dimanche 3 octobre 2021

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De l’artiste au psychanalyste et retour

, Dina Germanos Besson et Natacha Kaïl

Ecrire à partir de l’écriture d’une psychanalyste, qui parle des œuvres d’un artiste, dont les démarches modèlent en creux l’indicible, l’impalpable, modèlent en creux ces menus morceaux déposés dans les interstices du quotidien, menus morceaux qui échappent aux yeux tout venant, et d’où émane une inéluctable contingence, laquelle prend à son tour la parole et me raconte une autre histoire que celle que j’avais entreprise d’écrire.

Le ciel et l’abyme

Est-ce un labyrinthe ? Non ! Ciel, c’est un abyme ! Une mise en abyme, qu’est-ce ?

Faire son trou

Comment faire sa place entre l’artiste et l’analyste, comment faire son trou entre ces positions d’exception. Exception ? Comme tu y vas fort pour commencer ton bout de papier, gratteur de lignes ! Excepter, du latin excipio, déploie sa multiplicité, et tient, par sa définition, autant de la soustraction que de la réception, du recueil, et, couche ultime, du soutien, de l’appui, de la résistance. Il est clair que l’artiste et l’analyste ne s’emploient à aucune bienséance. Dire tout ce qui vient, voilà le comble de l’impolitesse, c’est aussi une des inventions de Freud afin que chute la censure qui maintient hors de portée les bribes de l’inconscient. On conviendra que l’artiste ne dit pas tout ce qui le traverse, il y échappe, par la déchirure, la rature, le recommencement ; alors que l’analysant ne peut se dérober face à l’énoncé, qui fuit de sa bouche malgré sa vieille volonté d’exprimer l’exactitude de ce qui est. « Lapsus ! » crie l’analyste, c’est dit c’est cuit, c’est entendu, faut s’expliquer ! Pénibilité maximale, sortie de rames : pourquoi ai-je dit ma fille quand j’en ai deux, je nuis au lieu de je suis, hier s’agissant de demain, etc., etc., etc. Mais on conviendra également que l’artiste ne peut se permettre de tendre vers la complaisance, l’applaudissement ou le mur d’une galerie. Son exceptionnalité se joue dans ce souhait enfantin : il fait ce qu’il veut, ou plutôt, il fait ce qu’il a à faire, quitte à endosser une cape d’extranéité pour la commune mesure sociale. Il ne cède pas devant l’impérieuse nécessité de son acte – leçon de Rilke à un jeune poète. Artiste et analyste se soustraient au bon sens comme à la douce pensée d’être aimé pour ce qu’ils font, exceptio. Tous deux accueillent l’état du monde et plient leurs pinceaux ou leur corps pour soutenir le poids des paroles empesées, au même titre que la masse des silences, des oublis, des bruits, de porte, de pas, de rideaux qui bougent, sans peur que quelqu’un s’y cache, sans vouloir, non plus, le dévoiler.

Bernard Moninot — Silent-Listen, 2010

Mise en mouvement à demeure

Ce n’est pas moi qui tire ce fil de l’artiste à l’analyste, c’est Dina Besson qui le sécrète dans son livre sur Bernard Moninot, trouvant dans leurs gestes éloignés l’unisson, si ce n’est d’une posture, du moins d’une recherche. J’ai cheminé, par le biais de cette lecture, entre les toiles, les dessins, les installations, je suis revenue au cabinet de l’analyste, me suis assise dans ses divans, ses concepts, suis repartie prendre pied dans l’atelier, écouter l’œuvre en train de se façonner. Durant cette lecture promenante, je me suis arrêtée à quelques carrefours. La première rencontre, toujours d’importance, avec l’œuvre de Bernard Moninot, suscita chez Dina Besson cette impression particulière : unheimlich. Je suis chez moi pas chez moi, je suis pas chez moi chez moi, et, par extension, je suis habitée par ce qui me déloge. Ce chantre freudien de l’oxymore concentre ce qu’on pourrait expliquer de l’inconscient : notre intimité est méconnaissable, la plupart du temps défigurante, souvent inracontable. Unheimlich, la poupée chérie qui prend vie, désagrégeant la sensible frontière entre l’être et le non-être. Unheimlich aussi, la mise en lumière de ce qui aurait dû rester dans l’ombre, le vœu inavouable et refusé qui remonte en surface, le refoulé et son éternel retour jusqu’à… Jusqu’à ce qu’une rencontre apporte conclusion au souvenir gélifié en suspens. Ce peut être rien, un mot, un analyste, son interprétation, un tableau, une mise en scène, son interprétation. Le rendez-vous demeure inconnu, il ne s’agit pourtant pas de le manquer.

