samedi 2 mars 2024

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De la dissolution de la question culturelle

vivre ensemble, ensauvagement, décivilisation et retour

, Christian Ruby

Les gouvernements changent, des ministres sont écartés, des aspirants deviennent ministres à leur place, selon une hiérarchie définie — partis, régions, parité. Les commentateurs médiatiques glosent sur les personnalités, racontent des humeurs, relatent de bons mots. Le jeu est répétitif. Mais qu’en est-il des notions, des formes et des forces que sont censés mobiliser les ministères ?

Il est caractéristique du ministère de la Culture que l’on n’interroge plus depuis longtemps le terme « culture », que ce soit sous sa forme substantive ou adjective. Il est entendu que « culture » s’identifie à lui, et que le terme est assimilable aux politiques culturelles, par ailleurs successives ou attachées à des noms de ministres.

Est-il possible de déborder ces conjugaisons, ne serait-ce que pour bouleverser les places ministérielles attribuées, trop soucieuses de survie, et les rapports de force dans le champ de la « culture », laquelle a heureusement des significations plus amples, anthropologique, politique, sociologiques ?

Comment ne pas tenter, en effet, de s’écarter des assignations faites à « la culture » dans le contexte contemporain, sans doute même depuis longtemps, au mépris de ce qu’elle pourrait donner ? Tandis que pour les uns, elle aurait à sa charge de restaurer le vivre ensemble qui se dégraderait en ensauvagement et décivilisation, pour les autres, à l’encontre de la décivilisation et de l’ensauvagement attribué à nos contemporains, elle devrait permettre de refonder le vivre ensemble.

Non seulement « vivre ensemble », « ensauvagement » et « décivilisation » sont posés comme des évidences dans un partage artistique et culturel symétriquement conçu — à restaurer ou refonder — et que nul n’aurait à interroger ou à analyser dans sa prétendue dissolution. Mais l’assimilation de « la culture » à deux facteurs, au ministère de la culture et aux politiques culturelles d’un côté et à la solution glorieuse des maux qui nous envahiraient de l’autre, l’assigne à un impératif déployé en contre-point d’une défaite soulignée de la démocratie, entendue dans son sens gouvernemental.

Ne conviendrait-il pas de sortir de cette double logique inversée — culture réparatrice ou culture refondatrice, culture enfermée dans des maisons ou culture élargie — reposant finalement sur le même présupposé, voire stéréotype. Selon ce dernier, il n’est d’autre conception de la culture que les formules officielles des affaires culturelles incorporées désormais par ceux dont on dit qu’ils sont les « acteurs de la culture ». La culture est réduite aux institutions culturelles, elle se résume aux pratiques depuis longtemps avalisées, elle consiste en un instrument qui doit contribuer à conforter une réalité sociale, ou exprimer la « communauté » par des représentations du corps politique. Ce qui d’emblée est aussi exclusif que la démocratie telle qu’entendue.

inaction-culturelle M.Verdier

Dans ce cadre, on ne parle bien sûr jamais de « la culture » sans référence implicite à une idée de la culture et à des œuvres, créateurs et diffuseurs aptes à la représenter sous une image d’un « tous » — oubliant « toutes » — auquel elle serait adressée en surplomb, traduite en « intérêt général », surtout de ceux qui sont déclarés inaptes à la représenter, méprisés en « non publics », les publics « éloignés », etc. C’est une chose connue, qui pourtant s’amplifie de nos jours. Car ces assignations faites à « la culture » prennent rang dans ce contexte dans lequel nous ne pouvons plus écarter le constat de la plus large décrédibilisation de l’illusion d’un contrat social fondateur de « la » démocratie. Cette décrédibilisation n’emporte pas seulement avec elle les termes du « contrat » — contrat d’échange de paroles entre des volontés libres, égalité principielle des fondateurs et autorité de la loi choisie —, elle enveloppe dans sa chute la conception de la culture qui l’accompagnait — l’assimilation entre culture et universalité grâce au surplomb de l’État ou des représentants — sous forme d’une cascade d’autres contrats, des contrats de travail aux contrats d’engagement républicains, récemment.

