mercredi 1er mars 2023

Accueil > Les rubriques > Entretiens > Deux entretiens avec Jean Guiart

Deux entretiens avec Jean Guiart

Précédés de quelques précisions à propos de Jean Guiart

, Jonathan Bougard

Un entretien de Jonathan Bougard avec Jean Guiart, autour du grand sculpteur tahitien, Vaiere Mara et de beaucoup d’autres choses.

Quelques précisions à propos de Jean Guiart

Ma première rencontre avec monsieur Guiart doit remonter à fin 2012. Je n’avais alors jamais entendu parler de lui. C’était au salon du livre de Papeete où il tenait chaque année un stand présentant les titres du Rocher-à-la-Voile, sa petite structure d’édition. Je passais là par hasard, revenant de Arue et retournant sur Faa’a, j’ai vu de l’animation et j’ai fait le tour des stands, mon vélo à la main. Les titres exposés sur le stand du Rocher-à-la-voile ont retenu mon attention et j’ai commencé à lire une quatrième de couverture assez virulente. Le vieux monsieur qui tenait le stand s’est alors intéressé à mon vélo :

Vous avez un beau vélo. Dit-il en se levant.

Et il est venu examiner mon vélo. En effet c’était un curieux vélo tout terrain avec de grosses fourches suspendues, beaucoup de vitesses, un cadre exosquelette et des disques hydrauliques, bien pratique pour grimper la montagne, agréable pour les descentes mais qui nécessitait un entretien soigné.

Il regardait le vélo d’un air rêveur et je l’ai laissé prendre le guidon en main. Il a un peu fait jouer les suspensions avant de retourner s’asseoir.

Lorsqu’il m’a demandé ce que je faisais dans la vie, je lui répondis que j’avais été adopté dans une famille tahitienne, que je revenais d’une année passée à faire le coprah au secteur de Rangiroa aux Tuamotu, et que je publiais de petites histoires illustrées de dessins dans la Dépêche de Tahiti au rythme d’une page en couleurs par semaine, les Chroniques Paumotu. Les dames qui lui tenaient compagnie se sont alors animées, elles ne manquaient pas un épisode des Chroniques Paumotu…

S’en est suivie une conversation à bâtons rompus qui a duré plus d’une heure je pense, et alors que j’allais quitter son stand il m’a retenu et a choisi deux ouvrages qu’il a demandé à une des deux dames qui lui tenaient compagnie d’empaqueter dans un petit sac en papier. Précis de la méthode en Anthropologie sociale et Malekula l’explosion culturelle. Sur l’un des deux livres monsieur Guiart avait noté son numéro de téléphone, me proposant de passer lui rendre visite. J’étais en Polynésie depuis six ans et je n’avais encore rien lu sur le Pacifique. J’ai lu et relu ces ouvrages, sans toutefois oser appeler leur auteur.

L’année suivante je suis repassé au salon du livre de Papeete et cette fois j’y allais pour revoir monsieur Guiart. J’avais renoncé au vélo pour me déplacer à pieds. Monsieur Guiart était bien là, il se souvenait très bien de moi et on a repris tout naturellement la conversation.

Je lui ai beaucoup parlé du sculpteur Vaiere Mara que je venais de découvrir grâce à l’argentin Miguel Hunt, il était très étonné de ce que Patrick O Reilly lui ai consacré un ouvrage qu’il ne connaissait pas, et quasi incrédule. Comme j’allais prendre congé, il m’a offert un exemplaire de Connexions, la revue qu’il venait de lancer, et a demandé aux dames qui s’occupaient de lui de prendre mes coordonnées. J’ai lu Connexions dans la soirée jusque tard dans la nuit. J’avais participé à plusieurs revues littéraires dans mon jeune âge en France, animées par de jeunes gens pleins de vanité dont la plupart étaient désormais revenus de leurs illusions et avaient renoncé à toute ambition de publication. Pour ceux qui avaient fait carrière dans les lettres, ils n’avaient plus grand-chose à dire. Qu’un monsieur âgé de 90 ans se lance dans l’animation d’une revue de cette qualité, sans concessions aucune à qui que ce soit et qui plus est en Polynésie, je mesurais la dimension de l’exploit…

Le lendemain mon téléphone a sonné. C’était Jean Guiart et la première chose qu’il m’a dite était : Vos informations sont exactes. Il me demandait un texte sur Vaiere Mara pour sa revue et m’invitait à déjeuner au Blue Banana le lendemain. Il avait ses habitudes au Blue Banana en bord de lagon. Le déjeuner s’est prolongé dans l’après-midi. Monsieur Guiart avait de grandes visions pour Mara, je l’avais convaincu, il mesurait tout de suite l’importance de sa production. Il me recommandait de me tourner vers les océanistes de Saint-Pétersbourg selon lui plus susceptibles de monter une exposition de qualité que les français, et de chercher le soutien du Bishop Museum de Hawaï. Il passa des heures à m’expliquer comment on fabrique des caisses pour monter une exposition, et me donna un de ses livres, comme à chaque fois que nous nous voyions.

Lorsque j’ai rendu à monsieur Guiart Vaiere Mara : le principe du corail, un texte qu’il a publié en octobre 2015 dans le numéro 3 de sa revue Connexions, il me dit : Bougard, votre texte est un très bon texte. Et il s’excusa de ne pouvoir me le payer, une revue savante ne doit pas payer ses contributeurs... Venant de sa part, cela me toucha beaucoup.

J’ai été une première fois filmer Jean Guiart chez lui au Lotus courant 2015 pour un film consacré à un jeune éleveur de coqs de combat, Samson, l’art et le combat. Il s’est prêté au jeu de jouer les consultants éclairés sur la question. L’entretien s’est déroulé en intérieur et à deux caméras. Je coréalisais ce film avec Jean-Philippe Joaquim, un doctorant en anthropologie qui avait dévié vers la réalisation de documentaires grand public. En sortant de chez Guiart, il me dit : pour moi filmer Jean Guiart c’est comme filmer le pape. Cependant cet entretien me frustra, car si Guiart fut très bon client, nous travaillions avec un producteur qui récupérait les caméras le soir et restait propriétaire des rushs, et je n’ai pas pu en profiter pour poser toutes les questions qui me venaient à l’esprit.

J’ai commencé à proposer le sujet d’un film documentaire consacré à la vie et l’œuvre de Jean Guiart à divers producteurs et diffuseurs qui trouvèrent tous le sujet trop difficile. Je n’ai pu investir dans ma propre caméra et devenir indépendant qu’en 2017. J’ai tout de suite été filmer un premier entretien avec Jean Guiart, chez lui sur la terrasse, suivi d’un second la semaine suivante, alors que je travaillais sur d’autres films. J’ai enfin pu lui poser toutes les questions que j’avais en tête et enregistrer ses réponses. Je sentais qu’il y a avait urgence à le faire. Parce que Guiart était exceptionnel. J’en ai publié de courts extraits puis les rushs sont restés dans mes tiroirs.

Mon activité principale était devenue le travail de recherches et d’inventaire des œuvres de Vaiere Mara en Polynésie, ainsi que l’écriture d’un documentaire qui lui serait consacré. Je transmettais le fruit de mes recherches à monsieur Guiart, qui désirait en faire un livre. Visuels, textes et entretiens. Mais je n’avais plus le temps de monter le voir au Lotus.

C’est en 2018 que monsieur Guiart m’a permis de ressentir ce qu’avait dû connaître Vaiere Mara lors de la publication du Bois légendaires de Mara sculpteur tahitien de Patrick O Reilly, publié à son insu. D’abord Jeanne la fille de Mara m’a complimenté pour mon livre sur son père. Je n’ai pas compris, sans y accorder trop d’importance. Quelques semaines plus tard ce fut au tour de Michel Mara de me remercier pour mon livre sur le sculpteur. Comme je lui demandais de quel livre il me parlait il n’a pas trop su me répondre mais m’a affirmé l’avoir eu entre les mains. Un ami le lui avait prêté et il en avait pris connaissance avant de le lui rendre. J’ai commencé à me poser de sérieuses questions, sans penser une seconde à monsieur Guiart. Un peu plus tard c’est finalement Gilles Mateha Mara qui a sorti le numéro 9 de la revue Connexions de sa bibliothèque et me l’a mis entre les mains. Un de ses collectionneurs lui en avait fait cadeau. Je découvris alors que Monsieur Guiart avait publié la matière que je lui avais transmis dans un gros dossier consacré à l’inventaire Mara, ainsi que les entretiens avec la famille du sculpteur. Il avait tout simplement oublié de me prévenir. Je suis allé le voir chez lui. Il avait pris un sérieux coup de vieux, beaucoup maigrit. Il me remit un exemplaire de l’ouvrage ainsi que le numéro suivant et son dernier livre, et insista pour rencontrer les enfants Mara.

Début 2019 nous sommes donc montés au Lotus avec Michel Mara, fils ainé du sculpteur. Bien qu’ayant encore beaucoup maigri monsieur Guiart avait encore toute sa tête. Il parla beaucoup, rit beaucoup et offrit à Michel le dernier numéro de Connexions, qui s’ouvrait sur la photo d’une belle pièce de Mara. Il me reprocha de ne pas lui avoir donné de nouveau texte pour ce numéro et je lui en promis un pour le suivant.

Le numéro 10 de la revue Connexions est plus copieux que les autres et rassemble essentiellement des textes de monsieur Guiart lui-même, dont un ensemble de cinq longs textes réunis sous l’intitulé l’histoire coloniale :

Le vol de la terre
Le vol des hommes
Le vol des cultures
Le vol de la loi
La trahison des clercs

Ces essais d’un homme âgé de 96 ans sont ce que j’ai pu lire de meilleur et de mieux informé sur la question complexe du foncier en Polynésie, avec laquelle mon adoption dans une famille d’ascendance royale propriétaire de nombreuses terres m’avait familiarisé. Ils ont été très peu lus, la revue Connexions n’étant distribuée que dans deux points de vente sur Papeete et monsieur Guiart ne s’occupant plus des envois. Heureusement grâce au remarquable travail d’Andreas Dettloff qui anime le site jeanguiart.org, une version numérique de tous les numéros de Connexions ainsi que d’un certain nombre d’autres ouvrages est aujourd’hui disponible en téléchargement libre.

C’est notre ami commun Andreas Dettloff qui m’a annoncé la nouvelle du décès de monsieur Guiart. J’ai été le voir à la veillée puis j’ai assisté à l’enterrement au cimetière de la pointe des pêcheurs de Punaauia, dans la même sépulture que son épouse Joséphine. Il y avait une trentaine de personnes. J’ai jeté une rose sur son cercueil. Bientôt trois ans plus tard il n’y a toujours pas son nom sur la tombe, seulement celui de son épouse Joséphine.

Voici donc les deux entretiens qu’il m’a tant tenu à cœur de filmer tant qu’il en était encore temps. Une fois la caméra coupée, il continuait de parler des heures, infatigable. Il parlait surtout géopolitique et restait très informé. La question de la Crimée, qu’il connaissait bien, le tracassait particulièrement.

Dernière visite à Jean Guiart en compagnie de Michel Mara, fils aîné du sculpteur Mara.
Jean Guiart tenait beaucoup à le rencontrer et à lui remettre un exemplaire de sa revue Connexions, qui contenait des œuvres jamais publiées.

Deux entretiens avec Jean Guiart

Réalisés chez lui au Lotus à Punaauia en 2017

Premier entretien

Les photographies en couleur ne tiennent pas bien le coup. Au bout de dix ans elles s’abîment. Le blanc les photographiait (les canaques) pour gagner de l’argent. Il ne leur donnait rien en échange, alors ça devenait compliqué. A Tahiti non, ce n’est pas ça. Mais aux Vanuatu, en Nouvelle-Guinée c’était ça.

Donc vous avez renoncé à photographier ?

Alors j’ai arrêté les photos pour ne pas avoir d’ennuis. Et puis passer mon temps à faire des photos, c’est pas très… C’est une intrusion dans la vie des gens. Alors faut se faire pardonner après. Quand je les soignais, ça allait. Comme je les soignais, j’avais droit à quelque chose. Mais quand ils avaient quelqu’un sous la main qui pouvait les soigner c’était plus la même chose. Ce qui était marrant c’est qu’ils me fouillaient. Ils fouillaient mes affaires en douce. Toujours. Pour voir si je n’avais pas de pétard. Parce que si j’avais un pétard j’étais comme les autres blancs. Si je n’en avais pas j’étais différent.

J’ai lu dans un vos livres que Lévi-Strauss avait lui justement un révolver sous son oreiller…

Oui. C’est de la connerie. Mais c’était l’idéologie de l’époque. Et puis au Brésil ils n’étaient pas très gentils avec les indiens. Alors les indiens se méfiaient. Mais il n’y avait pas que les indiens, il y avait le jaguar. La nuit. C’était aussi pour le jaguar, le pétard. Parce que les jaguars chassent la nuit. Alors quand ils se mettent à entrer dans les grandes maisons indiennes qui sont ouvertes de tous les côtés, il vaut mieux avoir une arme à portée de la main. Mais je n’ai jamais eu d’arme. Par contre en Nouvelle-Guinée ils avaient eux des armes. Mais ils avaient pas de cartouches. Ils m’ont fait acheter des cartouches et ils m’ont fait tirer avec leurs fusils. Pour être à l’abri des policiers australiens. Alors c’est moi qui tirais sur les oiseaux en vol pour le repas du midi.