A la recherche de Bernard Moninot

Où es-tu Bernard Moninot ? A quelle page tu te planques ? Je t’ai cherché et n’ai retenu que ton absence. Et bien que j’aime les étoiles, je ne t’ai compté dans aucun coin de l’espace, ni même dans ces fantômes qu’on nomme trous noirs. Dina a-t-elle raison de parler à ton propos d’une « esthétique de l’effacement », d’un art « au seuil de l’annulation » ? Je crois qu’à l’instar du facétieux Ulysse qui entourloupe l’énorme Polyphème, tu n’es Personne, c’est-à-dire mètis, et en sus, outis, le disparu et le rusé. Ulysse décline son identité, je suis outis dit-il au cyclope, le dupant par ce malentendu (car il est mètis). Le mot d’esprit est une drôle de vieillerie, Homère, qui ne s’appelait d’ailleurs pas Homère, sauve son héros en s’amusant de la langue. Toi, tu sembles t’amuser du vent, de l’ombre, de ses miroitements, des mathématiques, de l’optique, et pourquoi pas de la physique quantique, un point puis un autre point, encore un autre, sur les lignes du temps, d’un saut à l’autre, en aucune page pourtant, pas encore, tu n’es revenu. Dina a sans doute raison de nous parler d’une « figuration de l’objet perdu » ou d’une « figuration de quelque chose qui s’absente » à propos de ce que tu accomplis. Mais ne serait-ce pas là tout toi, que de te mettre dans les pliures de ton œuvre, pour laisser place non pas à ce que tu es, tu n’es Personne, je le redis. Et même pas ! Car si l’on suit Lacan, tu es à cet endroit précis : le ne explétif. Là, y’a du sujet de l’inconscient ! Ce petit caillou dans la chaussure qui fait rouler la phrase différemment, qui lui donne un autre ton, une couleur inédite, écoute un peu Lacan : « Je suis, que je sache, avant que je ne me réveille, ce « ne » dit explétif. […] Il n’est point explétif, il est plutôt l’explétion de mon impléance chaque fois qu’elle a à se manifester ! Ce que la langue française définit bien dans l’acte de son emploi. Je dis : « Aurez-vous fini avant qu’il ne vienne ? » quand cela m’importe que vous ayez fini, à Dieu ne plaise qu’il vînt avant ! Je dis : « Passerez-vous avant qu’il vienne ? » car déjà quand il viendra, vous ne serez plus là. » (Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse). Laisser place non pas à ce que tu es, disais-je, mais à ce qui va advenir (je te l’ai entendu dire quelque part, tu t’en souviendras). Tu n’étais sans doute déjà plus là quand j’ai débarqué dans le livre de Dina Besson, occupé, déjà, à d’autres idées, tu n’es vraiment jamais là où l’on t’attend et c’est ce qui te rapproche incroyablement, en tant qu’artiste bien évidemment, de l’analyste. Crois-tu que l’analyste répond à ma demande ? Quand je lui propose de se rendre au lieu de ma plainte, il divague au loin. C’est une petite huitre, il renferme une perle de verre (pensée pour le terrible jeu de Hermann Hesse et pour le sujet supposé savoir tel que présenté par Dina) et ne concède en rien à la labilité. Son silence se millimètre, il pourrait partager ton Antichambre.

Une autre façon d’étendre ce parallèle entre ces deux fonctions d’exception concerne la cause. Mais pour l’aborder, je vais poursuivre mon chemin car je voudrais avant tout te parler, Bernard, en ton absence, du cassage de noix.