Afin de pallier cette décrédibilisation, des pratiques culturelles (peinture, musique, théâtre, arts de rue, etc.), des médias (ateliers, animations, immersion dans des réalités virtuelles) sont « envoyés au front », non pour leurs qualités, mais parce que désignés comme instruments de réanimation de ces idéaux d’une « culture pour tous » diffusée par l’État. Par la droite politique, et l’extrême-droite, sous forme de réarmement de l’identité culturelle, réveil de racines et manières d’occuper les jeunes « sainement » par une « culture populaire ». Par la gauche politique, sous forme d’éducation artistique et culturelle peu soucieuse d’analyser ses modèles de « culture », en même temps qu’elle revendique « plus de culture » ou d’espaces culturels (salles de spectacles, de concerts, de danses, musées…) pour la diffuser. Le thème d’une « santé culturelle » des Français à restaurer semblant convenir aux uns et aux autres dans un univers où « la culture » doit exprimer une réalité sociale pré-donnée ou promettre une réalité sociale à venir !

Si l’on ne peut négliger le fait que des pratiques artistiques et culturelles accessibles au plus grand nombre ou proposées « à toutes et tous » peuvent rendre possible pour chacune et chacun des exercices esthétiques ouverts sur des formes d’existence nouvelles et des affects (épanouissement, concentration, apprentissage des contraintes) propres à inscrire dans du commun (intégration, respect, écoute, échange de paroles), ces pratiques sont enfermées systématiquement sous des légitimations discutables.

L’une en fait des préalables à la confrontation avec des œuvres d’art ou avec « les grandes œuvres de l’humanité », un intérêt qui précèderait la reconnaissance des œuvres universalisées. Mais il ne suffit pas d’invoquer les écrits de John Dewey pour assurer qu’il y aura nécessairement continuité de ces exercices à cette confrontation ; ou il ne suffit pas d’invoquer le philosophe Jacques Rancière pour assurer que des pratiques réputées émancipatrices, parce qu’elles produisent des espaces de paroles non hiérarchisés, fabriquent des publics émancipés.

L’autre en fait une aventure sociologique contribuant à prolonger des actions à l’encontre des inégalités sociales, voire géographiques ou de genre, mesurées toutefois à l’aune de « la culture dominante ». Mais il ne suffit pas d’affirmer que ces actions correspondent à des formes de socialisation et/ou de droits pour légitimer leur instrumentalisation et d’invoquer l’émancipation des personnes parce que les politiques se veulent émancipatrices. La troisième enfin en fait un mode d’accès à la culture sans s’arrêter sur les termes engagés, le rapport des termes aux pratiques, et le rapport entre individus, sans oublier le rapport à une transformation de la société, et à la démocratie comme « condition égalitaire », comme dirait Jacques Rancière. Quand on ne se trouve pas pris dans un conflit entre l’imprégnation culturelle affichée comme objectif de la « santé culturelle » et l’application de la charte des droits culturels dans la construction de représentations sociales qui se veulent « éveillantes ».

Il reste qu’il ne suffit pas de gloser sur ces espoirs d’acheter la paix sociale par des recettes culturelles. On peut leur objecter, par ailleurs, que dans leur perspective, aucune n’autorise à changer de place sans que l’on continue à tomber sous le coup de l’« arrivisme » ou de l’« opportunisme ». Et il est encore possible d’alléguer que lorsqu’on s’attaque ainsi aux discriminations culturelles, en rendant les cultures officiellement égales, on conserve cependant leurs hiérarchies internes (femmes, migrants, minorités). Voire que les gestes pratiqués maintiennent des représentations d’autorité et de surplomb.

Il convient surtout de se demander si l’enjeu de notre époque, sur ces plans, n’est pas tout autre : comment construire des regards autres sur le monde qui déplacent les problèmes qu’on invoque au profit d’autres formulations et d’autres pratiques qui relèveraient d’un devenir démocratique, artistique et culturel ? Dès lors, on s’aperçoit qu’il faut d’abord se déprendre de l’accablement fréquent devant les travaux culturels contemporains et saisir la part d’énergie qui traverse nos sociétés. Tant de la part des artistes, écrivains, compositeurs qui conçoivent des œuvres à partir des points de fragilité ou de bascule de nos sociétés, en n’impliquant évidemment pas que ces œuvres doivent être enrôlées dans des doctrines gouvernementales ou pédagogiques. Elles ont leur propre logique — celles d’espaces autres que chacune et chacun peut s’approprier pour faire jouer la différence entre ce qu’elle ou il vit et la proposition de l’artiste. Et si elles fabriquent du récit, elles ne peuvent et ne doivent pas devenir des symboles d’un régime ou rentrer dans un cadre d’interprétation unique et uniforme. Que de la part des citoyennes et citoyens qui refusent de devenir sujets de la culture en se soumettant à une culture de surplomb, alors que chacune et chacun est sujet d’une culture, dans la mesure où cette culture la ou le fait sujet, en dépassant son moi, en lui proposant des actions, et en fait simultanément son producteur ou sa productrice — son origine — et son obligé(e).