Ha, vous avez été en Nouvelle-Guinée ?

Oui, y compris en Nouvelle-Guinée occidentale avant les indonésiens, du temps des hollandais.
J’ai lu dernièrement que vous n’aimiez pas tellement Godelier, qui s’est intéressé à la Nouvelle-Guinée je crois…

Il a été dans l’intérieur oui, dans la montagne. Moi je suis allé dans la vallée du Sepik.

Vous avez dû prendre des photos là-bas ?

Mon appareil est tombé dans le Sepik et personne n’a voulu plonger à cause des crocodiles. Alors je me suis retrouvé sans appareil. Il était dans une boîte hermétique mais il était mal vissé. Mais j’ai des photos de Nouvelle-Guinée occidentale. Là l’appareil était présent. J’avais un appareil qui faisait des photos carrées, un appareil allemand d’avant-guerre, on cadrait par le dessus de l’appareil. Je ne me rappelle plus du nom de la marque. Je n’ai jamais pu en racheter un autre. Après j’ai essayé des Minolta mais ça faisait des photos trop petites, on perdait des détails. Alors j’ai pris un Canon après. J’ai publié un certain nombre d’images.

Vous avez beaucoup d’images ?

J’en ai un peu, oui. Mais j’en ai perdu. J’ai des photos couleur qui se sont abîmées. Il y en a d’autres qui ne se sont pas abîmées, je sais pas pourquoi. Et puis on m’en a volé. Quand j’envoyais pour les faire tirer, le tireur m’en a volé. Les gars de chez Kodak, ils volent. Sinon j’ai tout là. Pour les archives, j’ai tout là.

Au Vanuatu y a eu des anglais et des français tués par-ci par-là, toujours à l’arme blanche, jamais avec un fusil. Les fusils c’était pour la chasse. Ils ne gaspillaient pas leurs cartouches pour des européens. En Calédonie les colons isolés n’ont pas étés tués. Par contre il y a eu des insurrections avec pas mal de monde des deux côtés descendus. Mais au Vanuatu c’était des trucs individuels. Un gars à qui on n’avait pas payé son travail, alors il partait, il revenait et il liquidait toute la famille de son employeur. Ou bien des histoires de terre. Mais aux îles Loyauté il n’y a rien eu. Lifou, Mare, Ouvéa. Il n’y a pas eu d’insurrection, il n’y avait pas de colons. C’est marrant parce que la terre aux îles Loyauté c’est des cuvettes dans le corail, et le corail est surélevé à quarante mètres au-dessus de la mer. Mais alors, les colons européens ils viennent avec des charrues. La charrue dans le corail ça ne donne rien du tout. Alors ils ne sont pas venus. Alors il n’y a pas eu de transferts fonciers. Alors les gens ne se sont pas révoltés. Tandis qu’en Calédonie il y a eu une insurrection à chaque génération. Au Vanuatu ils se contentaient de foutre les gens dehors. Il y avait des européens un peu plus intelligents qui tenaient le coup plus longtemps, ou jusqu’à leur mort. Et en Nouvelle-Guinée, le gouvernement australien a attribué des retraites à tous les colons australiens à condition qu’ils quittent la Nouvelle-Guinée. Alors ils sont partis et on a plus eu d’emmerdements à cause des colons. Parce que le gros problème de la colonisation c’est les colons. C’est la stupidité politique des colons. Comme en Algérie, comme en Afrique, comme ailleurs. Là je suis en train de préparer pour l’édition un manuscrit rédigé par un marin qui a participé à la guerre d’Indochine, à la guerre d’Algérie. Pendant la guerre d’Algérie, à un moment il était gardien pour une grosse compagnie agricole européenne. Il décrit que dans la cour où il y avait la maison de maîtres, il y avait un local pour loger du personnel européen, mais la famille arabe, on l’avait mise dehors, sous un escalier. On n’avait pas donné de logement. Et au Vanuatu et en Calédonie on a eu des tas d’ennuis quant on s’est mis à donner des logements convenables à des fonctionnaires canaques. Les européens ne voulaient pas. Les logements convenables ne devaient être donnés qu’à des européens. Comme on ne les a pas écoutés ils étaient furieux… Ha non les européens étaient bizarres.

On peut peut-être commencer par parler des débuts, de votre enfance…

Ma mère m’a fait apprendre à lire et à écrire en français, en anglais et en allemand à quatre ans et demi. Elle m’enseignait le français et l’anglais. J’avais une dame qui venait pour l’anglais et une autre dame qui venait pour l’allemand. Ça m’amusait beaucoup. La comparaison entre les langues m’amusait. Parce que comme ce sont des langues indo-européennes je voyais les passages. Ma mère était incapable de m’expliquer les passages, je gardais ça pour moi. C’était une petite connaissance que j’accumulais qui m’amusait beaucoup. Parce que du français à l’anglais à l’allemand il y a une grande partie du vocabulaire qui a la même origine, les mêmes racines. En anglais il y a cinquante pour cent des mots anglais qui sont en réalité des mots français transformés du fait de la conquête par les normands. Toute l’administration anglaise fonctionnait sur un vocabulaire français. Comme toute l’administration des postes hollandaises, si vous allez en Hollande vous prenez les imprimés des postes, ils sont en français du temps de la révolution. Ils n’ont pas changés.

Du coup vous avez du vous trouver en décalage, en avance…

Je n’ai jamais pu expliquer à mes copains d’école ce que je savais. Jamais pu. Ils n’auraient pas compris. Je n’ai jamais raconté. Ils se seraient sentis heurtés, parce qu’ils n’avaient pas cette possibilité, ils n’auraient pas compris. C’est très difficile de… J’ai des copains aussi qui ont fait toute leur scolarité avec moi au lycée etc... Après ils ont raté parce qu’ils ont voulu faire du théâtre, des trucs comme ça, des trucs à la mode. S’ils voyaient comme j’habite, comme je vis, ils ne comprendraient pas. Pourquoi pas eux et moi. C’est très difficile d’avoir une supériorité qu’on n’a pas gagné puisque c’est ma mère qui décidait, ce n’est pas moi…

Votre mère me disiez-vous, qui vous donnait des coups de règles sur les doigts…

Oui, dès que je regardais par la fenêtre, les oiseaux, j’avais droit à un coup de règle sur les doigts. Ça marchait bien ça. Mais comme ça m’amusait quand même ça ne m’a pas donné de complexes. J’ai appris l’histoire sainte, elle m’a donné un livre assez ancien qui avait une édition anglaise, une édition française et une édition allemande. J’ai appris l’histoire sainte dans l’édition allemande mais c’était les mêmes illustrations dans chaque édition, des gravures sur bois. De belles gravures sur bois, je les vois encore. Alors il y avait, vous savez la ziggourat, la pyramide à degrés assyrienne. Ce qui m’intriguait c’était les jardins suspendus. Je ne comprenais pas ce que c’était qu’un jardin suspendu. Et personne n’était foutu de m’expliquer. J’ai gardé cette interrogation très longtemps. Qu’est-ce que c’est qu’un jardin suspendu ? C’est des degrés, et à chaque degré il y a un jardin. Mais j’ai mis longtemps à le savoir. Ça m’a trotté dans la tête pendant des années ce truc-là… Les jardins suspendus de Babylone… Ça n’avait rien de tragique, je n’étais pas malheureux à cause de ça, mais…

Mon père avait beaucoup de livres d’archéologie européenne et méditerranéenne, j’ai beaucoup lu ça quand j’étais gosse. Ma mère avant de se marier avait été à Paris suivre un cours à l’école du Louvre. Elle était très forte sur les écoles de peintres etc… Et ma mère m’a mis à l’école, à un moment, à l’école publique. Elle mettait ses filles à l’école des bonnes sœurs et elle mettait ses garçons à l’école publique. Et je savais lire et écrire et mes copains à l’école ils ne savaient pas lire, ils ont mis trois ans à apprendre… Moi j’avais appris en six mois. Alors j’amenais un livre et je lisais en classe, on m’avait mis derrière au bout de la classe et je lisais tranquillement. Alors un jour l’instituteur est venu voir, il a regardé ce que je lisais. C’était l’histoire de l’Asie de Maspero, le grand-père du libraire de gauche, dans le cinquième arrondissement, la librairie Maspero qui est en bas du Boul’mich’… Le grand-père et le père de Maspero étaient des spécialistes de l’Asie. Le grand-père avait fait une histoire de l’Asie. Alors quand l’instituteur est venu et a regardé il a levés les yeux au ciel et puis il est reparti. Il a rien dit. J’étais en train de lire l’histoire des royaumes qui se sont succédé le long du fleuve Oxus. Ça c’est les royaumes d’Afghanistan de l’époque. Et le fleuve Oxus existe toujours. La guerre avec les talibans se fait le long du fleuve Oxus entre autre. C’est-à-dire que la situation n’a pas bougé sur quatre mille ans. Ils sont encore en train de se faire la guerre aux mêmes endroits. Ça me permet de mieux comprendre les événements actuels. Et je n’avais aucun copain à l’école qui avait cette culture-là.

C’était où, ça ?

A Lyon. A la Croix-Rousse à Lyon.

Vous avez passé toute votre enfance à Lyon ?

Oui, jusqu’à dix-huit ans. A dix-huit ans je suis parti à Paris.

Quels souvenirs gardez-vous de cette époque ?

Ben vous savez pendant la guerre ce n’était pas marrant. Et puis c’était une ville sale. Elle n’a pas été nettoyée pendant toute la guerre. Alors après ils l’ont nettoyée et maintenant c’est une belle ville. Mais ça a coûté de l’argent. A la fin de la guerre c’était dégueulasse. Il y a des bâtiments magnifiques à Lyon mais ils étaient noirs de suie. Mais c’était une ville où on pouvait se nourrir en allant à l’extérieur. Alors ma mère allait dans les monts du lyonnais, elle était protestante mais elle avait un accord avec les bonnes-sœurs catholiques parce qu’elle avait une amie d’enfance qui dirigeait l’action catholique dans le secteur du sud-est de la France, alors elle avait des points de chute. Elle revenait avec du beurre, avec des grands cuissots de cochon, du fromage… Elle a réussi à nous nourrir pendant toute la guerre. On en est sortis en bon état, ce qui n’est pas le cas de tout le monde.

Jean Guiart chez lui au Lotus à Punaauia lors de notre premier entretien.

Et votre père, à cette époque ?

Ben mon père il était à la retraite. Il avait soixante-dix ans, il était à la retraite, pendant la guerre il n’était pas très utile… Ma mère qui avait du personnel avant-guerre a dû lâcher le personnel et tout faire elle-même pendant la guerre. Parce que ma mère était d’une famille de banquier et son argent était à Londres. Pendant la guerre elle n’a pas eu accès à son argent. Il n’y avait plus que la retraite de mon père. Mais ma mère savait tout faire. C’était la vieille génération, elle tricotait, elle cousait, elle faisait des vêtements, elle faisait une cuisine magnifique… Ce qui s’est passé pendant la guerre a eu des conséquences variables d’un individu à un autre, en particulier en fonction de ce qu’ils ont pu trouver à manger pendant la guerre. En France ça variait beaucoup la nourriture disponible. Dans les grandes villes ce n’était pas facile. Si on ne prenait pour manger que ce qu’on touchait avec les points, les cartes, ça ne suffisait pas. Il fallait trouver une source. Quand je suis arrivé à Paris, Paris vivait de fayots. On introduisait dans la ville des haricots blancs et ça se rajoutait à la carte, aux tickets…

Et les topinambours…

Ha les topinambours la ville de Lyon était malade à cause des topinambours ; on a eu une arrivée de topinambours trop murs. Les topinambours faut les manger tout de suite au sortir de la terre. Après il y a mobilisation de sels de cuivre qui vous foutent des chiasses épouvantables. Autrement quand c’est tout frais c’est bon. On a mangé n’importe quoi pendant la guerre. Tout ce qu’on arrivait à trouver. A Paris il y avait un truc. Les restaurants chinois se démerdaient pour avoir du riz, sans tickets. Alors si on avait un peu d’argent on allait au restaurant chinois. Je ne sais pas comment ils faisaient mais les allemands les laissaient avoir du riz. Ben ils pouvaient pas faire de plats chinois sans riz, ça se justifiait. On était contents d’aller au restaurant chinois. Et puis il y avait les restaurants grecs qui se débrouillaient très bien pour donner une nourriture dont on ne savait pas toujours l’origine mais qui pesait un peu sur l’estomac. Et puis les pâtissiers arrivaient à trouver des farines de je ne sais pas quoi, ils fabriquaient des gâteaux sans tickets aussi… A Macon dans la montagne il y a le monastère qui remonte au moyen âge, c’était le seul endroit en France où on arrivait à avoir de la pâtisserie sans tickets. Mais ce n’était pas connu. Moi j’y allais en vélo, exprès. Je me tapais de la pâtisserie. Mais ça faisait quand même cent et quelques kilomètres. Il fallait les faire en vélo. Et puis dans les monts de lyonnais on trouvait du fromage sans tickets qui était excellent. Tout ça fallait savoir.