Bernard Moninot — Antichambre, 2011-2012

On ne fait pas d’art sans casser des noix

« Briser une coquille de noix n’est vraiment pas un art, ce qui explique que nul n’osera convoquer un public et casser des noix face à lui, afin de le divertir. Que quelqu’un le fasse tout de même et réussisse à mettre en œuvre son intention, alors il ne peut justement pas s’agir d’un simple cassage de noix. ». Qu’est-ce qui crée, pourquoi ça crée, et qu’est-ce que ça fait ? Le livre de Dina Besson soulève ces interrogations et apporte un éclairage à partir du travail de Bernard Moninot, singularité oblige (la psychanalyse est une praxis du cas par cas). En filigrane, ce n’est pas la question qui est artiste qui se détache mais où est-il, de quel lieu nous parle-t-il, qu’est-ce qui le cause. C’est l’histoire d’une origine et celle d’un souhait. Bernard Moninot voudrait voir advenir l’œuvre, il dit « je voudrais être le spectateur d’une chose qui se fait ». A bon droit, tu peux me demander quelle est le rapport entre les noix, la genèse et ce désir de regard. Les noix dont je parle appartiennent à Kafka, extraites de sa dernière création, Joséphine la cantatrice. Qu’on s’assoit en haut d’une colline de viande (respect à Marina Abramovic) ou que les fleurs tremblotent (Van Gogh, pourquoi pas), Kafka touche à la spécificité de l’artiste, la mise en œuvre de son intention, c’est-à-dire l’ouverture d’une perspective, l’extension de la toile à une outre-toile et par conséquent la possibilité de se plonger en arrière, dans le mouvement de sa naissance. Qu’est-ce qui cause ? Rien. Sur cette absence de cause, faille irréductible de tout sujet parlant affublé d’un inconscient, mettons un objet, appelons-le a, et rendons à Lacan sa trouvaille. J’invite les lecteurs curieux à arpenter à leur tour les pages du livre sus-cité pour éclairer leur lanterne quant à la place que cet objet occupe chez Bernard Moninot.

Où tu m’as regardé

N’est-ce pas le minimum attendu d’une œuvre, qu’elle crée, un sentiment, une idée, une question et pourquoi pas une réponse, et à la fois, attente exorbitante, que l’œuvre nous crée, nous reconfigure à l’endroit même où nous nous figurions acquis. Heim : Perdu ! Ce n’est pas toi car à l’instant où tu m’as regardée, ton point de vue s’est déplacé (ainsi parlerait l’œuvre). Ce déplacement, cet évanouissement du regard, est parfois insignifiant, parfois touchant à cette obscurité intime où gisent les signifiants, ceux qui nous contraignent – l’ordre impératif d’un tu es cela, ceux qui nous donnent essor – l’ordre conditionnel d’un serais-je. Parfois, dépassant la noirceur, ce déplacement remue ce qui aura été « en deçà du signifiant » (Dina Besson parle de ce temps non révolu, le futur antérieur), lieu d’avant le sujet (le sujet est effet du signifiant, il se déduit dans l’après-coup de la parole). Voilà un autre carrefour où se rencontrent Bernard Moninot et Dina Besson, et par leur entremise, l’art et la psychanalyse. Pour venir au monde des parlants, Lacan appelle cette origine énigmatique l’insondable décision de l’être (Propos sur la causalité psychique), acte de naissance où le sujet s’invente avec les mots et jette son je au milieu de la phrase. Perdu ! Deux fois (oui oui, on connaît Eurydice). Eurydice ne reviendra jamais. Elle est à jamais perdue. Nous avons oublié sa trace, et ne nous reste que le regard en trop de Orphée pour nous rappeler la disparue. Nous reste aussi son chant, et avançant dans la phrase, nous nous éloignons d’Eurydice l’oubliée, nous pataugeons dans les voix des sirènes, nous partons et parlons de la lyre, nous oublions. User de la lumière, de l’éclat, du vent, du temps, user de l’usure des journaux, de la transparence, n’est-ce pas au demeurant l’éloge de l’a-cause dans et par son infirmation ?

Bernard Moninot — Le fil d’alerte, 2007

Prolongements

« Comment l’art peut-il élargir la psychanalyse ? » demande Dina Besson. Lacan affirme, dans son hommage à Marguerite Duras, que l’artiste « fraie la voie » à l’analyste, préséance certes, mais pourrait-on inclure dans l’exiguïté de nos cabinets et de nos protocoles conceptuels l’espace de création que l’art nous offre ? Chaque voix qui se dépose sur le divan m’oblige à recréer le monde, sans en être. Cette délicate excentricité s’apparente à un doux devoir de mourir pour naître à une autre scène. Ce n’est pas sans retour, c’est une trajectoire immobile. Indéfectiblement, l’art comme l’analyse (la cure, celle que tu traverses avant même de mettre les mains dans le cambouis, celle qui modifie les coordonnées de ta géographie), l’art et la psychanalyse, disais-je, me prolongent. J’ai refermé le livre de Dina Besson à partir de Bernard Moninot. Il y avait un trou dans ma bibliothèque, il y a pris racine, et immédiatement, un autre trou s’est dessiné dans les parages de l’ouvrage, ouvrant une voie optative. Un murmure s’en échappe : Oh si je… Ecrire à Dina Besson et lui dire combien il faut la lire. Ecrire à Bernard Moninot et lui dire combien il faut l’entendre (à l’évidence avec les yeux). Ecrire Oh si je…

Dina Germanos Besson : Bernard Moninot, Art, science et psychanalyse, L’Harmattan, 2021

Frontispice : Bernard Moninot, Prémonition de l’avalanche, 2019