mercredi 1er avril 2020

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Chambre 24

, Marguerite Pilven

Exposition Chambre 24, réalisée sur une invitation d’Alta Volta pour la seconde édition de l’Antichambre, à l’Hôtel La Nouvelle République, du 21 au 23 février 2020.

Le commissariat d’exposition consiste pour beaucoup à se souvenir, à bon escient, des œuvres qui vous accompagnent, pour composer avec elles un bouquet s’accordant à l’humeur du moment. Sur l’invitation faite par Alta Volta d’imaginer une exposition en chambre d’hôtel mêlant photographie, art culinaire et littérature, j’ai tenté la mise in vitro d’une portion d’espace et de temps. L’ambiance de la chambre serait fixée, son espace tapissé, contenu, cerné par quelques solides archétypes que j’emprunterais à un imaginaire moderne.

C’est depuis les souvenirs et les idées traversés lors de mes digressions, que j’en suis arrivée à convoquer une œuvre parlant de mécanique amoureuse. Celle, imaginée par Marcel Duchamp, qui a pour nom Le Grand Verre (La mariée mise à nu par ses célibataires, même).

De la photographie de Maike Freess, j’ai d’abord remarqué la symétrie des corps se plaçant à force égale autour de la table et s’inscrivant en un carré parfait. L’inversion structurelle que j’y vois place loin derrière l’interprétation selon laquelle la posture, tête en bas, tenue par l’artiste elle-même, serait une métaphore de femme objet.

Cette interprétation ne considère pas l’importance de son équilibre compositionnel puissant. Pas plus qu’elle ne considère l’assiette posée au sol, sous la table. Accompagnée comme il se doit de tout son couvert, le verre et la petite cuillère à dessert, elle construit un ordre autre. Elle apporte aussi un indice : dans l’ordre du récit, elle introduit un acte dont le caractère prémédité peut être dès lors sous-entendu, interrogé.

Ainsi pourrait-on considérer cette attitude inattendue comme une pirouette habile court-circuitant le tête-à-tête obligé du process de séduction, le retournement d’une figure convenue, fondée sur une obsession d’égalité, pour y faire apparaître le sentiment, plus mobile, d’équité. Remarquons aussi l’oblique invisible dessinée par l’orientation des pointes de chantilly, depuis l’assiette posée au sol jusqu’à celle de l’homme attablé...

Duchamp nous l’a dit en s’intéressant au phénomène amoureux :
« Les extrêmes ont moins d’importance que la relation. »

Jessica Lajard, Toys, porcelaines.

Exposer les Eye Candy de Jessica Lajard, c’était convoquer, en plus de la vaisselle en porcelaine blanche et de la vacuité du « bibelot » mallarméen, le souvenir des Moules Mâlics duchampiens, « enveloppes de la réalité vivante qu’on ne peut ni saisir ni montrer [1]. »

« L’effet MacGuffin » est un artifice avec lequel j’ai aussi composé. Cette invention des premiers temps du cinéma, redécouverte et ré-employée par Hitchcock, consiste à enchaîner des séquences narratives en les articulant autour d’un objet-pivot, dont on ignore la nature ou la fonction, et qu’on finit par oublier en étant pris dans la dynamique de récit qu’il a permis d’engager.

Jessica Lajard, Eye Candy, porcelaines.

Des pointes de chantilly de Maike Freess aux crèmes torsadées de Jessica Lajard et aux clous dont parle Guillaume Apollinaire dans un poème fixé à un mur de la chambre, et « révisé » par Olivier Leroi, quelque chose semble circuler, émerger et se défaire dans cette redondance de pointes et de structures hélicoïdales. Dans la chambre, il y a aussi ces seins et ces pénis en porcelaine, pièces détachées de la grande machine désirante, ex voto faisant écho à la lamentation orphique d’Apollinaire dont les biographes s’accordent tous à dire qu’il a beaucoup aimé.

L’effet MacGuffin, ou la dynamique d’amour relancée et non pas éconduite comme le décrit Apollinaire dans son poème Le hibou. Ce « cœur à bout » que l’on cloue, décloue et recloue est ici réorienté d’un coup de crayon dans le circuit des échanges par Olivier Leroi.

Au fond, Jessica Lajard, Eye Candy, porcelaines, sur le mur, Olivier Leroi, l’Abandon, dessin sur un poème d’Apollinaire.

Le trio improbable Freess, Lajard, Leroi s’est présenté à moi, formant les pointes d’un triangle propice à un transfert de pensée. Trois pointes organisées autour du lit sur lequel j’ai tardivement choisi de déposer une dernière œuvre pour que l’ensemble forme finalement une boucle et que la mécanique s’emballe.

Jessica Lajard, Spank, céramique.
Olivier Leroi, l’Abandon, dessin sur un poème d’Apollinaire.
Jessica Lajard, Eye Candy, porcelaines.

Notes

[1Marcel Duchamp / Henri-Pierre Roché et les Neuf Moules Mâlic, Philippe Sers, (préface), Les presses du réel, nov.2018.

Frontispice : Maike Freess, Insomnia, Le dîner, photographie, Jessica Lajard, Spank, céramique.

Exposition Chambre 24, réalisée sur une invitation d’Alta Volta pour la seconde édition de l’Antichambre, à l’Hôtel La Nouvelle République, du 21 au 23 février 2020.