Et vous vous déplaciez comme ça en vélo ?

Ouais. Ha j’ai fait beaucoup de vélo là. Et je faisais les montées à vélo aussi bien que les professionnels. J’en ai fait des kilomètres à l’époque. Je suis allé dans le Massif central pour ramener des tommes à ma mère, qui était toute contente. Je suis allé en Haute-Marne en 43, l’été 43 j’ai ramené d’énormes Port-Salut. Parce qu’on connaissait la dame qui fabriquait les Port-Salut. Alors elle m’a donné un énorme Port-Salut pour ma mère. Depuis elle a racheté la maison de ma grand-mère là-bas. Mais un Port-Salut, ça dure un bon moment. C’est nourrissant. J’ai gardé de bons souvenirs du Port-Salut. Et puis j’avais pris le train qui va de Dijon à Lille. Ce train s’arrête à toutes les gares, on l’appelle le dijonnais, et pendant la guerre il y avait un wagon-restaurant où j’ai mangé avec des gens de la police des chemins de fer. Comme j’étais en uniforme de routier j’étais protégé par eux. Je ne suis pas allé me cacher dans un coin, je suis allé manger avec eux. Ils étaient très gentils. Et puis pour circuler je circulais à vélo le long du canal du Rhône au Rhin. Parce que les allemands se promenaient le long des routes goudronnées mais pas le long des routes des canaux. Le long des canaux on avait la paix, pas d’allemands. Je suis allé me promener une fois avec un copain d’enfance pour apporter de l’eau à un camp allemand qui était sur une colline. Il n’y avait que des souris grises. On appelait les allemandes en uniforme des souris grises. Il n’y avait que des souris grises et des vieux de la territoriale. Il n’y avait pas un soldat normal. Ils ne m’ont même pas regardé. J’étais sur un cheval, un gros percheron, et toutes les antennes étaient verticales et faisaient à peu près vingt mètres de haut. J’ai cherché après à savoir ce que ça voulait dire tout ça, mais dans la région personne ne savait ce que c’était. Depuis j’ai appris par mon frère qui était ingénieur général des télécoms, que les antennes verticales c’est pour communiquer avec les sous-marins. Alors j’étais en plein dans un truc stratégique et puis personne ne me regardait. Je n’ai pas eu le moindre ennui. Ils m’ont pris pour un plouc, et puis j’étais dans un uniforme alors ils se sont pas inquiétés. Mais c’était plein de jeunes femmes. Et comme c’était sur une colline où il n’y avait pas d’eau ils faisaient amener de l’eau par les paysans réquisitionnés. Mais le copain qui m’avait amené il avait pris une chicane à purin, il a donné un coup de jet d’eau avant de la remplir d’eau et puis il leur a amené ça. Je ne suis pas sûr que ce soit très bon pour la santé. Mais les gens avaient des réactions quelquefois bizarres. Pas toujours rationnelles.

Vous êtes donc allé poursuivre vos études à Paris pendant l’occupation ?

L’hiver 43/44 j’étais à Paris. A la libération j’ai servi de guide à un tank de l’armée Leclerc. C’était tous les républicains espagnols. De Gaulle avait réussi à récupérer tous les républicains espagnols réfugiés en Algérie ou au Maroc. Alors ils étaient tous dans la division blindée de l’armée Leclerc et ils se comportaient très professionnellement, très prudents. Ils ne voulaient pas casser leur blindé. Ils le mettaient calé dans un coin d’immeuble pour qu’il y ait juste le canon qui sorte et ils tiraient sur les allemands comme ça. Les allemands ils allaient se mettre avec leur tank au milieu d’un boulevard et puis ils tiraient de là, du milieu du boulevard. Les gens de la division Leclerc se camouflaient soigneusement pour ne pas perdre leur instrument. Ce qui était beaucoup plus efficace. Et puis pendant la libération il n’y avait rien à manger. Tout le système d’alimenter Paris c’était arrêté. Alors une cousine de ma mère avait donné à un de mes frères du sucre en poudre. En sac papier. Elle avait un moyen d’en avoir. Alors j’allais dans une boulangerie qui était en bas du quartier latin, à gauche. Il y avait deux rues en diagonale, dans chaque rue il y avait une mitrailleuse lourde allemande qui tirait. Mais ils tiraient par à-coups pour économiser les munitions. Alors entre deux tirs je passais la rue pour aller dans la boulangerie. Comme il n’y avait pas de clients ils me donnaient tout le pain que je voulais. Sans tickets. Alors je prenais mon pain et puis je foutais le camp entre deux tirs et puis j’allais manger mon pain avec mon frère, on mettait du sucre dessus. On s’est nourris comme ça pendant la libération.

Votre frère était donc aussi à Paris ?

Oui, il était ingénieur des télécoms. Il était sorti de l’X. J’ai un frère qui est sorti de l’X, un autre frère et une sœur qui ont été à Normale Sup’ et moi j’étais le vilain petit canard de la famille. Ils croyaient que j’étais bon à rien. Je me suis démerdé quand même. Mais je travaillais au musée de l’homme pendant la guerre.

Ah oui, déjà ?

Oui 44 ; l’hiver 43/44 j’ai travaillé au musée de l’homme.

Et vous y faisiez quoi ?

Je m’occupais des collections, je faisais ce qu’on me disait de faire. Je gagnais de quoi payer mon loyer et un repas par jour.

Et comment vous étiez-vous retrouvé au musée de l’homme ?

Ho c’est des sombres combines avec des gens qui étaient au ministère du travail et qui avaient monté ce qu’on appelait des chômeurs intellectuels. J’étais chômeur intellectuel. J’ai été chômeur intellectuel pendant quatre ans. Puis, comme le service des chômeurs intellectuels était dirigé par des trotskistes, le ministre du travail communiste a fermé la boutique et je me suis retrouvé dans le lac. Mais on m’a récupéré dans un programme de formation de chercheurs à l’ORSTOM de l’époque, l’IRD aujourd’hui. Alors en 47 on m’a foutu dans un bateau pendant trois mois pour rejoindre la Nouvelle-Calédonie. La France n’avait pas d’avions au sortir de la guerre. Elle avait des avions de bombardement ou des chasseurs mais il n’y avait plus d’avions civils. Il a fallu tout reconstruire. Alors on nous a envoyés par bateau. Là on s’emmerdait. Moi je ne bois pas. Alors je ne fréquentais pas le bar du bord.

Et que faisiez-vous pendant la traversée ?

J’ai écrit un livre sur les aborigènes d’Australie qui n’a jamais été publié parce qu’il était trop mauvais. Ben je n’en avais jamais vu, c’était de la compilation. Je l’ai foutu dans un coin puis je ne m’en suis plus occupé, mais sur le bateau ça m’a occupé l’esprit. Et puis je tombais sur des canaques qui étaient vivants, qui n’étaient pas sur les pages d’un manuscrit, c’était beaucoup plus intéressant. Et beaucoup plus difficile.

En Calédonie je n’allais jamais chez des blancs, chez les colons, je n’allais exclusivement que dans les villages canaques. J’étais payé pour ça. Alors on m’a fait des tas d’histoires parce que soi-disant je méprisais les colons mais je n’étais pas payé pour faire la sociologie des colons. J’étais payé pour faire l’ethnographie des mélanésiens. Pour savoir ce qui se passait. Alors je me suis occupé de beaucoup de choses. Le premier truc dont je me suis occupé c’est le beurre. On avait interdit le beurre aux canaques. Les colons avaient dit : les canaques ne s’intéressent pas au beurre. Mais ce n’est pas vrai. Dès qu’il y a un deuil ou un anniversaire, un mariage, ils ont besoin de beurre, de confiture, de café ou de thé. Et il leur en faut des quantités. Alors comme on leur avait supprimé le beurre ils étaient obligés d’acheter au marché noir. Aux colons qui avaient dit que le beurre n’intéressait pas les canaques. C’était une combine.

Et vous avez pu y faire quelque chose ?

Je leur ai fait attribuer du beurre. Ça a été mon premier travail. Le deuxième, on m’a envoyé vérifier à Poneriwa pourquoi les femmes ne voulaient pas travailler soi-disant pour les colons. Alors bien entendu c’était une généralité et toutes les généralités sont fausses. J’y suis allé et puis au bout d’une semaine je savais ce qui c’était passé. Les femmes ne voulaient pas travailler pas pour tous les colons mais pour ceux qui – dans la situation précédente - prétendaient les obliger à coucher avec eux. Les gros colons avaient des locaux où ils logeaient les gens qui venaient pour ramasser le café, il y avait des maisons pour les hommes et des maisons pour les femmes. Et les maisons pour les femmes, les jeunes colons allaient les violer la nuit. Sous menace de les faire emprisonner si elles ne se laissaient pas faire. Et les gendarmes fermaient les yeux. Ça a fait un scandale. Quand je suis revenu j’ai raconté ça au gouverneur et il l’a répété, mais il n’y a jamais rien eu d’écrit parce que personne ne voulait qu’il y ait quoi que ce soit d’écrit. Mais on a remonté les bretelles des colons qui faisaient ça et on les a obligés à augmenter le taux de la journée. Et ça s’est arrangé comme ça. Mais alors à partir de ce moment-là je n’étais pas bien vu par les colons. Mais j’avais pris la précaution de ne rien mettre par écrit à l’époque. Parce que le conseil général était uniquement européen et constitué des gens élus par les colons qui s’envoyaient des bonnes femmes. Le conseil général ne pouvait pas délibérer sur le sujet. C’était complètement ridicule comme histoire. Mais enfin du coup ils ont arrêté de faire leurs plaisanteries. Les fils de colons considéraient que les femmes canaques étaient à leur disposition. C’était tout à fait bizarre comme situation. Même les colons d’Algérie ne s’envoyaient pas les femmes arabes comme ça. Ils faisaient attention parce qu’ils avaient peur du couteau. Les arabes ça manie le couteau. Les canaques ne maniaient pas le couteau. Mais ils n’étaient pas contents.

Alors après je me suis occupé des allocations familiales. J’ai négocié avec la chambre de commerce et d’industries pour que les canaques touchent les allocations familiales au même taux que les européens. Ça a marché. Mais j’ai négocié en silence. Je n’ai pas fait de communiqué ni rien du tout. En silence avec les responsables. Et ça ça marche. Pas de journalistes ni rien. Ils ont posé des conditions qui consistaient à fabriquer un état-civil convenable, mais dans tous les cas un état-civil convenable c’était une bonne chose. Alors ça n’a pas fait un pli, on a fait le travail. Les élus européens disaient que les canaques allaient boire l’argent. Moi je disais ils vont dépenser leur argent dans le système commercial existant, tenu par les européens à l’époque et pas par les chinois. Il n’y avait pas de chinois. Et c’est ce qui s’est passé. Ils ont utilisé l’argent des allocations familiales pour acheter des bagnoles. Pour aller aux champs ou pour balader leurs familles. Comme n’importe quelle personne normale. L’introduction des bagnoles dans le milieu canaque qui ne vivait qu’à pieds ou à cheval a été une grande transformation, qui s’est faite sans bruit, tranquillement, en silence. On n’en a jamais parlé dans la presse locale. Quant on négocie tranquillement en silence, sans faire de bruit, ça marche beaucoup mieux. Et là il fallait que ça bouge puisqu’on avait supprimé le travail forcé. Les canaques étaient devenus des citoyens français normaux mais ils ne le savaient pas. Alors il fallait qu’ils apprennent ce que ça voulait dire, mais tout doucement. Les techniques gauchistes ne permettent pas de faire des progrès. Il faut travailler dans la situation existante avec les gens existants. Ça coûte beaucoup moins cher, ça fait beaucoup moins de victimes, et on obtient de meilleurs résultats. Tout le monde n’est pas content mais ça fait rien ça.

Après je me suis occupé des municipalités. Il n’y avait pas de municipalités. Il y avait Nouméa et Papeete qui étaient des communes de plein exercice et puis rien d’autre. Alors j’ai réussi en négociant à faire créer des communes de plein exercice partout, y compris ici (à Tahiti). Mais ça j’ai réussi grâce au général, le général a été le seul à comprendre que c’est la réforme qu’il fallait faire pour former les gens à la gestion publique. Parce qu’il n’y avait aucun mécanisme pour les former. On avait des élus qui ne savaient pas ce que c’était qu’un budget. Alors on a créé des communes de plein exercice partout, et les tahitiens et les canaques ont appris la gestion des crédits publics, au niveau municipal. Lentement, mais ils l’ont apprise. Et on a eu des communes canaques qui étaient mieux gérées que des municipalités européennes. Mais il a fallu que De Gaulle intervienne. Comme j’avais des moyens de le toucher, ça a marché.

Jean Guiart et Michel Mara.
Jean Guiart nous a quittés quelques semaines après cette dernière visite. Il avait terriblement maigrit.

