jeudi 26 janvier 2023

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Dans le noir de l’anarchie

, Guillaume Basquin

Les éditions du Seuil (et c’est assez surprenant) ont publié en début d’année 2022 un assez gros (384 pages) livre sans nom d’auteur (anonyme, donc) titré Manifeste conspirationniste, en lettres blanches sur fond noir (comme un carton de cinématographe) 

Le noir de l’anarchie (on se souvient que le drapeau noir fit sa première apparition « officielle » dans une manifestation des sans-travail aux Invalides, le 9 mars 1883, lors d’un meeting organisé par le syndicat des menuisiers. Louise Michel y arbora, pour la première fois, un drapeau improvisé à partir d’un vieux jupon noir fixé sur un manche à balai). La 4e de couverture est réduite à sa plus simple expression :

On se réjouit qu’une telle sortie, qui rappelle les publications sans nom d’auteur des brûlots de Sade, Diderot, Vivant Denon, etc., soit encore possible aujourd’hui, et alors que seule la marque du nom-d’auteur est censée faire encore vendre des livres. On lit dans la presse insignifiante dite mainstream des plans sur la comète sur le supposé nom de l’auteur de ce manifeste : on s’en contre-fiche !… Nous lisons ce texte en-tant-que-texte, et basta ! D’ailleurs, quelle plus belle preuve d’anarchisme qu’un texte sans nom d’auteur ? Roland Barthes écrivait dans son essai La mort de l’auteur : « L’unité d’un texte ne réside pas dans ses origines, ou son créateur, mais dans sa destination, ou son public. » La trépas de l’auteur y était vu comme l’acte permettant de rendre sa place au lecteur : structuralistes de tous les pays, unissez-vous ! L’unité du discours est doit être mise à mal ; la mort de l’auteur dévoile « l’être total de l’écriture », c’est-à-dire la « nature » d’un texte qui est fait « d’écritures multiples, issues de plusieurs cultures et qui entrent les unes avec les autres en dialogue, en contestation ». Sic transit nostrum manifesto ! « Ce livre est anonyme car il n’appartient à personne ; il appartient au mouvement de dissociation sociale en cours » : entre eux (qui ont collaboré aveuglément) et nous, c’est désormais « une question d’incompatibilité ».

Que dit ce livre ? L’introduction attaque fort : « Nous sommes conspirationnistes, comme tous les gens sensés, désormais. » Le philosophe Mehdi Belhaj Kacem, dans une récente vidéo, dit qu’il faut s’approprier cette nouvelle insulte apparemment suprême : « complotiste ! »… comme autrefois il fallut à d’autres minorités moquées ou pourchassées s’emparer des invectives telles que « Nous les youpins », ou « Nous, les pédales », ou encore « Nous les nègres ». S’inoculer l’offense comme un vaccin. (J’ai moi-même appliqué, dans ma dédicace, cette stratégie dans mon ouvrage dit L’Histoire splendide.) Plus avant : « Pour que la mystification soit reine, il faut que l’aveuglement soit roi. » Qui pourrait nier cette proposition implacable ? Quelle époque récente fut plus aveuglée que la nôtre ?

Giorgio Agamben l’avait déjà dit très tôt dans la crise (« Deux vocables infâmes », in lundimatin du 27 août 2020), « s’il y a des complotistes, c’est simplement parce qu’il y a des complots ». Il faut être particulièrement naïf pour ne pas voir que « la rhétorique anticonspirationniste vise, pour les propriétaires de ce monde, à s’adjuger le monopole de la faculté de conspirer ». Comment ? Vous ne voyez aucun problème dans les SMS échangés entre madame von der Leyen et M. Bourla, le PDG de Pfizer, pour négocier les contrats d’achat de doses de « vaccins » ? Vous, êtes le problème. « C’est, d’une manière générale, toute la gauche qui donne, depuis deux ans, le meilleur d’elle-même. Elle sera tombée dans tous les panneaux tendus [par McKinsey, NdA]. Elle aura relayé tous les mots d’ordre des agences de communication et n’aura rechigné à aucun chantage affectif, à aucun paralogisme [#restezchezvous #sauvezdesvies], à aucun mutisme complice. » Cette gauche fantôme aurait, assurément, traité de complotiste ses meilleurs éléments ; ainsi « un surconspirationniste tel que Guy Debord ne peut être élevé au rang de trésor national que parce qu’il n’est plus là pour cracher sur ceux » qui l’ont finalement récupéré. Le constat est implacable et déprimant : « Tous les auteurs que la gauche adule, elle les détesterait vivants [et au premier chef Artaud et Lautréamont] ; et eux, vivants, la mépriseraient. »

