mercredi 29 août 2018

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Création, Pulsion et Corps

Cris souffles Performance de Eun Young Leepark avec l’intervention performée Corps-paysage de Jean-Louis Poitevin Eun Young Leepark

, Eun Young Leepark

Création, Pulsion et Corps explore ce qui fonde la performance réalisée par Eun Young Leepark « Cris souffles » lors de la rencontre artistique « Corps encore », Roubaix, 2018.
La mise en abyme de la performance avec la vidéo « Boca » permet de croiser la fonction du cri dans l’art coréen traditionnel et dans l’art contemporain occidental.
Ce croisement est analysé dans ce qui lie pulsion, corps, création et inconscient. Pour cela les œuvres contemporaines d’Antonin Artaud, Xavier Le Roy et Im Kwon-taeck permettent d’éclairer le rapport entre le « cri hors-sens » et le « cri-mémoire », entre désir, passion et douleur.

cris souffle from BERNARD Hervé (rvb) on Vimeo.

« Cris-souffles » est une performance mise en scène face à une vidéo intitulée « Boca » faite d’images de montagne et qui nous transporte vers le pays des nuages et du ciel. Les performeurs qui sont mêlés avec le public peuvent jouer avec des instruments musicaux traditionnels coréens et chanter des textes fragmentaires – murmure, souffle, cri – au fur à mesure que la scène vidéo se déroule devant nos yeux. Ce dispositif accentue l’impact de nos sensations lors de la réalisation de la performance. Le fondement théorético-pratique de ce travail artistique croise deux références : les « cris de mémoire », ou « cris de désir » et les « cris de douleurs » ou « cris hors sens ». Les cris de mémoire ou cris de désirs sont nés de la connaissance de la pratique des chanteurs traditionnels coréens, les « cri hors sens » et « cris de douleur » sont inspirés des mises scènes d’Antonin Artaud.

Extrait de la vidéo « Boca » filmée par Eun Young Leepark, HD, son, 30 min, en boucle.
Vidéo Boca projetée au Non-Lieu pour la performance « Cris souffles » dans le cadre de la rencontre artistique « Corps encore », Roubaix, 2018 (Exposition, Performances, Tables rondes).

Cette réalisation « Cris souffles » est un « Happening » d’une durée de 30 minutes qui se joue entre les performeurs et les spectateurs. L’enjeu de cette expérience est de produire des connexions entre le caractère indicible de l’expérience, les sensations des spectateurs et des performeurs, en insistant sur l’interaction entre la perception visuelle et la réaction générée par le processus. Ces connexions se construisent au cours de cette performance à l’insu des personnes elles-mêmes, performeurs et public, croisant donc l’insu, l’inconscient et les pulsions.

« Cris souffles », performance participative durant laquelle les spectateurs étaient invités à crier, chuchoter au Non-Lieu pour la rencontre artistique, Exposition, Performances, Tables rondes, « Corps encore », Roubaix, 2018.

Que dire sur les pulsions ? Barthes dit : Comme principe, la « délicatesse » n’est ni morale, ni culturelle ; c’est une pulsion (pourquoi la pulsion serait-elle de droit violente, grossière ?), une certaine demande du corps lui-même.

La pulsion, demande du corps, serait ainsi une « chose invisible », une « énergie » mystérieuse. D’après Lacan, la pulsion renvoie aux êtres mythiques, formidables dans leur imprécision. Cette pulsion, nous ne pouvons la voir nettement, du fait qu’elle est une forme abstraite vécue dans l’instant. La pulsion « action de pousser » dans la langue française, se dit Trieb en allemand, drive en anglais. Les langues germaniques et anglaises évoquent dans leur expression phonique une direction imposée par le corps de manière plus forte que le terme français, plus abstrait.

Pour autant, cette action de pousser n’est pas un instinct : l’animal a des instincts, l’homme a des pulsions. Si l’instinct nous pousse à fuir face à l’imminence du risque de mort, la pulsion peut nous pousse à la mort comme dans le cas de Antigone, et dans ces conditions la pulsion a un caractère irrépressible.

For Performance, Xavier Le Roy, « Performance ! Les collections du Centre Pompidou, 1967-2017 », Le Tripostal, Lille, 2018, photographiée par Eunyoung Leepark.

Prenons enseignement de la création artistique actuelle pour mieux définir ce mystère pulsionnel. Actuellement, dans certaines œuvres d’Art contemporain, le cri ou l’acte pulsionnel prennent la place de la représentation dans l’œuvre d’art et mettent ainsi en question la fonction de la représentation. L’œuvre de Xavier le Roy, For Performance [1] témoigne de cela. Dans cette performance, il est demandé à une visiteuse ou un visiteur – appelé l’invité – de visiter l’exposition et de suivre des actions et des paroles qui lui sont transmises par un ou une autre visiteur ou visiteuse – appelé l’hôte. Ces actions et ces paroles se composent d’environ 15 étapes et cela s’appelle la trame. Il se déroule ainsi un jeu entre l’hôte qui dirige et l’invité qui suit. Ainsi l’hôte crie à l’invité « viens ici, regarde ça ! » en faisant suivre cet impératif du nom de l’invité. L’hôte poursuit son ordre « Écris ce texte sur le mur du musée » puis chuchote à l’oreille de l’invité : « quelqu’un m’a dit qu’à une certaine époque, le spectateur d’art ou le visiteur d’exposition est devenu une figure incertaine et maladroite, dont la présence violait le tableau immaculé du cube blanc, en titubant devant chaque nouvelle œuvre qui requiert sa présence. De notre temps, les expositions sont devenues des scènes où les visiteurs performent. La question est de savoir, où se tenir et que faire ». Durant ce temps de chuchotement à l’oreille, proche du corps de l’autre, l’hôte fait la statue un bon moment, « tête vers le plafond » et croise le hors-sens de la posture du corps avec l’énigme de la trame. Après cette visite, l’invité peut à son tour devenir hôte et passer le travail à un nouveau visiteur1 [2]. Les transformations de ces actions lors de leur transmission activent et explorent les écarts produits.

