorie esthétique diffusée à une époque coloniale, mais plutôt avec la signification ancienne du mot grec exo « au-dehors » ou exôtikos « étranger, extérieur ». Cependant cette étrangeté se produit vis-à-vis du soi.

En effet, le concept même d’exotisme semblerait aujourd’hui presque dépourvu de sens ou, en tout cas, relié à un autre siècle. Dans cette dernière phase de la mondialisation, que certains spécialistes ont commencé à appeler « post-globale », époque de migrations, d’hybridation culturelle, de mobilité continue, de connexions et de réseaux virtuels couvrant toute la surface de la planète, le concept d’exotisme peut-il avoir encore du sens ? À bien regarder, il n’y a même plus un « extérieur » en tant qu’espace autre par rapport au système mondial hyper-connecté. Quand on pense au concept du « dehors » on l’associe de plus en plus à l’idée d’en dehors du réseau et donc à la condition off-line. Tandis qu’aujourd’hui le concept de « joignabilité » est considéré en général, en termes d’accessibilité virtuelle et de connexion plutôt que de distance géographique. L’idée des territoires inconnus et mystérieux est un mirage du passé pré-moderne. Aujourd’hui rien n’échappe au réseau virtuel qui enveloppe la planète et les réseaux sociaux nous rappellent qu’il y a une prolifération d’utilisateurs dans tous les continents qui emploient les mêmes applications et les mêmes outils virtuels tous les jours.

Celui qui est lointain, donc, n’est plus tellement celui qui se trouve dans une longitude autre, mais plutôt celui qui se trouve avant ou en arrière sur la ligne du temps. Le concept d’altérité semblerait se manifester avec plus de force quand on est dans le domaine des distances temporales, et ce qui était une fois la « fascination exotique » ou le goût de l’exotique se manifeste aujourd’hui plutôt par rapport à un passé mythifié, ou simplement idéalisé, dans lequel nous sommes les autres. À l’ère actuelle, on pourrait affirmer que la condition post-exotique est un état de l’être partagé par l’humanité dans sa totalité car tous les peuples de la terre se trouvent désormais dans une phase plus ou moins avancée de modernité.

À la lumière de ces considérations, l’invention littéraire de Volodine dépasse la limite de la fiction narrative pour acquérir une signification beaucoup plus large qui peut englober les domaines de la création artistique et de l’esthétique.

Appliquée au domaine des arts visuels actuels, la définition de Post-Exotisme se révèle particulièrement efficace et utile afin d’identifier un ensemble de démarches ou d’attitudes artistiques, comme aurait pu les définir le curateur Harald Szeemann, qui ont en commun la fascination pour cette dimension d’étrangeté vis-à-vis du présent et qui se sont développées à partir d’une assimilation ainsi que d’un dépassement du récit post-moderne. Les artistes post-exotiques ont en commun une démarche caractérisée par la tendance à recouvrer des formes esthétiques pré-modernes afin de les re-agencer selon un goût contemporain. Rejetant l’esprit critique ou parodique qui avait animé les artistes post-modernes, le passé est perçu comme un temps mythique mais surtout comme la clef de compréhension du malaise contemporain.

Nombreux sont ces artistes dont le travail pourrait être défini comme post-exotique. On pourrait inclure dans cette catégorie esthétique les œuvres shinto-futuriste de l’artiste japonaise Mariko Mori, les sculptures-mannequins habillés avec des vêtements du XIXe siècle en tissu wax de l’anglo-nigérian Yinka Shonibare, les installations de tapis liquéfiés de Faig Ahmed, le travail de l’Égyptien Moataz Nasr qui mélange constamment les références esthétiques traditionnelles aux questions socio-politiques actuelles, les sculptures-fétiches de Pascale Marthine Tayou, mais aussi, parmi les artistes qu’on pourrait définir « occidentaux », Jan Fabre et ses constantes références esthétiques et formelles à la Renaissance flamande, Berlinde De Bruyckere et ses installations qui rappellent la tradition des Vanitas, les tableaux de Nicola Samori qui témoignent de toute son obsession pour le réalisme et les tonalités sombres de la peinture baroque italienne. Il ne s’agit donc plus d’un refus de l’avant-garde ou du principe de l’innovation à tout prix, mais plutôt d’une volonté consciente et bien déterminée de re-activation de certaines valeurs plastiques et conceptions esthétiques pré-modernes contribuant à établir une sorte de re-connexion des identités multiples de l’être humain dépaysé dans le chaos du monde post-global.