Pour avancer en ce sens, relevons quelques points sensibles dans les propos culturels de notre temps, en en laissant d’autres de côté, comme la question de la liberté de création, de la dénonciation du « wokisme » dans la culture, etc.

Le dossier des politiques culturelles est loin d’être clos, notamment dans cet usage qui identifie ces politiques à « la culture » et réduit l’exercice du pouvoir culturel à ses représentants officiels. La succession des mots d’ordre et des forces mobilisées — qui appellent une réalité et participent à sa construction par leur force illocutoire avec la diffusion des grandes œuvres de l’humanité, la démocratisation culturelle, la démocratie culturelle, la culture pour tous, la culture pour chacun, la santé culturelle — en fait foi.

Mais qui prend au sérieux les violences contre des institutions culturelles prises pour symboles de richesse — culturelle ? — quoique sans doute pas pour leurs actions ? Il semble que l’on en soit réduit désormais à se contenter d’occuper la rue par des animations culturelles en vue d’éviter de la livrer aux manifestations. Certes, apprendre à pratiquer un art de rue, prendre confiance en soi devant les autres, présenter au besoin une multitude de styles au « public » en le faisant « participer », n’est pas à écarter. Mais « la culture » ainsi vécue n’est plus qu’un débouché utile face à des difficultés sociales et politiques.

Le thème de la « transmission » culturelle prend le même tour. Non seulement peu étudient le registre conceptuel recouvert par ce terme, mais il est manifestement engagé dans le souci de « réparer » les liens entre des générations, dans le souci de les raccorder à la démocratie libérale représentative. La transmission est pensée linéairement, causalement et téléologiquement. Elle est censée avoir la vertu de « retisser » des liens, mais sans qu’on interroge les « liens » brisés et les raisons de les trouver distendus, sauf à évoquer quelques faits divers toujours un peu choquants.

Nouvelle venue dans les discours : la notion d’« écologie culturelle ». Elle se concentre d’abord sur la décarbonation des pratiques culturelles, la transition écologique dans les institutions culturelles. Et il est vrai qu’il importe de poser les questions d’empreinte et de bilan carbone, de préservation de la diversité écologique, des tournées onéreuses, et de les peser à l’aune des artistes employés et des « publics » touchés. Mais peu d’analystes puisent dans les mots culturels des incitations à envisager de remanier les pouvoirs dans le secteur, ou à parler du secteur culturel plus que de culture, alors qu’il existe bien une culture de l’écologie entée sur la préservation de l’habitabilité de la terre et sur une formation écologique tant au titre d’œuvres sur l’écologie qu’au titre d’une relecture d’œuvres anciennes du point de vue de l’écologie, etc.

Ces trois points sensibles de l’approche de « la culture » de nos jours tournent enfin autour d’une seule et même dimension, celle du « public » dans ses rapports aux citoyens et à la démocratie, pour autant que « public » — de culture et des arts — soit pris comme un bloc. Mais « public » ne peut plus s’entendre sous le couvert de l’utopie universalisante des Lumières liée à la démocratie classique. Cette utopie fonctionnait à la fois sur un modèle et sur une essence, ou un schéma d’explication unidimensionnel.

Industrie Culture un oxymore

Certes, depuis quelques temps, lorsque les bonnes volontés culturelles ou les institutions s’appliquent à sacrifier à ce qui est nommé « transmission » ou « activation des dispositions » en vue de « la culture », c’est la référence « au » public (substantif) qui occupe les esprits. A fortiori à l’heure où l’on parle de « crise du public (culturel) », crise de sa présence pleine, semble-t-il, de sa quantité donc sans que l’on précise quel nombre fera autorité, mais sans doute aussi de son adhésion aux schèmes de la réception culturelle, vécue dans une introspection douloureuse, renouvelée par les interrogations post-confinements en désir d’un « revenir à avant ».