Cette performance est caractérisée par le fait que l’hôte demande à l’autre de produire un cri devant un mur ou bien de courir dans le musée.

Ce travail questionne la face énigmatique des pulsions, plaçant du hors-sens dans la représentation elle-même, ce qui évoque les mises en scène d’Antonin Artaud.

Une autre façon d’interroger la pulsion est de se servir de ce qui se transmet dans l’art coréen. Ainsi dans l’art traditionnel coréen le récit chanté « Pansori » accompagné au Jangu (sorte de tambour traditionnel coréen) est une façon de formuler un croisement, celui d’un regard désirant et celui des cris pulsionnels du son vocal, tous deux adressés à la montagne et au ciel. Les apprentis chanteurs vont à la montagne pour s’entraîner dans la réalisation du chant traditionnel afin d’atteindre la perfection d’un virtuose. Pour cela ils regardent les montagnes et le ciel. Au sommet de la montagne, le chant sans parole (son de la bouche) et la mélodie forment un son caractérisé par la spontanéité de la mélodie et du rythme dans son expression vocale. Ils expriment par la bouche, le ton distinctif de chaque instrument musical traditionnel coréen et cela permet d’apprendre facilement le rythme traditionnel. Il s’agit « d’être chanté, chanter, se faire chant » tout en se déplaçant vers le Ciel pour « être regardé, regarder, se faire regard ». Ce rapport entre le regard, la voix et le désir donne une autre socialisation et rationalisation. D’après l’article « Passion poétique en forme d’enfant » de Hervé Hubert, le fait social du dire s’est noué aux sensations de corps via l’image et c’est par sa relation à son semblable que l’enfant se réfère à lui-même en tant qu’enfant. Et c’est ainsi que se développe son potentiel poétique. La poésie est création, fabrication dont le fondement passe par la voix. La passion qui vient étymologiquement du verbe qui veut dire « souffrir », se manifeste dans un rapport au bouleversement. La passion retourne, renverse. Le fait de subir, de souffrir, d’éprouver permet de transformer la passivité en activité. « Les rapports au regard, à l’image et à la voix s’enflamment. L’objet sonore devient musical, l’objet scopique se transforme en photographie, le geste corporel devient pictural [3]. »

Image de capture du film La Chanteuse de Pansori (Seopyeonje).

Cela peut être mis en relation avec l’art coréen et l’expression cinématographique moderne.

Dans les années 1960, la Corée a connu un fort déclin du « Pansori » du fait de l’effet d’adaptation culturelle des musiques orientales à de la modernité occidentale. Le réalisateur Im Kwon-taek dénonce cet effacement.

Dans son film La Chanteuse de Pansori (Seopyeonje) [4] », le beau-père de SongHwa, YuBong (chanteur de Pansori) nourrit sa belle fille (SongHwa, chanteuse apprentie) d’un poison afin qu’elle perde progressivement la vue. Dans le film, YuBong dit à SongHwa : « SongHwa, il faut apprendre le chagrin (Han) comme si le chagrin coupait et frappait le cœur. Parce que ce chagrin est la source principale pour faire éclater la puissance virtuose de la voix ». À cause du poison, SongHwa perd petit à petit la vue. Elle chante "à" la montagne, comme si elle voulait noyer son chagrin en ignorant la raison de sa maladie. Ses mélodies vocales résonnent tristement mais avec raffinement.

La passion de SongHwa éclaire le rapport entre les pulsions-voix et les pulsions-regard dans la création artistique : l’effet de la perte qui agit inconsciemment.

Notes

[1Xavier le Roy, For Performance, « Performance ! Les collections du Centre Pompidou, 1967-2017 », Tripostal, Lille, France, 06/10/2017.

[2L’auteur, Eun Young Leepark a intervenu dans « For Performance » de Xavier Le Roy en tant qu’une invitée.

[3Hervé Hubert, Passion poétique en forme d’enfant, Corridor Elephant, 2018.

[4Ce film a remporté dans Les Blue Dragon Film Award et Grand Bell Award ; récompenses cinématographiques sud-coréennes, Prix du meilleur film en 1993, dans Festival international du film de Shaghai, Prix du meilleur réalisateur de la meilleure actrice pour Oh Jung-hae en 1993.

Performance Cris souffles de Eun Young Leepark, » dans le cadre de la rencontre artistique, avec Exposition, Performances, Tables rondes, « Corps encore », Le Non-Lieu, Roubaix, 2018,
Photographiée par Pei YU

Couverture : Performance Cris souffles de Eun Young Leepark, » dans le cadre de la rencontre artistique, Exposition, Performances, Tables rondes « Corps encore », Le Non-Lieu, Roubaix, 2018,
Photographiée par Pei YU