Ça fait pas mal de choses…

Oui ça fait pas mal de choses, mais j’étais coincé, il fallait que je bouge. Il fallait que je bouge sans être accusé d’organiser une insurrection. Parce que j’ai été accusé d’organiser une insurrection en plus, au bout de trois mois. Il y a eu une enquête de gendarmerie qui a conclu que c’était une invention. Mais je ne pouvais pas me discuter avec les gendarmes, je ne pouvais pas me discuter avec les administrateurs, je ne pouvais pas me discuter avec le haut-commissaire : il fallait faire avec tous ces gens-là. Et puis c’était les seuls capables de prendre une décision légalement. Moi je n’existais pas légalement. Je n’avais pas de statut. On m’avait foutu là et puis on m’avait dit débrouillez-vous pour vous rendre utile. Alors j’ai fait ce que j’ai pu, mais tranquillement. C’est beaucoup plus efficace. Je n’ai pas eu de morts comme ça.

Les occidentaux ne traitaient pas bien leurs troupes noires mais ils traitaient bien les canaques et les océaniens. Souvent c’était des officiers du sud des Etats-Unis, mais qui n’avaient aucun problème pour traiter avec des océaniens.

Je suis resté dix ans en Calédonie pour mon premier séjour. J’ai fait toutes les îles une par une. J’ai fait toute la Calédonie à cheval. Au Vanuatu je marchais à pieds. Vous ne pouvez pas aller à cheval au Vanuatu parce que les branches dans les sentiers sont coupées à hauteur des gars. Comme les gars ne sont pas très grands, si vous vous mettez à cheval les branches vous arrivent dans la figure. Et puis il n’y a pas beaucoup de chevaux au Vanuatu. Alors je marchais à pieds, mais il faut marcher précautionneusement parce que c’est très mouillé, il pleut tous les jours en fin d’après-midi. Le résultat c’est qu’on ne peut pas marcher au milieu du sentier, il faut marcher des deux côtés en même temps, les côtés sont plus secs. Si on marche au milieu on glisse et on se ramasse par terre. Il y a un géologue français, qui s’appelle Aubert de La Rüe, avant-guerre, qui s’est cassé une jambe à Malekula dans la montagne. C’est les canaques qui l’ont ramassé, qui lui ont mis des attelles et qui l’ont transporté jusqu’à un hôpital français. Il n’a jamais eu de problèmes après. Pour les membres brisés, les canaques sont très bons. Ils savent très bien faire des attelles en bambou et transporter des blessés. Pour les blessures par balles, ils les soignent avec de l’huile de machine à coudre. Au bout d’un certain temps la balle sort toute seule. Il y avait plein de gars blessés qui se remettaient parfaitement avec ce traitement-là. Il faut dire que l’huile de machine à coudre elle est dans de petits conteneurs scellés, donc ce n’est pas dangereux. Mais enfin il faut y penser. Les canaques de toute la Mélanésie, à la différence des tahitiens, étaient armés. Des commerçants européens, allemands en particulier, avaient amené des stocks de fusils des guerres du dix-neuvième siècle en Europe, entre prussiens et autrichiens, et les distribuaient lentement dans les îles. Mais avec très peu de munitions. Mais les chinois sont intervenus dans le circuit, ils ont fait faire en Chine des munitions pour ces vieux fusils et ils les ont vendues par caisses. Pas cher. Alors que les européens s’imaginaient qu’ils allaient vendre ça par petits cartons. Alors tout homme normal en Mélanésie à un fusil de guerre un peu ancien mais qui marche très bien, et qui est soigneusement traité. Les gens ont des fusils et savent très bien les entretenir. C’est pour ça qu’ils ont eu l’indépendance, parce que la France et l’Angleterre ont considéré qu’envoyer des corps expéditionnaires dans le Pacifique en Mélanésie ça coûterait trop cher quand même, et que ça n’en valait pas la peine. Alors moi j’ai fait l’inventaire à Mallicolo des fusils, mais il y en avait des centaines. Et puis les caisses de cartouches que j’ai vu, il y en avait. Tout ça vendu par les chinois, en douce. Introduits en douce et vendus en douce.

Ils s’en servaient pour la chasse ?

Oui, pour la chasse au bétail sauvage et pour la chasse au cochon sauvage. Il leur fallait du solide. Alors ils prenaient les cartouches, ils les vidaient, ils fondaient les plombs en une seule masse, ils remettaient la masse à l’intérieur avec de la poudre et puis ils bourraient avec de l’écorce de burau. Alors ça faisait un truc de grande chasse pour le taureau sauvage. Il y a des centaines de bêtes sauvages dans les îles aux Vanuatu échappées des plantations européennes. Et puis il y a toujours eu du cochon sauvage. Le cochon noir avec un museau effilé. Quand ils ont leurs défenses qui sortent ils sont dangereux. Mais ils utilisaient les fusils uniquement pour la chasse. Chaque fois qu’ils ont tué un européen c’était à l’arme blanche.

Une fois à Malekula ils m’ont convoqué dans l’intérieur. J’étais au bord de la mer, tranquillement, ils m’ont dit tu montes immédiatement. Il y avait trois quarts d’heure de marche pour arriver au premier village de l’intérieur. Je suis monté, je les ai trouvés tous en peinture de guerre avec des fusils chargés et en train de faire des démonstrations de force. Du vrai cinéma. Ils m’ont dit : tu vois on est tout prêts. On est allés travailler dans la baie sud-ouest de Malekula et le planteur nous a donné de l’alcool. Il y a eu une bagarre et on a eu deux morts. Alors ou bien tu vas dire à l’administration qu’ils aillent mettre le blanc en prison, ou bien nous on y va et on lui fait son affaire. Ils avaient deux jours de marche pour y aller, je connaissais le chemin. J’ai fait quarante kilomètres pour arriver à une radio et j’ai envoyé un message explicatif à l’administration française à Port-Vila. Ils ont compris tout de suite, ils ont envoyé immédiatement un bateau. Ils ont foutu l’européen en prison, mais pas pour longtemps. Ce qu’il fallait c’était que ça se voie. Ce n’était pas de le mettre en prison pour trente ans, c’était de le mettre en prison et que les canaques voient qu’on ait mis un blanc en prison pour une fois. Ça a marché très bien. On n’a plus eu d’ennuis de ce côté-là. Parce qu’il y avait des européens qui exagéraient. On a obligé des européens à payer des dettes qu’ils avaient vis-à-vis des canaques et qu’ils ne payaient pas. Ça a bien marché tant qu’on avait du personnel administratif français qui avait fait la guerre du côté du général De Gaulle. Ceux-là comprenaient qu’il fallait qu’il y ait du changement. Après on s’est mis à avoir du tout-venant et ça a été plus difficile de négocier.

Donc vous restez en Calédonie de 1948 à 1958 puis vous rentrez en France.

Oui, et puis après je suis revenu tous les ans, l’été. Après les examens du mois de juin je prenais l’avion. J’avais une espèce d’idiot de sénateur caldoche qui s’appelait Henri Lafleur qui voulait absolument me faire sauter. Alors quand Lévi-Strauss m’a proposé de me faire nommer à une chaire à l’école des hautes études j’ai accepté. On a créé une chaire d’étude des religions océaniennes et c’est moi qui l’ai eue. Mais c’est Lévi-Strauss qui a fait toute la campagne, ce n’est pas moi.

Dans quel climat ça s’est passé alors ?

Lévi-Strauss était un homme très habile. Le climat était parfait, je n’ai eu qu’une voix contre moi. Mais j’étais déjà élève titulaire de la maison, j’étais entré aux études pendant la guerre, ils me connaissaient. Je suivais la direction de Maurice Leenhardt qui avait succédé à Marcel Mauss. Mais pendant la guerre c’est très curieux, à Paris à la Sorbonne on avait une atmosphère de liberté. Personne ne s’occupait de la présence des allemands. On était prudents mais pas tellement. J’ai passé un examen en 43, j’ai eu la mention bien pour un certificat de sociologie ou le sujet donné pour la partie écrite était Marx. Or Marx et les nazis ça n’allait pas ensemble. Hé ben non, j’ai fait une dissertation sur Marx qui a été notée, corrigée, je l’ai retrouvée après dans les archives et c’est comme si les allemands n’étaient pas là. Apparemment personne ne mouftait, personne ne dénonçait, il y avait une espèce d’îlot de liberté. Sur le coup je ne m’en rendais pas compte mais après je me suis rendu compte que ça n’était pas rationnel. Normalement les allemands auraient dû s’occuper du programme et nous casser les pieds. Ben non, ils nous ont laissés complètement tranquilles. Mais alors qu’est-ce que ça fumait dans les amphithéâtres… On racontait n’importe quoi mais avec une certaine prudence : on ne prononçait jamais le mot allemand, ni nazi, etc… C’était la règle non-écrite. On faisait comme s’ils n’existaient pas. Ça a marché. Ils ne s’en sont jamais mêlés, ils n’ont pas introduits d’agents cachés… Et les collaborationnistes nous ont foutu la paix. D’ailleurs c’est très curieux, les gens qui écrivent l’histoire de la guerre ne se sont jamais aperçus de ça. A Lyon c’était beaucoup plus surveillé. Mais les allemands avaient peur de Paris, ils ne voulaient pas avoir une révolte à Paris. Ils avaient de mauvais souvenirs de Paris du temps de la commune. Ça a joué parce que les russes soufflaient sur les braises et mettaient la commune en avant tout le temps dans leur propagande. Les allemands réagissaient à ça alors qu’il n’y avait plus rien qui ressemblait à la période de la commune. Mais ils nous ont foutu la paix et ils nous ont nourris à peu près convenablement. Alors que Lyon ou Marseille, les villes du midi étaient très mal nourries. J’avais une grand-mère à Cannes on avait beaucoup de mal à la nourrir. L’histoire de la guerre est finalement très mal connue à mon avis. Il y a beaucoup de trous. Par exemple l’épisode de l’armée française qui va en Belgique et qui est obligée de repartir par Dunkerque. Je ne sais pas si vous vous rappelez il y a un moment où Hitler a arrêté la progression de ses divisions blindées, alors on a dit il arrête pour essayer de négocier avec les anglais une paix honorable, mais ce n’est pas vrai. Ce n’est pas ça. Il avait trop perdu de blindés et trop perdu d’officiers des divisions blindées, il a fallu qu’il s’arrête une semaine pour reconstituer ses divisions de blindés avant de poursuivre sur Dunkerque. Et j’ai un cousin allemand qui était capitaine de blindés qui a été tué à ce moment-là. Si les français ont commis l’erreur de mal utiliser leurs blindés, le maréchal Pétain était contre les blindés on n’a jamais su pourquoi, les français avaient une excellente artillerie antitanks. L’armée française en Belgique s’est mieux comportée qu’on ne le dit. Si on avait eu des divisions blindées ça se serait passé autrement parce que les tanks français étaient meilleurs que les tanks allemands. La guerre a fait qu’on a appris beaucoup de choses les uns et les autres. Ça nous a ouvert l’esprit sur un certain nombre de dossiers auxquels on n’aurait jamais pensé.

A quels dossiers vous pensez ?

On nous a raconté pendant la guerre dans les journaux de la collaboration que les soviets étaient des abrutis, des barbares qui n’avaient aucune intelligence etc… Ce que nos bons collaborationnistes ne savaient pas, c’est que la Russie a depuis la tzarine Elizabeth la meilleure école de mathématiciens en Europe. Quand vous dites mathématiciens ça veut dire l’ouverture à toutes les disciplines scientifiques, et militairement une artillerie qui peut être la première au monde. Or la première artillerie au monde a été chinoise. Ensuite c’est les turcs qui avaient l’artillerie la plus lourde, au monde occidental de l’époque. Et puis après ça a été les russes, à partir du dix-septième siècle. Ils ont toujours eu la meilleure artillerie en Europe. Quand les allemands sont arrivés aux portes de Moscou ils croyaient rentrer comme dans du beurre et ils ont vu arriver des soldats frais, l’armée de Sibérie qui avait battu les japonais et qui avait été ramenée par des trains spéciaux sur une ligne du transsibérien dont les allemands ne connaissaient pas l’existence. Et ces gens-là leur arrivaient dessus en uniformes blancs en plein hiver sur de la neige, sur des skis et avec des bottes en feutre. Les allemands ont eu trois cent mille hommes devant Moscou avec les pieds gelés parce qu’ils avaient des bottes en cuir, des bottes d’excellente qualité mais qui ne servaient à rien en plein hiver russe. Alors que les russes sont tous arrivés avec des bottes de feutre qui les protégeaient complètement du froid. Les allemands ont dû reculer de cent cinquante kilomètres du coup. Ben ça on ne nous l’a jamais dit. En plus les allemands ont étés tellement stupides qu’ils ont massacrés les ouvriers juifs en Ukraine qui savaient faire les bottes de feutre. Il a fallu attendre jusqu’en début 45 pour que les allemands commencent à fabriquer des bottes de feutre. Ça personne n’en parlait mais c’est très important. A moins quinze ou moins vingt vous ne pouvez rien faire militairement avec des uniformes d’hiver normaux. Il faut prendre les trucs des gens qui vivent dans ces climats. Or les bottes de feutre elles remontent à plusieurs milliers d’années. Les scythes qui vivaient en Russie du temps d’Alexandre, ils avaient des bottes de feutre. Ils avaient même des couvertures de feutre sur leurs chevaux. Tout spécialiste de la région sait ça, mais les allemands n’en ont pas tiré les conséquences militaires. Ils ont perdu en partie à cause des bottes de feutre, qu’ils n’avaient pas. Et puis il y a eu le T34. Ils n’avaient jamais imaginé que les Russes allaient leur sortir un tank de meilleure qualité que le leur. Parce qu’il y a une chose qu’on ne connaît pas, c’est que les allemands ont fabriqué leurs divisions blindées non pas chez eux mais en Russie. Puisque par le traité de Versailles ils n’avaient pas le droit d’avoir des troupes blindées. Alors ils se sont arrangés avec les russes qui leurs ont prêté des locaux et un territoire où ils pouvaient œuvrer et expérimenter leurs futurs blindés. Mais ce que les allemands n’ont pas prévu et n’ont pas vu, c’est que pendant ce temps-là les russes notaient soigneusement tous les détails des blindés qu’ils étaient en train de fabriquer, et notaient toutes les fautes techniques. Et ils ont fabriqué un T34 qui n’avait pas les erreurs qu’il y avait sur les blindés allemands. Pendant que les russes leur ouvraient la porte, étaient gentils etc… Ils notaient tout.