Constatons cependant qu’une part significative de ces discours portant sur « le public » répercutent une rhétorique déjà éprouvée autour de la « communication culturelle » à destination du « public » à améliorer, du présupposé d’une sensibilité à engendrer dans un public qui en serait dépourvu, laquelle dresse de lui le portrait d’une entité en soi, sans référence sociale ni genre, qu’il conviendrait de prendre en mains en surplomb. Une telle approche culturelle reste hantée par la volonté d’assurer la croissance du public en se contentant de le confronter aux artefacts culturels existant grâce à un ajustement des paramètres culturels jamais reconnus comme hétérogènes.

Cette constance dans des propos routiniers concernant la culture n’entretient pas autre chose qu’un mépris. Quel mépris ? Un mépris déplacé par rapport à une époque antérieure. Car ce mépris porte curieusement moins sur des composantes sociales ou genrées parfois mises platement en avant, que sur quelques modalités paradoxales d’identification du public des arts et de la culture dans le monde culturel occidental contemporain. Parmi elles figure l’indifférence à une double question polémique.
D’une part de savoir si l’on doit parler « du public » ainsi, in abstracto, comme d’un bloc existant quelque part et à aller chercher sans s’apercevoir que la notion fonctionne presque toujours en distinction de la « foule ». D’autre part de relever la différenciation et hiérarchisation historique perpétuée entre plusieurs « publics », au moins le politique et l’esthétique (depuis le XVIIe siècle, renforcé par l’universalisme abstrait des Lumières), pour ne pas parler du public sportif (depuis le XIXe siècle et la spectacularisation du sport ), de celui des sciences à l’heure de la science amusante (depuis le XXe siècle et l’affaiblissement des formations scientifiques), et, pourquoi pas, des défilés militaires ou de la rue (pour évoquer les allusions de Honoré de Balzac dans Facino Cane et de Claude Lévi-Strauss dans Les Structures élémentaires de la parenté). Tous publics qui déclinent un schème commun, un rapport, mais qui ne cessent de différer, alors que l’on passe pourtant notre temps soit à les opposer, soit à les confondre sans rigueur.

En somme, cette assignation de la culture à résidence dans le ministère et ses représentants assujettis à leur survie, outre les difficultés concernant la compréhension de « culture », empêche de comprendre que si le public est peut-être « subjectivé » au sens de Michel Foucault — il devient le principe de son propre assujettissement — dans les médiations sociales et politiques, il n’en reste pas moins vrai que l’on peut penser aussi sa « subjectivation » au sens de Jacques Rancière.

Alors, « culture » ? Dans ce septième opus d’une série consacrée aux mépris culturels, sans doute faut-il revenir sur ce point, qui n’interdit pas de réfléchir à la constitution d’un ministère, garant de financements, mais en se déprenant de toute assimilation. Au sens moderne, dans le contexte européen et hors anthropologie, ce terme ne devrait désigner ni une essence ou une identité, ni uniquement un monde d’objets ou de ressources spécifiques (culture élitiste ou cultivée), ni une discipline que l’on pourrait apprendre (déterminée par un programme et assignée à des spécialistes, type universitaire), ni une somme de connaissances. « Culture » ne se réduit pas non plus à une doctrine d’État. Elle est, si l’on peut parodier un auteur célèbre, la chose du monde la mieux partagée et dont on ne peut en interdire l’accès — alors que l’on peut, en revanche, limiter l’accès aux objets culturels. Dès lors que l’on en a le désir (désir d’art et de culture), on en a le droit (en un sens non juridique), c’est-à-dire toujours.

La culture, en fin de compte, consiste en des exercices de formation des femmes et des hommes à la capacité à demeurer debout en toutes circonstances, en un déploiement de règles de l’existence multipliant le refus des assignations dans un échange et une solidarité potentiels avec les autres, dans leur proximité et leur altérité. La culture fabrique ainsi des compétences destinées à aider les humains à construire des trajectoires durant lesquelles les existences peuvent s’amplifier et non se soumettre ou se disloquer, notamment devant la nécessité de vivre humainement l’échec, la souffrance, la vieillesse et la mort. La culture relève alors d’une tâche infinie émancipatrice. Elle forge bien un imaginaire des relations, une conscience de dimensions les plus universelles possibles et fait droit à un espace public esthétique et culturel (et non à un ordre culturel ou à un ordre public), dans lequel il doit être question de nos jours du décolonial, du féminisme, des migrations, des images, des solidarités, autant de partages sociaux et culturels qui engagent le chemin de la démocratie. « Culture » devient donc ici le processus par lequel un esprit se forme, apprend à juger tout en prenant soin de soi-même, des autres et du monde.