Je me fiche de savoir qui a écrit ce Manifeste ; mais je me dois de dire qu’il est fort bien écrit : « Que la gauche ait, au fond, toujours été du côté des vainqueurs, dont elle n’était que la mauvaise conscience hystérique, voilà qui n’était apparu aux yeux de tous, dans l’Histoire, que par éclats vite oubliés » : « Depuis deux ans, c’est un spectacle quotidien, interminable, immanquable. » Vite le CONfinement, la distanciation sociale (sic !), les gestes-barrières, le masque, le paSS, et enfin la vax !… There is no alternative, le slogan tristement célèbre de la Dame de fer britannique semble être devenu le mot d’ordre du Parti « Socialiste » français : « c’est juste deux semaines », « c’est juste un masque », « c’est juste un mètre », « c’est juste une piqure » (sous-entendu : ensuite, on sera enfin débarrassés du méchant virus), etc. Réalistes-socialistes de tous les pays, soumettez-vous !…

Un autre auteur qui en avait eu marre, plus que marre, qu’on ne parle que de son patronyme, mais pas (assez) de ses films, ce fut Jean-Luc Godard ; voici un carton tiré d’un de ses essais vidéo des années 2010 :

Du temps

J’ai déjà parlé ailleurs (sur derives.tv [1]) du très beau film produit (à l’Abominable, laboratoire argentique d’artistes partagé et autogéré) et projeté en 35 mm de Noah Teichner, Navigators.

Notons que le jeune cinéaste, et c’est un sacré manifeste, a filmé les cartons de texte de son livre au banc-titre, après qu’ils eurent été composés en typographie comme on peut le voir ici :

Après une deuxième vision au Centre Pompidou, lors de la séance offerte le 13 janvier 2022 à la revue de cinéma Trafic pour la sortie de son « Almanach 2022 », je souhaite rajouter ceci :

1/ Je n’avais pas vu, à la première vision, le rapprochement qu’on pourrait faire entre la déportation (c’est le thème alors employé) de 249 anarchistes bolchéviques russes des États-Unis vers la Russie, via la Finlande, en 1919, sur le navire Buford (qui sera utilisé en 1924 par le cinéaste Buster Keaton pour le tournage de son films La Croisière du Navigator), et le mouvement des truckers canadiens contre la Terreur sanitaire (et l’obligation vaccinale), début 2022 : même hystérie de la peur (ici Red Scare ; là peur de la contagion), même traitement médiatique pour dénigrer un mouvement anarchiste : ici, on se moqua en chanson des ennemis syndicalistes de l’extérieur (ainsi, dans une chanson de 1919, on entend : « Let’s knock the bull out of the bolsheviki, and send them back where they belong ») ; là on qualifia les routiers canadiens de mouvement d’extrême-droite, pour le disqualifier d’avance (et alors que ce fut à peu près le seul endroit d’humanité et d’entraide collective et anarchiste à la fois de tout le Canada ultra-covidiste d’alors). Le regretté professeur et ancien Prix Nobel de médecine Luc Montagnier a dit que « les non-vaccinés sauveraient le monde » ; à tout le moins, le mouvement des truckers canadiens a sauvé l’honneur du Canada.

2/ Noah Teichner se plaît à imaginer qu’Alexander Berkman, dont on lit des extraits du Journal de voyage de déportation entre New York et la Finlande dans le film, exilé à Paris l’année de la sortie française du film de Keaton (1925), se retrouva dans une salle obscure (noire) puis fut saisi par l’image d’un paquebot resurgi fortuitement de son passé, le Buford, mais recouvert d’une nouvelle couche de peinture, noire :

Un navire en noir, comme un immense emblème anarchiste se dépliant à l’écran :

Fondu au noir.

Frontispice : Buford