image

Second entretien

Alors la semaine dernière on a parlé de votre enfance à Lyon, maintenant on peut peut-être parler de votre découverte des antipodes…

Hé ben quand je suis parti de Marseille j’avais vingt-trois ans. Je suis monté sur un bateau, ça m’a pris trois mois… On n’a pas vu une baleine en trois mois. A l’époque les baleines étaient encore très chassées par les japonais. Dans le pacifique on a vu une baleine. Et je n’ai pas vu de marsouins, il a fallu que j’aille au Vanuatu par la suite pour voir des marsouins devant un bateau. Pas de marsouins, et j’avais espéré voir des marsouins. Mais quand ils nous ont fait monter sur le bateau ils nous ont appelés et ils nous ont mis dans une salle à manger où on avait du pain blanc et du beurre. On n’avait pas vu de pain blanc et de beurre pendant quatre ans et à terre il n’y en avait pas. Les américains avaient livré de la farine de maïs, et le pain de maïs c’est une horreur… Alors rien que de monter la passerelle, on changeait d’air et on changeait de situation complètement. Mais qu’est-ce qu’on s’est ennuyés… Trois mois sur un bateau… Et ce n’était pas un bateau organisé pour le tourisme, c’était un bateau qui faisait marchandise et passagers dont la construction remontait aux années vingt. Je me suis ennuyé mais j’ai réussi à ne pas aller au bar. Tous les autres gars passaient leur temps au bar et ils faisaient des dettes. Je ne voulais pas faire de dettes et puis l’alcool, ça ne m’emballe pas… On a fait escale à Alger, je n’ai pas aimé. On a fait escale sur le côté atlantique du canal de Panama, j’ai fait très attention là d’empêcher mes co-véhiculés de toucher à tout ce qui était eau, parce que l’Amérique centrale et l’Amérique du sud sont très dangereuses au niveau de l’eau, il y a des saletés qui se baladent dedans, il ne faut boire que des bouteilles scellées. Ils m’ont obéis, j’ai trouvé ça très curieux qu’ils m’écoutent sans discuter. Et puis on est arrivés à Tahiti, c’était juste après la guerre et toutes les maisons étaient en train de faire de la balançoire. Pendant quatre ans ils n’avaient pas pu entretenir l’immobilier parce que les américains ne voulaient livrer que du lait, du sucre et de la farine. Ils avaient besoin du shipping pour la guerre, transporter les troupes et le matériel militaire alors pendant toute la guerre il n’y a pas eu de ciment, pas eu de bois. Alors quand on marchait dans les maisons le sol se balançait, il fallait faire très attention où l’on mettait les pieds parce qu’on pouvait tomber dans un trou, les planchers étaient mangés par les termites. Le pire c’était le palais de la reine qui a été démoli depuis, où vraiment la plus grande partie de la surface était inutilisable, on ne pouvait pas tenir debout. Les maisons privées c’était la même chose, à côté de l’endroit où était la banque de l’Indochine il y avait une maison à plusieurs étages, au premier étage il y avait un restaurant et là il y avait des trous dans le plancher. Il fallait faire attention. Mais les gens étaient très gentils, les filles se faisaient elle-même leurs robes et elles étaient minces, ce qui n’est pas tout à fait le cas aujourd’hui. Et la vie était plutôt bon marché, c’était bien moins cher qu’aujourd’hui. Là où il y a le musée il y avait une maison privée transformée en restaurant qui faisait des journées spéciales, le dimanche, pour les familles avec des gosses. Alors c’était agréable, et le bateau nous a payé l’aller-retour et le prix de la nourriture. On avait l’impression d’être dans un autre monde. Ça n’avait rien à faire avec l’Europe pendant la guerre. Et à Tahiti il n’y a jamais eu de garnison américaine, alors ce n’était pas comme à Nouméa du tout. C’était resté sans bouger. Après on s’est arrêtés au Vanuatu. Au Vanuatu c’était autre chose, d’abord parce qu’il n’y avait rien qui ressemblait à une ville. Il y avait quelques maisons le long du bord de mer, en général sur des pilotis, et on voyait passer en bas des maisons des requins. C’est là où j’ai vu les requins pour la première fois. Ça impressionnait un peu parce qu’on ne pouvait pas se baigner là. Je suis monté voir quelqu’un à qui je voulais parler, qui était à la fois un planteur et ce qu’on appelait un avocat-défenseur. Il y avait des avocats défenseurs qui faisaient un peu tout. Il avait une caractéristique, c’est que son oncle avait rédigé le manuel de la littérature française pour le lycée, alors c’était quelqu’un qui était cultivé, intéressant mais un peu bizarre. Il commençait à boire du champagne le matin au petit déjeuner. Mais il savait bien des choses. Il m’a bien reçu, et puis après je suis revenu à pieds en passant par la prison française. Il y avait une prison française et une prison anglaise. Sur la prison française il était marqué on est priés de rentrer avant neuf heures du soir, ce qui était un peu étonnant. La prison servait d’hôtel en quelque sorte et les gars allaient travailler à couper l’herbe devant les maisons officielles. Ils étaient assis, souvent sur des nattes, et puis ils coupaient autour d’eux. Après ils se déplaçaient, ils se remettaient assis. C’était tout à fait curieux. Ça ne ressemblait en rien à un monde carcéral de type européen. Ils étaient tranquilles et ils ne s’évadaient pas. Il n’y avait pas d’évasions. Et puis ils recevaient la visite de leurs familles pendant qu’ils coupaient l’herbe, c’était tout à fait tranquille comme situation. Et puis on est arrivés à Nouméa. Alors à Nouméa ce n’était pas la même chose. A Nouméa juste après la guerre après le départ des troupes américaines qui avaient occupées la Calédonie pendant quatre ans, le personnel des travaux publics qui, je ne sais pas pourquoi, n’aimait pas les arbres, coupait tous les arbres dans la ville, sous prétexte que les racines étaient gênantes pour la circulation. Ils auraient pu changer d’arbres, mettre des arbres aux racines pivotantes au lieu d’arbres aux racines qui prolifèrent à la surface. Non, ils ont tout coupé. Alors qu’à Tahiti il y a des arbres partout, qui cachent la misère. C’est quand même mieux. Mais Nouméa c’était une ville pas agréable à regarder parce qu’ils n’avaient laissé des arbres que sur la place des cocotiers au milieu de la ville, tout le reste a été coupé. Ils ont un peu replanté depuis mais pas beaucoup. Et puis alors il y avait un concept financier tout à fait particulier, ça s’appelait le dollar tuck. Tous les coloniaux de Calédonie avaient passé la guerre à fabriquer des beefsteaks pommes-frites pour les soldats américains. Ils étaient payés en dollars, ils accumulaient les dollars et comme ils ne savaient pas quoi en faire ils les mettaient dans des tucks. Les tucks c’est des boîtes métalliques qui font huit litres où on mettait le pétrole. On enlevait le couvercle et puis on avait une boîte métallique et on entassait les dollars là-dedans. On appelait ça des dollars tucks. Ça n’a pas duré longtemps mais avec ces dollars tucks ils ont acheté de l’immobilier, ou ils ont construit, ça a un peu changé l’aspect de la ville dans les années d’après la guerre. Mais maintenant on ne sait plus ce que c’est que le dollar tuck, on a du dollar papier. Ou du dollar australien. Alors la Calédonie avait une différence par rapport à Tahiti, c’est qu’à Tahiti les colons européens se sont mariés avec des tahitiennes. Et ils ont disparu dans la nature, au bout de deux trois générations c’était des tahitiens, ce n’était plus des colons européens. Tandis qu’en Calédonie les européens ne se mariaient pas avec les mélanésiens. Avant-guerre il y avait deux couples mixtes mélanésienne européen, un marié à la mairie, légitime, un à Hienghène c’est-à-dire tout à fait dans le nord-est, un autre à Bourail tout à fait au milieu de la côte ouest. Et c’était tout. Tous les autres métis étaient illégitimes. Il y en avait qui étaient de statut européen et d’autres qui étaient de statut canaque. Or quand je suis arrivé le général De Gaulle sous la pression du bureau du travail des Nations-Unies, avait supprimé le travail forcé qui existait avant-guerre et pendant la guerre. Il l’avait supprimé dans toutes les colonies françaises. Ça avait été une vraie révolution. Mais pour supprimer le travail forcé on avait transformés tous les habitants des colonies en citoyens français, ce qui avait des conséquences juridiques que les gens prenaient beaucoup de mal à comprendre et à mettre en pratique. On avait une situation juridique qui faisait que tout le monde était égal, mais dans la pratique ça ne marchait pas encore comme ça. Alors on avait des comportements bizarres, marginaux, de la part d’européens ou de mélanésiens, parce qu’ils ne comprenaient pas ce que ça voulait dire d’être citoyens français. Alors qu’à Tahiti personne ne se posait de problèmes de ce genre-là. Ce qui fait que l’évolution à Tahiti et en Calédonie a toujours été parallèle et différente. Aux Vanuatu c’était encore autre chose, il y avait deux agglomérations européennes, une à Port-Vila ou les gens étaient dispersés et il n’y avait rien qui ressemblait à une ville, et il y avait Espiritu Santo où les gens étaient un peu plus ramassés, mais ça n’était pas une ville non plus. Enfin il y avait un peu de monde. En dehors de ça il y avait quelques gars dispersés dans la nature, qui n’ont pas tenu le coup toujours très longtemps, et dont certains arrivaient à établir un modus vivendi avec les voisins mélanésiens. Certains étaient très désagréables, il y en avait un sur la côte de Malekula, qui est une des grandes îles, un français qui avait deux gros chiens danois qu’il avait élevés à courir après les mélanésiens pour les empêcher de traverser sa plantation. Les mélanésiens qui habitaient au bord de mer avaient été chassés vers l’intérieur et ils avaient besoin de traverser les domaines européens pour faire la pêche, avoir du poisson, mais aussi ramasser de l’eau salée, de l’eau de mer dans des énormes bambous qu’ils creusaient à l’intérieur pour pouvoir mettre une quantité de liquide importante, parce qu’ils utilisaient l’eau de mer pour saler leur nourriture. Alors il y avait de relations difficiles entre des villages canaques et certains européens pas très libéraux. Mais il y avait quelque chose de curieux, c’est que à Tahiti il n’y avait pas de problèmes d’armements, les tahitiens étaient des gens qui n’avaient pas besoin d’armes, il y a des cochons sauvages mais enfin il n’y en a pas des masses, tandis qu’aux Vanuatu tous les canaques étaient armés. Ils étaient armés de fusils qui avaient été découverts par un commerçant allemand qui vivait à Nouméa mais qui avait des intérêts aux Vanuatu, et qui a vendu pendant des dizaines d’années des fusils allemands qui provenaient des guerres entre la Prusse et l’Autriche au dix-neuvième siècle. C’était des vieilles pétoires, mais les insulaires les gardaient en très bon état. Les européens qui s’étaient imaginés qu’ils vendraient de petites quantités de munitions très cher aux canaques ne se sont pas aperçus que les commerçants chinois établis aux Vanuatu, qui étaient des anciens marins du navire officiel anglais aux Vanuatu faisaient fabriquer des munitions spécialement pour ceux vieux fusils en Chine et les importaient clandestinement. J’ai vu circuler des caisses entières de munitions d’une île à l’autre. Contrairement aux îles Salomon et en Nouvelle Guinée où les australiens et les anglais avaient ramassés tous les fusils, au Vanuatu il n’y avait pas d’homme adulte qui n’ait pas un ou deux fusils. Le résultat c’est qu’aucun européen ne quittait la côte pour aller voir dans l’intérieur des îles. Ils avaient peur des gens armés, or si on regarde l’histoire de la colonisation aux Vanuatu on s’aperçoit qu’il y a eu des assassinats d’européens, mais tous ces assassinats ont été faits à l’arme blanche. Les insulaires n’ont jamais gaspillé de munitions pour tuer un blanc. C’est un des côtés bizarres de la colonisation. Le fait que tout le monde était armé et avec des provisions de munitions explique pourquoi on leur a donné l’indépendance aussi facilement. La France et l’Angleterre ne voulaient pas dépenser des frais considérables pour envoyer des troupes aux Vanuatu, surtout que ça n’en valait pas la peine parce que le Vanuatu ne produit presque rien sur le plan économique. Il n’y a pas de mines d’or comme aux Salomon ou en Nouvelle-Guinée, il n’y a pas de mine de cuivre, on ne produit que de la noix de coco. Un petit peu de cacao et de café, pas beaucoup, la production a baissé après la guerre, l’essentiel c’est ce qu’on appelle le coprah c’est-à-dire de la noix de coco séchée. A Tahiti ou à Ouvéa on fait sécher le coprah au soleil et on obtient de la bonne qualité. Aux Vanuatu on fait sécher à la fumée, alors on obtenait du coprah de mauvaise qualité et on n’avait qu’une usine à Marseille qui était capable de la traiter. L’usine a été rachetée par les anglais qui ont fermé au moment de l’indépendance. L’intérêt pour moi c’est qu’il y avait des gens très différents d’une île à l’autre, avec non pas une culture mais des cultures. Si vous allez en Calédonie à Ouvéa et à Lifou les deux cultures ne sont pas les mêmes, les gens sont inter mariés mais les cultures ne sont pas les mêmes, en plus les langues sont très différentes. Au Vanuatu c’est la même chose du sud au nord, les gens ont des habitudes, des coutumes, une culture qui ne ressemble en rien à celle de l’île d’à côté. Alors ça fait des dossiers à traiter qui peuvent remplir une vie professionnelle. J’ai fait presque toutes les îles au Vanuatu, à pieds. En Nouvelle-Calédonie à l’époque les canaques n’avaient pas de voitures. Il n’y avait pratiquement pas de routes automobilables pour aller dans les villages canaques. Donc on y allait à pieds ou à cheval. A cheval c’était le mieux parce que les chevaux canaques connaissaient tous les sentiers. On n’a jamais vu un cheval canaque se rebeller ou monter sur ses pattes arrières, faire le malin. C’était des chevaux très tranquilles qui suivaient indéfiniment les mêmes sentiers et qui les connaissaient par cœur. Même si on était en pleine tempête ça ne les dérangeait pas, on n’avait qu’à les laisser se diriger tous seuls.

