mardi 30 novembre 2021

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Damien Hirst, un bref intermède pointilliste

Exposition à la Fondation Cartier

, Jean-Claude Le Gouic

L’exposition Cerisier en fleurs de Damien Hirst est en place depuis le 6 juillet et jusqu’au 2 janvier à la Fondation Cartier (Paris).

Elle accueille beaucoup de visiteurs, qui viennent voir 30 tableaux choisis par l’artiste parmi les 107 toiles de grand format qu’il a réalisées en 2020. Il a conservé ces œuvres dans son atelier durant les mois de la pandémie pour les contempler afin d’être sûr de leur achèvement.

Sakura Life Blossom

Cette exposition attire beaucoup de monde ; elle plaît à public très divers, attiré par l’accessibilité de cette peinture qui semble représenter une nature à la manière des impressionnistes (Monet Pissaro etc.) ou des post impressionnistes (Bonnard, Seurat, Signac, etc.). La curiosité est que cette série ne répond pas cette fois à un parfum de scandale comme ce fut le cas avec des œuvres antérieures de cet artiste. Hirst s’est fait connaître comme l’artiste qui découpe des animaux et les met dans le formol. Une de ses œuvres célèbres s’intitule Mother and Child Divided (Mère et enfant, séparés) : une vache et son veau sont découpés dans le sens de la longueur - il faut d’abord les congeler pour que le travail soit propre - puis désinfectés avant d’être placés dans quatre vitrines remplies de formol. Le public fait alors l’expérience étrange d’une déambulation « entre » les demi animaux dont toutes les parties internes sont exposées. Par ailleurs, toujours dans ses créations « vaches », il proposait de découvrir une vache, sectionnée transversalement, comme un saucisson, exposée dans 12 caissons. Le titre de cette création « Un certain réconfort trouvé dans l’acceptation du mensonge inhérent à toute chose » pourrait convenir aussi à l’œuvre monumentale qui l’occupa plus de dix ans. Treasures from the Wreck of the Unbelievable (Trésors de l’épave de l’Incroyable) a été présentée dans le cadre de la Biennale de Venise de 2017. Le public découvrait dans cette installation la fiction d’un vaisseau antique disparu en mer, l’Unbelievable. L’exposition est le résultat supposé de la découverte en 2008 dans l’océan indien du trésor contenu dans ce navire et de la remontée des artefacts à savoir de nombreuses sculptures, des sphinx d’Égypte, des statues grecques, des colosses de bronze, de l’or, des bijoux. Pour peu qu’il soit attentif, le visiteur s’aperçoit assez vite de la supercherie lorsqu’il constate que certains bustes recouverts de coraux représentent Mickey… Le visiteur ne sait pas si certaines des pièces que l’on lui donne à voir sont restées deux mille ans au fond de l’eau ou si elles sont les résultats d’un travail d’artiste habile à faire se rejoindre art et artifice.

Ce rappel ces travaux antérieurs de Damien Hirst tente de signaler combien cette nouvelle série de créations plastiques rompt avec les travaux antérieurs où l’idée de la mort, du cadavre, de la disparition était récurrente.

Devant ces peintures colorées et lumineuses le sentiment est totalement différent. L’artiste aime à signaler qu’il a toujours pratiqué la peinture. Représenter dans un réalisme froidement photographique des pilules médicales (Medicine Cabinets, 1988) et évoquer des cerisiers en fleurs en déposant des milliers de petites de touches de couleur sur des toiles de très grand format constituent des pratiques de style opposées dans l’usage du médium pictural. Devant les toiles exposées à la Fondation Cartier le public imagine combien la réalisation de celles-ci a nécessité un engagement corporel et mental de l’artiste. On notera aussi que la réalisation de chacune des peintures repose sur des choix de l’artiste lui-même et n’a pas nécessité l’aide d’un grand nombre d’assistants comme ce fut le cas pour d’autres séries de peintures comme les Spot ou Split Paintings. Les photographies des catalogues et les vidéos qui accompagnent l’exposition insistent sur cette spécificité en montrant les taches et traces de peinture sur les vêtements, les mains et le visage du créateur. La peinture ça coule, ça éclabousse et ça tache, surtout quand on met une belle énergie à la manipuler.

