vendredi 4 août 2023

Accueil > Voir, Lire & écrire > Conférence gesticulée

Conférence gesticulée

agit-prop nouvelle donne

, Jean-Paul Gavard-Perret

Sous ce terme énigmatique, La Conférence Gesticulée renvoie moins au mime qu’au langage pour offrir une nouvelle ressource au théâtre comme à l’agit-prop.

Depuis bientôt vingt ans émerge une nouvelle forme d’expression militante et culturelle : la conférence gesticulée. Il s’agit d’une forme de spectacle à la jonction du théâtre, de la conférence, de la confidence. Le titre reste néanmoins trompeur — et trouvé d’ailleurs incidemment par le créateur du genre. Le principe se fonde sur la prestation d’un "conférencier-gesticulant" qui fait part de ses expériences vécues, si possible de ses connaissances théoriques, avec le cas échéant de l’humour et de l’autodérision.

La première conférence gesticulée est apparue en 2006, créé par Franck Lepage dans le cadre de la SCOP Le Pavé avec le spectacle "Inculture(s)". Ce militant de l’éducation y développa une analyse critique de la culture institutionnelle. Depuis, les conférences gesticulées se sont multipliées sur des thèmes très variés. Toujours selon un objectif d’éducation populaire. En effet, la conférence gesticulée cherche à apporter des éléments de compréhension de la politique ou de la société tout en développant l’esprit critique des spectateurs.

L’"actant" décrit ses expériences personnelles, mais en se dégageant des substrats psychologiques pour les porter dans le champ du social et du politique. Il s’agit pour lui de définir ce qui le soumet à différents systèmes de pression et de soumission.

Rarement écrites pour rester en phase avec le présent de l’actualité et de l’auditoire, ces séances sont souvent accompagnées d’ateliers qui permettront de débattre du thème de la conférence. Il s’agit d’offrir en transmission libre une expérience qui se veut - à travers une subjectivité — collective et politique. "La conférence gesticulée est une arme que le peuple se donne à lui-même." écrit Franck Lepage

C’est aussi selon lui une sorte d’art pauvre qui ne doit jamais être troublé non seulement des visées psychologiques, mais par des considérations de culture ou une esthétisation qui viendrait empiéter sur le politique. Existe donc là une nouvelle forme d’agi-propre et de théâtre politique, en aucun cas défini par la qualité littéraire ou dramaturgique de ce qui est émis.

Voulant se distinguer d’une forme née, dit Lepage de « l’idée qu’en balançant du fumier culturel sur la tête des pauvres, ça va les faire pousser et qu’ils vont rattraper les riches ! Qu’on va les "cultiver" en somme ». Celui-ci revendique le fait de refuser "des charrettes d’engrais culturel, essentiellement sous forme d’art contemporain et de création ".

C’est parce que les formes artistiques ne permettent plus de penser la réalité, mais simplement de nous y adapter en l’approuvant à l’infini, que ce nouvel expressionnisme veut créer des armes opérationnelles, et ce, dans ce que prévoyait Guy Debord : "Tout ce qui est bon apparaît, tout ce qui apparaît est bon. "L’objectif hérité de Marcuse et de Marx reste la critique du capitalisme, qui pour son développement implique la domination, "où l’exploitation s’appelle gestion des ressources humaines et l’aliénation projet". (Lepage)

Il s’agit donc de désintoxiquer le langage, d’inventer une autre histoire de la culture par l’apparition d’un langage "pur" né de la prise de parole du conférencier et mettre à nu les manipulations du langage dans les relations institutionnelles, politiques, médiatiques et professionnelles. L’objectif de la Conférence Gesticulée revient à identifier les différentes formes de manigances, s’exercer à les comprendre et les déconstruire, et imaginer les résistances collectives.

Par la bande apparaîtrait ainsi un rejet du style de la langue de bois avec ses euphémismes (dégâts collatéraux), ses oxymores (croissance négative), ses antiphrases (plan de sauvegarde de l’emploi), ses faux-ami, ses anglicismes et sigles, ses enjoliveurs (technicien de surface, hôtesse de caisse), ses pléonasmes (démocratie participative), etc. Le tout par la création en acte et en liberté (incitée) de "Ridiculum Vitae", de détournements de sigles, dans des stratégies concrètes de contre-offensive sur le langage.

Cette volonté de "peuplocratie" qui commence à se théoriser à travers — entre autres — les textes de Michel Foucault. Et, certains voient dans cette forme un moyen de renouveler la démocratie en crise. De telles prestations scéniques deviennent des œuvres sauvages qui se "tissent" mais souvent dans le seul sens des convictions d’une doxa qui veut thermomètre du monde et indiquerait la juste température de notre société. Cet "art" s’affirme en conséquence capable de créer des contacts, des échanges en réponse aux questions contemporaines.

Toutes les conférences gesticulées sont donc engagées, militantes de gauche et l’écologie y émerge peu à peu. Elles questionnent le rapport au monde à travers la contestation radicale de la culture, l’économie et la nature, et fait place aux doutes et ses errances selon des relations conflictuelles où le genre humain est rendu à ce qu’il est souvent : tragique et parfois grotesque.

Cette expression directe qui rappelle la fameuse formule post soixante-huitarde "il y a des poètes partout" fait abstraction d’une formulation véritablement construite. Une certaine littérature ou dramaturgie fait parfois terriblement défaut. N’est-ce pas là tout compte fait un nouveau modèle de catharsis ? Refusant tout caractère esthétique, de tels déplacements de l’idée d’empreinte et de relevé tournent en une expectoration rendue à l’espace sous forme certes de hantises évoquées.

De la vision et de l’expression d’existences parallèles, parfois en rien éloignées des nôtres, surgit un nouvel éclairage. Mais il reste normé. Il incorpore en un imaginaire efflorescent des matériaux récupérés en mêlant diverses inspirations de contestations classiques. « Vous en apprenez beaucoup avec de tels contenus" dit Lepage. Mais un simple flirt avec l’expression artistique ne suffit pas à faire de ce modèle une arme. 

 "Essayer de trouver un chemin qui ne permet pas uniquement de survivre, mais de vivre" est certes une belle pétition de principe. Mais n’est pas Shakespeare qui veut. Il faut être capable de créer des univers aussi graves qu’enjoués, aussi muets que loquaces pour que quelque chose se passe. Rappelons que toute forme d’art nécessite comme préoccupation majeure un aboutissement dans la tension entre les formes, l’humble et le merveilleux. Il faut donc se méfier des portes d’un tel "songe". Sans la poésie au sens premier du texte, Il peut demeurer creux.