Il y avait des cartes pour des morceaux de côte mais il n’y avait pas de cartes pour les îles entières. Le dernier européen tué sur Mallicolo c’est en 39. Il avait commis l’erreur de voler des femmes. Il avait pris des femmes de force sur son bateau pour obliger les maris à travailler pour lui. On lui a apporté un cochon pour racheter les femmes, il n’a pas voulu rendre les femmes. Il avait l’habitude de boire pas mal, il les a insultés et leur a dit qu’il allait les descendre. Et puis cet idiot-là est allé faire sa sieste dans sa cabine. Ils ont fait venir un fusil et ils l’ont descendu dans la cabine. C’est le seul cas d’européen tué avec une arme à feu. Alors on a décrété la région interdite pour éviter que ce genre de plaisanterie recommence. Mais le Vanuatu c’était le far-west. Les gens faisaient n’importe quoi. Il n’y avait absolument aucun contrôle quel qu’il soit. Les douaniers étaient achetés par les commerçants chinois et alors il ne se passait jamais rien, ils importaient ce qu’ils voulaient. La Calédonie était beaucoup plus contrôlée parce qu’il y avait des gendarmes, mais au Vanuatu on n’avait pas le droit d’introduire du personnel militaire. Il y avait un traité entre la France et l’Angleterre qui interdisait toute implantation militaire française ou anglaise au Vanuatu. J’ai fait tout ça à pieds, on a toujours fouillé mes affaires pour voir si j’avais un revolver. Quand ils voyaient que j’avais essentiellement de la pharmacie pour les soigner, parce qu’avant de venir dans le Pacifique j’avais fait un stage à la faculté de médecine à Paris, chez un collègue de mon père. Alors ils étaient contents parce que j’étais différent des autres. Je ne me trimbalais pas avec des armes, je ne me trimbalais pas avec de l’alcool, je ne buvais pas d’alcool et je soignais la moitié du temps. C’est-à-dire que je passais le matin à soigner et que je travaillais professionnellement l’après-midi. Et puis je ne gueulais pas. Parce que l’européen dans le Pacifique, au Vanuatu et en Calédonie, à l’habitude de gueuler pour faire marcher les insulaires comme il veut. Et ils n’aiment pas ça. Moi je parle tranquillement et je ne fais rien qui puisse apparaître comme une agression. Mais j’étais prévenu et je savais ce qu’il ne fallait pas faire.

Jean Guiart chez lui au Lotus à Punaauia lors de notre deuxième entretien.

On peut peut-être parler un petit peu de Maurice Leenhardt…

Oui… Alors la raison pour laquelle j’avais été mis en garde sur ce qu’il fallait faire et ne pas faire, ce qu’on ne fait jamais par rapport aux fonctionnaires qu’on envoie dans le pacifique et qui arrivent totalement ignorants, j’avais mon patron à Paris qui était professeur à l’école des hautes études, qui est celui qui m’a formé et qui était Maurice Leenhardt, qui était un ancien missionnaire protestant en Nouvelle-Calédonie qui avait très bien réussit en ce sens qu’il était détesté par les européens et adoré par les mélanésiens. Grâce à ça je savais un certain nombre de choses, j’en ai appris plus sur place parce que Maurice Leenhardt considérait que c’était aux canaques de m’apprendre mon métier. Il avait parfaitement raison, c’est comme ça que j’ai appris parce qu’une grande partie de ce qu’on m’a transmis à l’université ne m’a servi à rien du tout. A Paris ils avaient des idées complètement fausses sur les gens des îles. Maurice Leenhardt auquel on a finalement dédié une rue à Nouméa, mais ce n’est pas une rue très longue, c’est une rue courte, était détesté par les européens parce qu’il protégeait les mélanésiens des abus du système de la colonisation, et en particulier des abus des employeurs qui utilisaient des canaques réquisitionnés sans les payer et sans les nourrir. Or les insulaires, quand ils ont envie de travailler pour un européen, c’est d’abord pour être nourri convenablement et ensuite pour manger de la viande. Parce qu’il y a très peu de gibier dans les îles du pacifique. Au Vanuatu il y en avait un peu parce qu’il y avait du bétail européen qui était devenu sauvage et il y avait beaucoup de cochons sauvages. La raison pour laquelle les mélanésiens quand ils avaient des cartouches les vidaient, prenaient les plombs et les fondaient pour avoir une seule masse et reconstituaient la cartouche après en la bourrant avec de l’écorce de burau, de façon à pouvoir arrêter un taureau sauvage qui fonçait vers eux quand ils étaient à la chasse. Les plombs n’auraient pas suffis. En Nouvelle-Calédonie les canaques n’avaient pas le droit d’avoir des fusils, on ne leur en vendait pas et alors ils faisaient la chasse aux cerfs. L’épouse d’un gouverneur colonial avait introduit des cerfs de Sumatra. C’est de belles bêtes mais elles étaient devenues sauvages et il y en avait partout, ils détruisaient un peu tout, ils mangeaient un peu tout, en particulier l’écorce des arbres, ce qui n’est pas très recommandé. Les canaques faisaient la chasse à cheval avec des bambous épointés qui leurs servaient de lances pour pouvoir tuer le bétail à la course. C’était extrêmement dangereux parce que c’était en pleine montagne, mais ils étaient excellents cavaliers et j’ai vu très peu d’accidents. Maurice Leenhardt a vécu dans tout ça à une époque où il n’y avait absolument pas de routes et on ne circulait qu’à cheval dans toute la Calédonie. Depuis Nouméa qui est tout à fait au sud ça faisait des chevauchées importantes. Alors il est mort assez tôt parce que passer sa vie à cheval, même si les chevaux sont des chevaux tranquilles, c’est pas très bon pour les reins. Il a eu des problèmes de reins à soixante-dix ans et il est mort peu après. Moi je me suis débrouillé, j’ai rien eu aux reins, je faisais confiance à mon cheval. Je n’ai jamais donné de coups de pieds aux chevaux, je les laissais faire, ils étaient tranquilles et puis moi je n’ai pas eu mal aux reins. A l’époque on traitait les chevaux un peu plus durement. A mon époque ça c’était un peu calmé, les européens marchaient en vieilles Jeep américaines et ne donnaient plus de coups de pieds dans le ventre de leurs chevaux. Monsieur Leenhardt était arrivé très tôt en 1903 avec sa femme, et ils avaient tout inventé. Ils s’étaient aperçu qu’il ne fallait pas faire la guerre à la tradition et à la coutume mais qu’il fallait l’utiliser. Pour l’utiliser il fallait la recueillir. Et il a été le premier à recueillir convenablement, rationnellement, toute la culture canaque, et à publier en revue en France des ouvrages qui sont les meilleurs de l’époque et qui sont encore extrêmement bons parce qu’il y a de l’information qu’on ne trouve que là. Il avait compris comment travailler avec les mélanésiens en leur faisant écrire eux-mêmes, dans leurs propres langues, tout ce qui est important dans leurs traditions. Alors il est revenu avec des tas de cahiers écrits par des hommes ou écrits par des femmes qui donnaient des informations de grande qualité. C’était le premier à avoir imaginé ça pour la Nouvelle-Calédonie, parce qu’en Nouvelle-Zélande il y a une génération de missionnaires plus anciens qui avaient fait la même chose. C’était un personnage de grande qualité, il écrivait remarquablement bien et il avait une qualité d’analyse qui était très bonne. En Calédonie la plupart des européens ne comprennent rien aux canaques parce qu’ils ne se donnent pas la peine d’abord de recueillir l’information de façon intelligente, c’est-à-dire qu’il ne faut jamais poser de questions et il faut se contenter d’enregistrer les réponses aux questions qu’on n’a pas posé. Parce que si on pose une question il est très difficile d’éviter que dans le corps de la question il n’y ai pas une réponse potentielle possible. Les canaques sont très intuitifs, très analytiques, et quand la question est posée de telle façon qu’ils voient la réponse que le blanc veut, ils lui donnent la réponse pour avoir la paix. Moi j’ai appris d’abord le silence, et ensuite à ne pas poser de questions, à travailler de façon à ce que tranquillement, les réponses arrivent. Ce n’est pas si facile que ça mais ça marche. Et monsieur Leenhardt savait le faire. C’est lui qui m’a appris la valeur du silence. Et alors trop souvent on se retrouve avec de jeunes collègues en particulier américains qui parlent comme des mitraillettes et qui assomment les gens de questions. Le résultat c’est qu’ils ont des mauvaises réponses. Il ne faut jamais assommer les gens de questions. Parce que ça les énerve, ça les met de mauvaise humeur et alors ils inventent n’importe quoi pour avoir la paix.

La première fois que je suis allé travailler assez longtemps dans une île c’est à Ouvéa où il y a eu l’affaire de la grotte. C’est un atoll, du côté du lagon on a une dune et du sable, une plage de sable blanc qui fait quarante kilomètres, et du côté de l’océan pacifique on a d’énormes falaises qui protègent en particulier du vent régnant qui est le vent du nord est. J’avais commencé à travailler dans une famille dont je connaissais un des fils à Nouméa et le grand-père parlait très facilement. Je me suis laissé piéger et alors j’ai assommé le grand-père avec des questions, plus je lui posais de questions plus il me racontait des histoires. Quand je suis revenu à Nouméa au bout d’un moment j’ai appris que le grand-père m’avait raconté des histoires qu’il inventait au fur et à mesure et que toute l’île était en train de se moquer de moi. J’ai dû changer complètement de batteries et de méthode de travail pour éviter ça et je n’ai plus jamais fais confiance à une seule personne, j’ai toujours travaillé avec des dizaines de personnes et toujours avec les femmes. Les femmes ne laissent pas leurs maris ou leurs fils raconter n’importe quoi. Elles se moquent d’eux s’ils inventent des trucs pour l’européen. Alors si on a des femmes présentes les insulaires font moins marcher leur imagination pour s’amuser. Ils adorent s’amuser et se moquer du blanc. Pour éviter ça la présence des femmes était le meilleur antidote. Et les femmes ont un avantage, elles connaissent la culture de leurs maris et la culture de leurs pères. Elles passent leur temps à passer de l’une à l’autre et elles sont très utiles quand elles sont présentes. Elles sont capables de dire des informations que le mari n’est pas capable de donner. Si on travaille tranquillement sans les assommer de questions l’information vient toute seule, tranquillement aussi, au fur et à mesure, jour après jour. J’ai vu des collègues linguistes qui faisaient des histoires parce qu’on leur donnait rendez-vous et puis il n’y avait personne au rendez-vous. Ils étaient furieux. Moi ça m’est complètement égal, je ne fais pas attention, si j’ai personne au rendez-vous je fais autre chose et puis je retrouve la personne une autre fois.