Image du film Cerisiers en fleurs, l’atelier hangar

La thématique choisie, les cerisiers en fleurs, et la taille des châssis entoilés engageaient à une gestuelle répétitive. L’intention initiale, énoncée dans les entretiens, a été de retrouver l’action joyeuse de déposer de la peinture par touches successives. Peindre quelque peu naïvement comme il se souvenait d’avoir vu faire sa mère à la saison des cerisiers en fleurs. Mais, pour lui, il le fait avec toute la culture d’un artiste formé d’abord à Leeds, sa ville natale, au Jacob Kramer College of Art, puis à Londres au Goldsmiths Collège of Art. Il connait très bien l’histoire de l’art et a pu admirer dans divers musées les peintures impressionnistes et aussi celles de Van Gogh ou Bonnard. Une autre image récurrente de la culture visuelle mondiale existe aussi en arrière plan. La période de floraison des cerisiers (sakura) au Japon (appelée cherry blossom) donne lieu tous les ans à une énorme production d’images peintes et photographiques. Tous les titres de la présente exposition se terminent par Blossom, (fleur) : Early Blossom, Mother’ Blossom, Fragility Blossom, etc. Pour les 30 titres de la présente exposition la diversité existe, mais pour les 107 il y a fallu sûrement se creuser les méninges. Damien Hirst est bien homme à relever les défis les plus coriaces.

Dans les entretiens, comme sur les vidéos enregistrées à l’occasion de cette exposition, l’artiste anglais insiste particulièrement sur le plaisir du travail solitaire qu’il a retrouvé lors de la réalisation de cette série de peintures. Il insiste sur les divers moments de jouissance rencontrés. Celui du geste créateur dans la répétition de la pose de la peinture au bout du pinceau, celui de vivre quotidiennement ces moments de vie « dans » la peinture. Il constate que dans l’urgence du geste il ne faisait plus de distinction entre son corps agissant et l’esprit décideur qui accompagne le regard critique d’un artiste expérimenté. Toujours dans les entretiens il insiste sur le fait que durant la pandémie il vivait souvent seul au milieu de ces peintures pouvant ainsi à son gré intervenir sur l’une ou l’autre des créations lorsqu’il en ressentait la nécessité. On notera cependant que cet engagement physique et mental a été bien documenté par les photographies de l’artiste en tenue de peintre sans que l’on sache si c’est pendant ou après coup qu’a eu lieu la prise de vue : les traces de couleurs sont partout sur les vêtements, depuis les chaussures jusqu’aux pantalons et t-shirts, mais aussi sur la figure et les mains du peintre. Soit il ne fut pas si solitaire qu’il le prétend dans son hangar à peintures, soit en bon communicant il a, lors de la phase finale de la réalisation des œuvres, mis en scène les éléments d’une pseudo confidence installant une image d’un plasticien sincère et proche de l’idée que se fait le public lambda de l’engagement physique nécessaire à l’exercice de la peinture. Il semble lucide lorsqu’il justifie historiquement la présente orientation picturale par des sensations éprouvées lors de la réalisation de séries antérieures (2017) comme les Veil Paintings, où sur des toiles de grande dimension il constituait une texture picturale par de multiples points de couleurs éparpillés donnant, comme il l’affirme sur son compte Instagram, « l’impression de regarder à travers une sorte de voile un jardin foisonnant de motifs et de couleurs qui se trouverait derrière. » Dans cet ensemble de peintures comme dans celui intitulé Colour Space Paintings (2016) les irrégularités et les coulures assument l’imperfection du geste humain qui se rapproche ainsi des singularités et du désordre de la nature. Ces créations bien moins « froides » que les Spots Paintings (1991) restaient cependant abstraites et c’est à partir de la présente série que s’affirme un retour vers des images figurant le monde environnant.