Lors de la 4e édition de la biennale de Land Art en Mongolie, l’une des fondatrices du collectif féminin Nomadic Wave, la jeune artiste Eya Gambat, s’interrogeait sur son identité et sur l’identité du peuple mongol qui avait été mise à l’épreuve par la longue période soviétique. Après la tentative de substitution culturelle perpétrée par le gouvernement communiste qui avait essayé pendant des décennies d’imposer au pays les valeurs socialistes, la Mongolie se trouve aujourd’hui face à une urgence de « re-construction » de sa propre identité culturelle. Eya Gambat qui depuis quelques années essaye à travers son travail d’artiste de recoudre métaphoriquement la déchirure produite pendant la période soviétique disait avoir souvent eu l’impression d’être comme une « touriste » dans sa propre culture.

Le sentiment de dissociation par rapport à ses origines, à sa propre culture et au passé de son peuple produit une condition d’altérité au sein de l’individu qui semble être partagée par un grand nombre d’artistes sur les cinq continents. Ce malaise semble d’ailleurs à l’origine d’une exigence de re-appropriation du temps perdu qui se manifeste aussi avec cette exigence de rattachement à des valeurs identitaires pré-modernes.

Moataz Nasr – Rose (The slave Market), 2016, estampe photographique « Una esclava en venta » de José Jiménez Aranda (1837-1903), 185 cm x 146,5 cm, © Museo Nacional del Prado, Photo Ela Bialkowska, Photo Rémi Lavalle

La question du corps et de la performance artistique s’inscrit dans le cadre de l’esthétique post-exotique en connexion avec le thème de l’identité individuelle et collective. Il est important tout d’abord de revenir sur le concept de « corps exotique » qui est par définition celui de l’autre, celui dans lequel on retrouve des caractéristiques que nous fascinent puisque différent du nôtre, car perçues comme lointaines, atypiques et qui nous rappellent d’autres lieux, d’autres latitudes ou des paradis perdus. Le corps exotique est un corps passif. C’est celui sur lequel se pose le regard du voyageur occidental, de l’anthropologue, du colonisateur. Souvent dans l’imaginaire colonial on retrouve le thème du corps exotique considéré comme un objet érotique [1].

Mais comme on l’a déjà remarqué au début de ce texte le « regard sur l’autre », en tant que forme d’évasion esthétique de la banalité de la vie quotidienne, n’a presque plus de sens aujourd’hui. « L’autre » n’est pas seulement parmi nous, mais dans le cadre des nos sociétés multiraciales l’autre, c’est souvent nous. Par ailleurs, dans le monde post-global le citoyen extra-occidental pose aussi son regard sur l’Occident, en produisant des formes de résilience culturelle telle que le concept d’occidentalisme dont parle souvent l’artiste Indonésien Eddy Susanto. La multiplication des perspectives et des « regards » produit aussi un éclatement de l’idée d’exotisme contribuant à son épuisement définitif.

En revanche, le concept de corps post-exotique est encore inexploré. Comment pourrait-on le définir donc ? Le corps post-exotique est aussi le corps d’un autre, mais cet autre, c’est le sujet lui-même, c’est-à-dire le possesseur de ce corps. Il s’agit donc encore une fois d’un terrain de projections et de fantaisies, mais qui concerne les autres identités du sujet même. Dans le cas spécifique c’est le corps de l’artiste performer qui se projette dans un temps et dans une dimension autres à la recherche d’une re-connexion esthétique et formelle avec ses identités multiples.

Le corps post-exotique est un corps actif qui s’impose par lui-même comme objet exotisé. Comme pour le corps-mémoire théorisé par Jerzy Grotowski, le corps post-exotique garde en soi les mémoires individuelles et collectives d’un passé, et des valeurs plastiques et esthétiques, souvent rattachées à une communauté ou à une localité spécifique.

C’est le corps de ce genre d’artiste qui se fait à la fois anthropologue et chaman, objet artistique et générateur de liens sociaux, comme le Nigérian Jelili Atiku dont les performances participatives ressemblent à des complexes rituels Yoruba, Romina de Novellis qui pour ses performances-processions s’inspire des traditions populaires du sud de l’Italie, Nikhil Chopra dont les mises en scène explorent souvent le traumatisme du déracinement de l’individu dans l’Inde post-coloniale.

Le corps post-exotique n’est donc pas seulement un outil visuel apte à représenter le voyage invisible de l’artiste, mais c’est aussi le territoire où le parcours à rebours dans le temps de l’artiste a lieu, et l’espace de la catharsis et de la réconciliation des traumatismes de la modernité.

Notes

[1Boëtsch Gilles, Savarese Eric. « Le corps de l’Africaine. Érotisation et inversion », in : Cahiers d’études africaines, vol. 39, n°153, 1999. p. 123-144.

Couverture : Jelili Atiku – Festino della Terra (Alaraagbo XIII), 2018, Performance in Palermo, Manifesta12 © l’artiste