Vous avez donc rencontré votre femme au cours de vos recherches…

Oui, bon… Le rôle des femmes dans le pacifique, historiquement, a été très important. A Tahiti, le fait que une partie des femmes se soient mariées avec des européens, y compris des amiraux d’ailleurs, la ville de Toulon est pleine d’amiraux à la retraite mariés avec des tahitiennes, ce qui est peu connu, le résultat aura été que le conflit entre les tahitiens et les français n’a duré que très peu de temps. Comme on n’avait pas de classe sociale de colons opposés à une classe sociale d’insulaires, les colons disparaissaient dans le milieu insulaire à la deuxième génération, la vie quotidienne en Polynésie française était beaucoup moins dure et beaucoup moins violente que par exemple en Nouvelle-Calédonie où ça n’allait pas très bien et où les mariages mixtes n’ont commencé que très après la guerre, vingt ans après la guerre. Essentiellement d’ailleurs avec des filles des îles Loyauté. La Calédonie a deux visages : un visage sur la grande terre qui est un visage colonial dur avec une insurrection plus ou moins toutes les générations, ça a fait quand même des centaines de morts à différentes époques, et puis les îles Loyalty qui sont des îles de corail surélevé. Le corail surélevé est fait de cuvettes et les bordures des cuvettes c’est du rocher dur, c’est-à-dire que l’européen ne s’installe que là où il peut mettre un cheval et une charrue, ça a un côté un peu folklore mais c’est comme ça. Alors sur la grande terre en dehors des zones rocheuses il y a trois et demi pour cent seulement de terres utilisables en agriculture. C’est une des raisons pour lesquelles les relations entre canaques et européens sont mauvaises, la quantité de sols utilisables géologiquement est très faible. Mais aux îles les européens n’ont jamais imaginé pouvoir installer une colonisation parce qu’ils ne pouvaient pas cultiver avec des charrues. Or ils ne se sont pas rendu compte parce que les insulaires ont pris soin de ne jamais les amener là, qu’aux îles il y avait beaucoup plus de surface utilisable qu’en Nouvelle-Calédonie et que ces surfaces se trouvaient en aplomb du mur extérieur des falaises de chaque île. Il y a des zones organisées en jardins qui sont cachées et qui sont des petits paradis végétaux où aucun européen n’est jamais allé. Mais comme je faisais le relevé de tous les sentiers et de toutes les routes, puisqu’il n’y avait pas de cartes à l’intérieur des îles, et que je travaillais avec des agrandissements de photographies aériennes on ne pouvait rien me cacher. On m’a laissé faire et personne ne m’a rien dit. Je me suis aperçu après qu’ils avaient soigneusement évité d’emmener le moindre missionnaire européen où le moindre gendarme dans ces zones-là. On leur avait dit de faire de grands villages chrétiens, ils ont fait des villages chrétiens là où le sol était le plus rocheux possible. Il ne fallait pas que les européens s’aperçoivent qu’ils avaient des bonnes terres, se disant que si les européens s’aperçoivent qu’on a de bonnes terres ils vont vouloir les prendre. Dans les emplacements des villages ils ont dû casser les têtes de corail avec des masses pour avoir des surfaces planes à peu près convenables. Et puis ils ont fait passer des routes automobilables dans des parties de forêts où la terre ne valait rien. Jusqu’à maintenant ils sont tranquilles il n’y a pas un colon européen. Il y en a eu un sur l’île de Maré avant-guerre. Ils ont trouvé la solution, ils l’ont marié avec une fille de la chefferie et il a disparu dans la société canaque sans chercher à faire le malin ni à vouloir commander les gens des îles. Il a compris que ça ne marchait pas.

Alors il y a une coutume moderne qui s’est installée. Tous les lundis les femmes des gens du village viennent chez le chef pour lui couper l’herbe dans sa partie du village. Il y a des métis qui étaient des descendants de marins anglais qui s’étaient installés au début du dix-neuvième siècle dans l’île qui ont dit nous on est des blancs alors on n’envoie pas nos femmes. Le chef leur a dit si vous n’envoyez pas vos femmes couper l’herbe chez moi vous prenez le bateau et vous partez à Nouméa. Nouméa c’est chez les blancs. Mais ici vous faîtes ce qu’on vous dit de faire. Ils n’ont plus osé bouger et ils ont envoyé leurs femmes couper l’herbe. Maintenant ça c’est un peu arrangé parce que les femmes amènent leurs maris qui passent la débroussailleuse, les femmes font des gâteaux et du thé, et tout le monde pique-nique. C’est un des côtés marrants de la vie aux îles, ça. Mais les îles Loyauté sont différentes de la Calédonie en ce sens que les structures sociales sont beaucoup plus complexes, systématisées et rationalisées que sur la grande terre. Sur la grande terre on trouve des vallées où c’est difficile de savoir qui commande. Aux îles on sait toujours qui commande, et les systèmes de commandement et de contrôle sociaux il faut du temps pour arriver à les enregistrer dans le détail, dans le détail suffisant pour pouvoir analyser. Avec des côtés amusants comme le fait que les filles premières-nées dans une famille de chef sont celles qui commandent. Ce n’est pas le fils aîné qui commande, c’est la fille première-née. Je n’ai jamais vu un homme tenir tête à une fille première-née. On leur apprend à commander aux hommes, ça fait partie de leur éducation. Elles ne marchent pas au soleil. Elles doivent suivre des sentiers à l’ombre. Il ne faut pas que leur peau fonce. Les filles à la peau qui fonce c’est des filles de pêcheurs qui sont la catégorie inférieure de la population. Ce qui fait que les filles premières-nées dans une chefferie vont à la pêche la nuit à la torche. Là elles ne risquent pas de foncer. Et elles ont le choix de leurs maris. Les autres filles ont très rarement le choix de leurs maris, où avaient très rarement le choix de leurs maris, parce que ça a quand même un peu changé. Mais les filles premières-nées choisissaient leurs maris et très souvent choisissaient des maris avec un grand prestige et qui habitaient loin. Alors il y a toute une littérature racontant comment les filles ayant choisi un mari réussissent à mettre la main dessus. Ça c’est le côté aussi un peu amusant de la littérature orale. Alors il y a des histoires qu’on raconte de femmes de chefs qui avaient des amants et qui ont introduit des innovations dans la société pour pouvoir caser leurs amants, mais ça c’est assez compliqué à suivre parce que ça a des conséquences jusqu’à aujourd’hui. Mais la société traditionnelle continue à fonctionner sans que les européens interviennent parce qu’ils n’y comprennent rien. Ils ont des idées fausses. Ce qui est extraordinaire en Calédonie c’est qu’on a une littérature éditée aujourd’hui, avec des auteurs européens, et chaque fois qu’ils parlent des canaques ils se trompent. Ils racontent une histoire qui ne tient pas debout. Il n’y a pas un seul auteur européen qui ait été capable de dire des choses exactes. C’est tout à fait étrange. Pourquoi ? Parce que les européens se disent entre eux des choses inexactes. Il ne faut pas que la société insulaire soit une société civilisée, organisée, rationalisée, il faut que ça soit de la barbarie. Alors on invente des trucs, on invente du cannibalisme qui n’a jamais existé, on invente des infanticides. Des histoires de femmes qui tuent leurs enfants. Ça n’a jamais existé mais ça se retrouve dans la littérature européenne. Les femmes n’ont jamais tué leurs enfants. Par contre il y avait après la prise de possession par la France on a eu des problèmes démographiques dus au fait que comme en France d’ailleurs il y avait une proportion des enfants qui mourraient à la naissance ou en bas âge. Ma mère a eu deux frères en France qui sont morts à trois quatre ans. C’est arrivé aussi en Nouvelle-Calédonie dans la société canaque où on a eu des maladies diverses introduites qui n’ont pas fait de bien à la démographie canaque. Pendant longtemps la démographie canaque diminuait, c’est-à-dire que d’une génération à l’autre on avait moins d’acteurs visibles, vivants, que de la génération précédente. Puis ça c’est à peu près tassé, la démographie canaque suivait une ligne horizontale quand monsieur Leenhardt est arrivé en 1903. On lui a dit monsieur le pasteur qu’est-ce que vous venez faire ici ? Il a répondu les canaques vont disparaître. Alors il s’est produit quelque chose de tout à fait étrange qui montre l’ignorance de beaucoup de monde. Dans les années soixante-dix l’agence médicale des Nations-Unies a imaginé une campagne pour traiter une maladie qui s’appelle le pian. Mon père était médecin et spécialiste du pian. Le pian est une maladie parasitaire et le parasite qui donne le pian qu’on attrape en marchant pieds nus ou par des contacts entre des peaux d’individus différents, est pratiquement le même parasite que celui qui donne la syphilis. C’est-à-dire que quand on a le pian on ne peut pas avoir la syphilis. Alors comme tous les insulaires du pacifique avaient le pian ou l’avaient eu pendant leur enfance, parce qu’il y avait des cas de guérison spontanée, les gens du pacifique au contact des européens ne pouvaient pas prendre des européens la syphilis. Or des tas d’auteurs ont écrit des tas de livres très sérieux en prétendant qu’on avait apporté la syphilis dans le pacifique. C’est totalement faux. On l’a bien importée mais elle ne s’est pas implantée parce qu’elle ne pouvait s’implanter qu’entre européens n’ayant pas le pian. Alors on a imaginé une campagne contre le pian, c’était quand même une saleté qui affaiblissait les gens, on les a traités à deux ans de différence avec de la pénicilline retard, ce qu’on appelle aujourd’hui l’extcencilline c’est-à-dire de la pénicilline dans un bain d’huile. Normalement la pénicilline s’élimine dans le corps au bout de six heures. La pénicilline dans un bain d’huile reste dans le corps pendant six jours. En deux injections sur une période de deux ans on a complètement éradiqué le pian. Mais en éradiquant le pian on a éradiqué ce qu’on appelle la chaude-pisse, la blennorragie.

La raison de la perte démographique c’est une raison que la plupart des spécialistes du pacifique n’ont jamais comprise, c’est que la blennorragie bloque les trompes des femmes qui n’ont plus d’enfants à ce moment-là. C’est ça qui créait les pertes démographiques dans la population insulaire. A partir du moment où on a éradiqué le pian et en même temps la blennorragie, ce n’était pas prévu, dans les dossiers de préparation de la campagne personne n’en a parlé, mais c’est ce qui s’est passé réellement. Les femmes se sont mises à avoir des enfants. Alors toute la population du pacifique de la Nouvelle-Guinée jusqu’à l’île de Pâques s’est mise à doubler tous les vingt-cinq ans. Ce qui changeait complètement la situation politique. Une population dont la démographie est en croissance à grande vitesse n’a pas les réactions politiques d’une population dont la démographie est stable à un niveau bas. J’étais le seul chercheur connaissant le dossier parce que j’étais arrivé en Nouvelle-Calédonie et dans le pacifique en connaissant le dossier du pian, grâce à mon père. Et j’ai participé à la campagne contre le pian au Vanuatu. Je faisais les généalogies pour vérifier que tout le monde passait à la piqure. Ce qui était très marrant c’est que je travaillais avec un médecin américain qui était prix Nobel de médecine et il avait tous les trucs les plus modernes dans sa sacoche. Alors il était capable lui de faire une piqure à un gosse qui venait de naître. Il fallait que tout le monde y passe. Et les femmes apportaient leurs gosses pour voir comment il faisait pour piquer un bébé. Les mères étaient curieuses de voir comment le médecin s’y prenait, elles n’avaient jamais vu un médecin européen faire une piqure à un bébé qui vient de naître. C’était un médecin qui avait une grosse habitude, il avait été médecin militaire pendant la guerre de Corée, c’était un des meilleurs pédiatres américains. Le résultat c’est qu’on a des populations croissantes alors qu’on avait des populations qui n’étaient pas croissantes. Les administrations coloniales européennes doivent se débrouiller avec ça. C’est un phénomène qui s’est fait sans qu’on ait rien fait consciemment pour le provoquer, et on l’a provoqué quand même sans imaginer qu’il était possible, ce qui est vraiment extraordinaire. Ce qui est extraordinaire c’est aussi l’ignorance totale des administrations, des chercheurs etc… qui n’ont rien compris à cette affaire-là, parce que la plupart des chercheurs de quelque niveau que ce soit dans le pacifique occidental n’ont aucune connaissance médicale de la situation dans les îles. Mais d’une certaine façon c’est le folklore de l’ignorance européenne sur un tas de problèmes qui sont spécifiques à la région.

On peut peut-être parler un petit peu de Marcel Mauss ?