Détail Empreintes de feuilles vertes
Détail Les gicleurs

Si le titre de l’exposition Cerisiers en fleurs oriente bien la formulation langagière à forte résonance culturelle comme nous l’avons indiqué plus haut, la présence de tracés bruns-noirs souvent verticaux ou légèrement obliques sous les ponctuations colorées suggère bien des figures d’arbres en fleurs. La présence de ses marques sombres habilement disposées sur fond bleu ciel assure une présence structurelle sous les semis colorés épars. Même quand ceux-ci sont devenus très denses ces traces gestuelles initiales que l’on aperçoit toujours un peu sous la couleur guident le regard et orientent un parcours dans le tableau. Dans la plus grande œuvre exposée à la Fondation Cartier sont assemblées quatre grandes toiles dans lesquelles l’orientation des branches sombres sont essentiellement horizontales. Cette création titrée Greater Love Has NO-One Than This Blossom montre combien la réalité abstraite est présente dans l’exercice de la peinture.

Toujours dans ses entretiens l’artiste anglais insiste sur deux autres gestes dont il a éprouvé le besoin durant la genèse de ces peintures : dans ce monde de bleus, de noir et de rose il a ressenti la nécessité d’ajouter une autre couleur : le vert. Le vert du feuillage qui naturellement accompagne la floraison. Sur certaines toiles cette couleur est ajoutée aux variations rosées et comme elles déposée au pinceau ; dans d’autres peintures l’artiste utilise des feuilles de cerisier (?) qu’il enduit de matière picturale avant d’en obtenir une empreinte en l’appuyant sur la toile. Assez enfantin mais efficace ! L’autre geste qu’il ajoute aux multiples ponctuations du bout du pinceau est la giclure, une tache allongée laissée par une peinture liquide. D’un geste rapide du pinceau le peintre fait gicler la couleur choisie sur le support déjà chargé de matières picturales, installant ici ou là un fléchage différent. L’artiste acquiesce un peu rapidement et sans modestie au rapprochement de ce geste avec ceux de Pollock et Bacon suggéré par le critique (Tim Marlow) : « Donc on va dire que j’ai fait des peintures à la Pollock en utilisant la technique de Bacon... des giclées à la verticale. » De manière plus pertinente il signale « C’est ce genre de gestes picturaux qui donne vie à la peinture » On entend aussi que ce qu’il retient de la réalisation de ses 107 toiles de grande taille (souvent 274 x183 cm) c’est la dépense d’énergie qu’elles lui ont demandé. C’est également ce qui impressionne le public qui visite cette exposition. Nos yeux sont entraînés dans les multiples propositions avec chaque fois un libre parcours pour le regard. L’apparente spontanéité du geste pictural emporte les visiteurs incitant à un abandon proche de celui que tout un chacun peut éprouver au printemps sous un arbre en fleurs au Japon ou ailleurs.

Sakura Life Blossom panneau central
Pierre Bonnard L’amendier en fleurs

L’exposition et le travail de l’artiste laissent une impression forte aux visiteurs, à moins que ce soit l’effet spectacle si bien organisé par les commissaires de l’exposition, et bien sûr par Damien Hirst lui-même, qui en impose. L’artiste avoue son admiration de longue date pour des artistes comme Monet et Bonnard mais on peut légitimement se demander si ces créations récentes « tiendraient » à côté des peintures des aînés. Une seule de ses toiles dans une exposition collective serait elle aussi remarquable et propre à susciter autant d’émotions différentes que lorsqu’on se trouve devant L’amandier en fleurs (1947) de Pierre Bonnard ? Tout n’est pas une affaire de taille, mais que donnerait l’exposition de la Fondation Cartier si les 30 toiles avaient la même taille que ce tableau du musée d’Orsay : 54,5 x 37,5 cm ?

Il est toujours difficile de mettre en mots les sensations visuelles éprouvées devant une œuvre picturale, essayons cependant. La toile de Bonnard constitue un monde en soi avec des espaces variés autour du motif presque central de l’arbre en pleine floraison. Diverses variations de couleurs et de formes des surfaces se manifestent dans les espaces latéraux mais surtout dans toute la partie inférieure, celle indiquant le sol. Une harmonie de couleur différente, avec une majorité de tons chauds est organisée dans cette portion basse du tableau. Celle-ci, pourtant éloignée du motif principal l’arbre, semblait si essentielle à Bonnard que, alité, et la veille de sa mort, il demanda à son neveu Charles Terrasse de rectifier avec du jaune, le vert en bas à gauche de cette toile. Celui-ci s’exécuta, effaçant au passage une partie de la signature du peintre. Cette peinture était signée car elle avait déjà été exposée. A la fois par les teintes, l’étendue des formes et le toucher de la couleur cette partie basse dialogue avec les animations blanches, bleues et sombres des branches de l’arbre. Dans la facture de celui-ci les tracés bruns et noirs figurant les ramures sont reprises en même temps que les indications florales blanches et les touches bleutées figurant le ciel. Parce que les touches blanches indiquant les fleurs, comme celles bleutées évoquant le ciel, sont toutes de tailles et d’intensités différentes, un bel effet d’espace s’installe, l’air circule et notre œil aussi dans la profondeur réduite du tableau.

