mardi 27 novembre 2012

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Décroire

Note sur Mirage d’Alexandrine Boyer

, Alexandrine Boyer et Jean-Louis Poitevin

Rapprocher ce qui est lointain, inaccessible en tant que tel, rapetisser ce qui est immense, incommensurable, rendre familier ce qui est étranger, abaisser le niveau de l’angoisse éprouvé face au paysage dont le silence glacial est difficilement supportable, faire face donc à la solitude absolue de l’humain et lui permettre de ralentir le battement de son cœur lorsqu’il s’effraye devant tant de puissance contenue, telles sont sans doute, brutalement rappelées, les fonctions essentielles qui motivent le geste photographique dans sa globalité, de la prise de vue à la réception des images.

Avec Mirage une vidéo brève comme un coup de fouet, Alexandrine Boyer s’attaque à la constitution triple de l’image fixe : être une surface immobile sur laquelle le regard erre, être une structure d’attente forgée par le système de projection du psychisme, être un silence peuplé de voix chimériques qu’un regard fasciné fait taire pour ne pas être dérangé dans son acte extatique de contemplation.

En conférant à ces images fixes la densité palpable du mouvement par la prise de vue vidéo, c’est notre regard qu’elle coupe en deux.
Car nous comprenons vite que ce que nous voyons, ce sont en quelque sorte des cartes postales ou des photographies de paysage. En effet, jamais un nuage ne bouge dans le ciel qui émerge au-dessus de ces montagnes et de ces roches aux allures inhospitalières, mais la caméra, elle, passe en quelque sorte d’une image l’autre, donnant à ce feuilletage d’un catalogue de sites pour promeneurs chevronnés une allure de marathon aérien.
La vidéo permet, ce que l’image fixe ne fait jamais, d’inclure du son dans l’image. Il faut en effet un certain mouvement de l’image pour que le mouvement de la vibration sonore soit justifié. Ici, peu ou pas de relation analogique entre le son et l’image. Les bruits semblent provenir de deux ou trois sources différentes, l’une qui serait celle de cours d’eau comme on en entend en effet dans les montagnes, l’autre qui serait celle d’un train passant hors-cadre, celle enfin du bruit de fond de l’univers, comme si on venait d’ouvrir la porte d’un capsule spatiale voyageant au milieu du cosmos. Et passant d’une montagne l’autre le bruit nous plonge alternativement dans l’idée incertaine d’une proximité ou d’un éloignement radical avec ce que nous voyons.

Dire que ces bruits transforment les images pourtant nettes comme des cartes postales en allusions spectrales est le moins que l’on peut faire, n’était pour confirmer la spectrale réalité des images, le surgissement inattendu d’un doigt, aussi réel qu’un aveu, provenant de l’improbable envers de l’image et la déchirant comme on le fait lorsque l’on veut prouver le mirage d’une consistance mensongère. Mais aussitôt le mouvement reprend qui nous conduit d’une image l’autre. Le doigt a disparu et il ne reviendra plus. Il n’y a plus que les bruits. Le paysage qui sous nos yeux a été réduit à sa consistance de relique d’une croyance sans dieu, sinon l’image même, a retrouvé son allure de spectre sage. Le mirage est redevenu l’objet inavoué de notre croyance et le son, lui, retrouve sa puissance inavouée, en ce qu’il prend, comme le dit si bien Verlaine, « l’inflexion des voix chères qui se sont tues ».

Voir en ligne : alexandrineboyer.tumblr.com

Extrait de L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique de Walter Benjamin :

De tentation pour l’œil ou de séduction pour l’oreille que l’œuvre était auparavant, elle devint projectile chez les dadaïstes. Spectateur ou lecteur, on en était atteint. L’œuvre d’art acquit une qualité traumatique. Elle a ainsi favorisé la demande de films, dont l’élément distrayant est également en première ligne traumatisant, basé qu’il est sur les changements de lieu et de plan qui assaillent le spectateur par à-coups. Que l’on compare la toile sur laquelle se déroule le film à la toile du tableau ; l’image sur la première se transforme, mais non l’image sur la seconde. Cette dernière invite le spectateur à la contemplation. Devant elle, il peut s’abandonner à ses associations. Il ne le peut devant une prise de vue. À peine son œil l’a-t-elle saisi que déjà elle s’est métamorphosée. Elle ne saurait être fixée. Duhamel, qui déteste le film, mais non sans avoir saisi quelques éléments de sa structure, commente ainsi cette circonstance : je ne peux déjà plus penser ce que je veux. Les images mouvantes se substituent à mes propres pensées (1).

En fait, le processus d’association de celui qui contemple ces images est aussitôt interrompu par leurs transformations. C’est ce qui constitue le choc traumatisant du film qui, comme tout traumatisme, demande à être amorti par une attention soutenue (2).

Par son mécanisme même, le film a rendu leur caractère physique aux traumatismes moraux pratiqués par le dadaïsme.

(1) Georges DUHAMEL, Scènes de la vie future, Paris, 1930, p. 52.

(2) Le film représente la forme d’art correspondant au danger de mort accentué dans lequel vivent les hommes d’aujourd’hui. Il correspond à des transformations profondes dans les modes de perception transformations telles qu’éprouve, sur le plan de l’existence privée, tout piéton des grandes villes et, sur le plan historique universel, tout homme résolu à lutter pour un ordre vraiment humain.

Ce texte a été choisi par Alexandrine Boyer