Oui… Le problème de faire venir un chercheur et de le balancer dans le pacifique un peu n’importe comment et n’importe où… Il y a des dames très gentilles à Paris dans un bureau qui m’ont donné un filtre, pour filtrer l’eau, c’était un énorme machin qui était censé être pour l’Afrique à cause des marigots. Les marigots c’est des mares dans les villages qui sont polluées parce que tout le monde y va, c’est comme les mares aux canards dans les villages avant-guerre en France… Je n’ai jamais utilisé ce filtre. Pourquoi ? D’abord les zones plates en plaine dans le pacifique il n’y en a pas tellement. C’est très montagneux. Par conséquent l’eau ne stagne pas, où elle court à la surface ou elle s’enfonce dans la géologie volcanique de l’île. Les zones volcaniques l’eau passe à travers extrêmement facilement contrairement à ce qu’on peut imaginer. Alors on retrouve les sources à marée basse, souvent des sources chaudes qui sont extrêmement agréables pour se baigner mais le problème de la pureté de l’eau n’existe pas. Il n’y a aucun village construit en amont d’une source. Tous les villages sont en aval des sources et ils ne sont jamais pollués. Le filtre ne servait à rien mais c’était de l’ignorance. L’enseignement que j’ai reçu en dehors de Maurice Leenhardt ne me servait à rien non plus parce que j’allais écouter des conférences de gens qui m’expliquaient que les gens dans les colonies, en particulier dans les îles du pacifique, étaient des primitifs. Ce qui est une énorme connerie. Ils ont des sociétés extrêmement complexes, y compris les aborigènes d’Australie qui eux ont des sociétés qu’on peut analyser mathématiquement, ça marche très bien, et tous les concepts soi-disant opérationnels qu’on m’offrait dans l’enseignement étaient totalement inutilisables sur le terrain. J’ai été obligé de me fabriquer mon propre système de références à partir de la réalité que je touchais et de la façon dont les gens vraiment vivaient. Et surtout pas de la façon dont les européens décrivaient les insulaires. La quantité d’âneries qui sont débitées dans des ouvrages écrits par des européens sur le pacifique est absolument considérable. La première chose que j’ai appris expérimentalement, ça concerne le musée américain qui est le plus connu pour le pacifique, qui est le musée polynésien à Honolulu. Les chercheurs envoyés par ce musée pendant un siècle partaient avec un questionnaire et on leur demandait de répondre aux questions du questionnaire. Moyennant quoi, quand comme étudiant maîtrisant l’anglais parfaitement je me suis plongé dans les ouvrages des chercheurs américains, je me suis aperçu que je n’étais pas en présence d’une analyse de la société polynésienne mais d’un catalogue de réponses à des questions. Alors comme les questions étaient à priori, c’est-à-dire en général mal foutues, les réponses n’étaient pas toujours bonnes, et une grande partie de cette littérature spécialisée était complètement fausse. On ne pouvait pas comprendre comment une société tournait, fonctionnait quotidiennement, à partir de réponses à un questionnaire. Ce n’est pas comme ça qu’il faut faire. Je n’ai jamais procédé comme ça. J’ai utilisé d’autres techniques, qui sont ce qu’on appelle des couvertures généalogiques. On fait la généalogie de trois mille personnes. Les anglais font la généalogie d’une ou deux personnes. Moi je fais la généalogie de trois mille personnes. Ça me prenait du temps mais j’avais une information que personne d’autre n’avait. Et je faisais le relevé foncier de ces mêmes personnes. C’est-à-dire que je cartographiais tous les champs l’un après l’autre. Et je travaillais sur le champ avec les gens qui étaient compétents pour ce champ-là. Je ne travaillais pas à des kilomètres assis à une table confortablement. Je travaillais debout en tenant une plaquette de bois sur laquelle j’accrochais des papiers en faisant le plan du champ et sa place par rapport aux autres champs, et où je notais ce que les gens avaient dit pour justifier de leur propriété du champ. Alors si on fait ça on a une information exhaustive, complète. Et c’est très rare. Mais ça m’a pris beaucoup de temps. Il y a des informations que j’ai mis trente ans à avoir. On a envie d’avoir la réponse à une question mais il se peut qu’il faille beaucoup d’années pour avoir la bonne réponse. Ce n’est pas immédiatement qu’on l’a. Et puis j’ai fait la cartographie de l’intérieur des îles, parce que si on ne sait pas où sont les points les uns par rapport aux autres, on ne comprend pas les raisons de tel comportement par rapport à tel point de l’espace. Il y a des points de l’espace qui sont rituellement protégés, il y en a d’autres qui servent à faire telle ou telle plante, d’autre qui servent à l’agriculture, et il faut ramasser tout ça. Une fois qu’on a ramassé tout ça on peut commencer à analyser et comprendre comment la société fonctionne. Mais on ne peut pas le faire avec un catalogue de questions. On ne peut surtout pas le faire avec la méthode récente venue d’Amérique qui consiste à prendre deux ou trois gars et à les assommer de questions. Ils se mettent à raconter n’importe quoi pour avoir la paix. Un européen qui se rend désagréable est le pire des chercheurs possibles. Et casser les pieds aux gens c’est la plus mauvaise méthode existante. Mais c’est la même chose en Europe. Vous n’avez qu’à aller dans les villages français, si vous commencez à casser les pieds aux gens vous n’obtiendrez rien. Alors il y avait un personnage en France qui était intéressant, qui s’appelait Marcel Mauss. Marcel Mauss était professeur au collège de France. Il était professeur parce que, bon, il n’y avait personne de compétent à l’époque. Lui il était compétent parce qu’il lisait tout. Il lisait tout ce qui était en allemand, il lisait tout ce qui était en russe, il lisait tout ce qui était en anglais. C’était le seul à Paris qui se tapait convenablement la littérature sur le pacifique. Alors il arrivait à éliminer un certain nombre d’informations pas très fiables. Et puis il vérifiait soigneusement ses informations avec les moyens du bord à Paris. C’est-à-dire uniquement avec la littérature imprimée. Il n’était jamais sorti de Paris. Sauf pour son service militaire qu’il avait fait au Maroc. Mais il n’était pas spécialiste du Maghreb. Alors il était intéressant parce qu’il avait compris que la technologie des insulaires ne ressemblait pas vraiment à la technologie européenne importée par la suite. Une partie de son enseignement correspondait à une étude de la façon dont les gens faisaient leur vie quotidienne et alors ça c’était relativement utile, sauf que il n’avait jamais vu une igname, il n’avait jamais vu un taro… Il avait vu des bambous au jardin botanique, mais en dehors de ça dans son enseignement il y avait de gros trous. Mais c’était l’enseignement le plus intelligent sur la place de Paris, sauf qu’il considérait, il recommandait même de faire de l’ethnologie sur l’oreiller. Faire de l’ethnologie sur l’oreiller ça consistait à prendre une maîtresse locale et à la pomper des informations qu’elle pouvait donner au fur et à mesure. L’ennui c’est que les chercheurs qui sont allés chez les esquimaux ils ont fait de l’ethnologie sur l’oreiller. Ils ont fait des gosses et puis ils ont tout abandonné. Alors ce n’était pas une si bonne idée que ça parce que ça rend difficile de revenir après. Moi je me suis marié avec une femme de Lifou mais je l’ai épousée et je ne l’ai pas abandonnée, elle est morte dans mes bras d’Alzheimer à quatre-vingt-quinze ans… J’étais sur le terrain, là où j’étais censé travailler, mais je représentais ma femme dont le statut social était bien supérieur au mien, parce qu’un européen a un statut social tout à fait fragile. Le fait que j’avais épousé ma femme faisait que je me retrouvais avec, j’avais compté que sa parenté faisait dans les trois mille personnes, dispersées entre trois îles et la grande terre. Ça faisait du monde qui était automatiquement disposé à me recevoir et à partager un certain nombre d’informations avec moi que je n’aurais jamais eu autrement.

Ma femme était venue à six ans à Nouméa, elle avait failli couler avec le bateau dans le passage d’Ilavana où il y avait un cyclone, elle était arrivée à Nouméa on lui avait donné du pain et du beurre. Elle a dit je ne vais pas manger la merde des blancs. Elle ne savait pas ce que c’était que le beurre. Elle avait réussi à avoir à la fois dans la société européenne et dans la société canaque une très grande autorité morale. A un moment ça a été la femme la plus respectée de Calédonie. Je l’ai emmenée en France, elle a épaté tous mes collègues. Ils n’avaient jamais vu quelqu’un comme ça. Et là je dois introduire une notion qui est très peu utilisée en France mais qui l’est beaucoup en Angleterre ou elle règle une partie des rapports sociaux, c’est le langage corporel. Dans le pacifique, dans les îles, tout n’a pas à être exprimé par la parole. Beaucoup de choses sont exprimées par les gestes, par les déplacements dans l’espace, c’est-à-dire en silence. Et ma femme connaissait parfaitement tous les moyens de transmission d’informations qui peuvent se faire par le langage corporel. Alors à Paris elle arrivait sur des gens qui étaient très ignorants de cette chose-là mais très susceptibles parce qu’ils comprenaient plus ou moins consciemment ce qui se transmettait par le langage corporel. Elle ne se trompait jamais. Elle savait toujours comment agir, avec qui et comment en fonction de la situation, du statut des personnes etc… Sur Paris ça leur semblait extraordinaire. Monsieur Claude Levi Strauss était de ce fait un de ses admirateurs parce qu’il n’avait jamais vu un phénomène pareil. Et tous mes collègues qui ne m’aimaient pas particulièrement étaient en admiration devant ma femme. C’est dire qu’il y a dans la culture océanienne des éléments très intéressants qui ont été complètement négligés par les témoins européens, et celui du langage corporel faisait partie de ce qu’on n’enseignait pas à la Sorbonne à l’époque.

Et qu’est-ce qu’on appelait le totémisme à l’époque ?

Ah oui… Il y avait une notion qui était enseignée à Paris, à Londres, à Berlin, à New York, à San Francisco, c’était celle du totémisme. Tous ceux qui ont fait du scoutisme savent de quoi il s’agit puisqu’il s’agit de recevoir le nom d’un animal quelconque qu’on vous attribue, moi quand j’étais éclaireur protestant on m’avait appelé hippopotame des savanes désertiques. Bon. Je ne sais pas pourquoi d’ailleurs. Mais alors le totémisme est un terme de la langue Ojibwa. Les Ojibwa se sont les indiens de la région de New York. Ils ont étés décrits dans des écrits et des compte-rendus publiés par une société savante de New York au début du dix-neuvième siècle, et puis ça a fait tout le tour du monde universitaire et on a imaginé que le totémisme qualifiait toutes les sociétés primitives. Alors on a fabriqué des systèmes très compliqués tout à fait artificiels pour expliquer les créations qu’on trouvait quand même d’un point à un autre du monde habité. Moi j’ai travaillé sur de soi-disant totémismes en Nouvelle-Calédonie et ça n’a rien à voir avec le système indien. Le système indien c’est l’attribution d’un personnage mythologique qui a la forme d’un animal, ours où aigle etc… qui vous sert de protecteur et qu’on vous attribue à la suite d’une initiation. Système en Calédonie parfaitement différent. J’ai travaillé pour un professeur que j’avais et qui m’a demandé de lui analyser tous les articles publiés sur le totémisme après 1930. Je lui ai fourni un rapport où je lui disais chaque cas ne ressemble pas aux autres cas. C’est un domaine où on a mis des choses diverses et complètement opposées et à mon avis ça n’existe pas. J’avais vingt ans et j’étais très osé de dire ça à un de mes maîtres. Il a encaissé et il n’a plus jamais parlé de totémisme. Maintenant en Calédonie ce qu’on appelle totem est la forme animale ou végétale, ou la pluie, la tempête, le bruit de la mer sur le récif, enfin toutes sortes de choses que prennent les morts après le dernier soupir. Après le dernier soupir on est censé trouver un insecte en général, qui sort de la bouche, qu’on attrape, et on plonge dans la rivière ou dans la mer, on ouvre son poing et on trouve immédiatement une pierre qui est censée être le dernier soupir du mort. Le mort est censé être soit un poisson, soit une anguille, soit un insecte, soit le vent, soit autre chose… Et tous les gens qui appartiennent au même groupe social ont la même forme qu’ils assument à la mort. Les morts entrent en communication avec les vivants soit individuellement avec leurs fils, leurs petits-fils etc… soit globalement mais alors sous la forme de ce qu’on appelle le totem Hathor. Ce symbole animal, végétal ou atmosphérique est le symbole de la collectivité des morts du groupe par rapport à la collectivité des vivants. La communication entre les deux collectivités se fait en parlant à un lézard, à un insecte au vent etc… à un endroit précis où on vient apporter des offrandes. Mais ça n’est pas un système à part. Ça fait partie du système global de tout ce qui est vivant par rapport à ce qui est mort mais qui en réalité vit d’une autre vie. La mort n’étant pas une rupture absolue. Du moins en Nouvelle Calédonie. Au Vanuatu on franchit un pas conceptuel : les morts qui ne sont plus invoqués dans les prières, dont le nom n’est plus connu par leurs descendants, tombent dans une fosse où il y a une espèce de magma et où ils font partie du magma et disparaissent. C’est ça la vraie mort. Mais jusqu’à ce moment-là les morts vivent d’une autre vie avec des points de contact avec les vivants.

Frontispice : Jean Guiart chez lui au Lotus à Punaauia lors de notre deuxième entretien.