Renewal Blossom 2018

Comme on pouvait s’en douter aucune des toiles de l’artiste exposées à Paris ne semble tenir la comparaison avec les qualités plastiques signalées ci-dessus. Damien Hirst semble avoir décidé de la mise en place d’un processus de fabrication pour ses 107 toiles simple et efficace : un fond uni pour le ciel bleu avec selon les toiles quelques nuances de bleus plus outremer ou plus azur, ensuite des tracés sombres évoquant les troncs et les branches et enfin un long travail pointilliste pour installer par touches de pinceau de multiples couleurs : divers roses, du blanc, du jaune, et plus rarement du vert. On remarquera aussi parfois des reprises de bleu après coup dans les fleurs, qui permettent de ménager des passages vers les bords des tableaux. Les ponctuations florales sont parfois regroupées en grappes dans certaines zones comme pour le grand quadriptyque déjà évoqué. Dans d’autres peintures les touches de peinture se multiplient partout jusqu’à constituer un voile floral. Celui-ci ne laisse voir le bleu et les traces évoquant les tronc-branches que dans la partie basse des œuvres comme dans Renewal Blossom 2018 ou Fantasia Blossom 2018. Les effets spatiaux sont dès lors très réduits et le visiteur fait face à un mur de milliers de ponctuations dans toutes les nuances de roses allant du carmin au presque blanc. L’artiste anglais mentionne le plaisir qu’il a ressenti, lorsque seul durant la pandémie, il a pu quand il en éprouvait le besoin rajouter ici ou là quelques ponctuations. C’est juste mais c’est commun à beaucoup de peintres, même les amateurs.

On ne peut nier l’attirance de ces toiles et leur capacité à garder en éveil notre regard le temps de leur exploration. Cependant souvent l’évidence du système mis en place pour une production en nombre empêche l’adhésion sensible et l’émulation intellectuelle. C’est fait et même bien fait ; Damien Hirst est un plasticien qui a du métier, qui aime aussi se plonger corps et esprit dans la peinture. On sait aussi qu’il affectionne par dessus tout épater le monde de l’art et le public. On ressort de la présente exposition impressionné d’avoir pu ressentir la dimension de cette installation de 30 peintures et on est encore plus ébahi si on aperçoit dans la vidéo l’énorme hangar où l’artiste entrepose la majorité des œuvres de cette série. On se questionne cependant sur la propension qu’a l’artiste à multiplier les créations plutôt qu’à pousser l’exploration du travail pictural dans quelques œuvres. Un petit nombre des peintures présentes à la Fondation Cartier semblent vouloir dépasser le processus consensuel pour s’engager dans un questionnement qui apparaît lorsque l’excès de couleurs et de points se rapproche du néant : Early Blossom . Quelques peintures bien sélectionnées en diraient sans doute plus que 30 ou 107 mais le système commercial capitaliste ne comprendrait pas qu’un artiste bankable comme Damien Hirst détruise la majeure partie de sa production. Il revient pourtant à l’artiste (comme le font régulièrement les photographes) de choisir, de trier et de détruire avant que le système marchand n’impose son système de reconnaissance par la notoriété et la cote financière. Mais tout cela est à l’opposé de toute la vie artistique de Damien Hirst qui est parait-il un des artistes vivants les plus riches et qui connaît parfaitement les règles du système capitaliste. La fin de la pandémie le verra sans doute rependre son rôle de chef d’entreprise avec un nombre important d’assistants et des projets comme celui débuté en 2021 intitulé The Currency (« La monnaie »), celui-ci plus conceptuel tournait autour de la valeur que l’on accorde à l’objet œuvre d’art.

Early Blossom