samedi 28 septembre 2013

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Celui qui montre, ceux qui regardent

, Jean-Pierre Brazs

Certaines peintures, figurent un fragment du monde, « tableaux-fenêtres » ouverts sur une scène, d’autres utilisent les artifices de la métaphore. Il est parfois nécessaire de cacher pour montrer.

Il est fréquent en effet qu’un peintre dissimulant quelque chose dans son tableau (une forme ou un sens caché) fournisse au chercheur, ou au simple amateur d’art, quelques indices pour le mettre sur la voie de la découverte. Des détails surprenants et instructifs de ce genre ont été brillamment étudiés par Daniel Arasse [1].

Trois études conduites par le centre de recherche sur les faits picturaux [2] éclairent d’un jour particulier la problématique du caché-dévoilé.
L’une d’elle remet en cause les analyses académiques des « vanités ». La restauration d’un diptyque à charnières a en effet permis de corroborer la thèse de la figuration de l’améthyste absente et donc de la figuration de l’ivresse dans une vanité du XVIIe siècle.
Une autre, à partir de l’importance que Giandomenico Tiepolo a donnée au thème du « Mondo nuovo », nous invite à penser qu’il s’agit d’une métaphore de la peinture elle-même : le peintre peint pour montrer la peinture. Dans un contexte révolutionnaire, ceux qui regardent et celui qui montre sont impliqués dans un surprenant retournement de situation !
Une troisième étude relie une technique particulière de chasse dite « à la chouette » (qui est au cœur d’allégories depuis les farces médiévales jusqu’à d’étonnantes peintures du XVIIe siècle) et des publications du groupe surréaliste dans lesquelles Paul Eluard et André Breton écrivaient « Forme tes yeux en les fermant »

Une enivrante vanité

Certaines peintures du XVIIe siècle dénommées « vanités » illustrent le thème de l’inéluctabilité de la mort et de l’insignifiance des œuvres et des plaisirs humains. Une figuration cachée de l’ivresse dans certaines de ces vanités mettrait à mal la pureté du sentiment religieux chez certains artistes. En effet, dans une vanité digne de ce nom, l’ivresse devrait normalement être figurée comme futilité terrestre. Cacher l’objet qui la symbolise, serait en revendiquer les bienfaits. À partir de cette hypothèse, nous avons conduit une recherche dont nous pouvons aujourd’hui divulguer les premiers résultats.
L’indice de réfraction du cristal d’améthyste (symbole de l’ivresse) varie entre 1,544 et 1,553. Un cristal d’améthyste plongé dans l’eau, dont l’indice de réfraction à 20° est de 1,333, reste visible. On peut imaginer de remplacer le liquide enrobant le cristal par un liquide dont l’indice de réfraction serait proche de 1,55. Nous pourrions alors constater la disparition visuelle de l’améthyste. Une explication serait ainsi donnée à la figuration fréquente dans les vanités du XVIIe siècle d’un récipient en verre contenant un liquide le peintre représentant par ce liquide l’absence d’améthyste. Il faut rappeler que ce cristal violacé, était symbole de l’ivresse, mais aussi de sagesse et d’humilité quand il était porté en bague par les papes et les évêques.
Deux types d’indices pouvaient nous permettre d’identifier dans des vanités l’utilisation de ce stratagème : la présence de tâches suspectes dans le liquide, car les zones colorées en violet par les impuretés restent visibles dans le liquide malgré la disparition des zones de quartz pur ou la présence discrète, ailleurs dans le tableau, de la forme caractéristique du cristal d’améthyste.

Cette recherche d’une peinture du type « vanité » dans laquelle le peintre aurait dissimulé un symbole de l’ivresse nous a d’abord conduits à remonter le temps pour rechercher des antécédents dans la figuration d’objets symbolisant les plaisirs de la vie terrestre. Nous nous sommes arrêtés à la date précise du 7 février 1497. Ce jour du Mardi Gras à Florence, des milliers d’objets susceptibles d’encourager des comportements licencieux furent collectés sur l’ordre de Savonarole par une jeunesse fervente et disciplinée, aux cheveux courts et habillée de blanc. Jeux de cartes, miroirs, cosmétiques, instruments de musique, peintures profanes, livres de Dante, de Pétrarque ou de Boccace, furent réunis sur la Place de la Seigneurie pour y être brûlés sur le Bûcher des Vanités. On dit que Sandro Botticelli lui-même conduisit au feu quelques-uns de ses chefs-d’œuvre. Disparurent ainsi de nombreux cassoni ou forzieri qui étaient prétextes à figuration de corps dénudés. Ces coffres de mariage offerts par le mari à son épouse recevaient en effet de telles peintures sur la face intérieure du couvercle. Cette possibilité, en manipulant un couvercle, de faire apparaître ou disparaître une peinture a fait l’objet de nombreuses études [3]. Il est remarquable que ce dispositif pictural, utilisant des panneaux assemblés par des charnières assurant leur rotation, soit également utilisé dans les retables de façon à cacher à la vue des fidèles de pieuses images qui ne seront révélées qu’à l’occasion de certaines fêtes religieuses. On peut attribuer à ce type de support une signification particulière liée à la « surprise de voir », qui peut s’inverser en « voir par surprise ».

La découverte, en novembre 2011, de deux panneaux de bois peints, assemblés par un système de charnière est allée au-delà de tous nos espoirs : on y distinguait des éléments d’une nature morte qui pouvait permettre de penser qu’il s’agissait d’une vanité. Ils étaient malheureusement très endommagés, (y compris par le feu), mais leur nettoyage devait rapidement nous permettre d’en savoir plus.

La restauration de cette peinture nous a permis de mettre en évidence les objets habituellement réunis dans les vanités du XVIIe siècle (fig.1). On remarque en particulier un verre à pied contenant un liquide pouvant être du vin blanc. Nous avons émis l’hypothèse de la figuration d’un cristal présent dans le liquide mais invisible par un jeu subtil d’indices de réfraction. Il est également remarquable que la teinte jaune du vin s’inverse chromatiquement dans sa complémentaire violacée. On distingue par ailleurs dans la partie haute du panneau (fig. 2) une forme allongée à peine visible. Un regard averti y distingue rapidement une anamorphose. En redressant cette forme (fig. 3) on découvre qu’il s’agit d’un cristal de quartz. Quand ce minéral est coloré en violet par des oxydes métalliques il s’agit d’améthyste. L’améthyste est donc présente discrètement dans cette peinture par sa couleur inversée, ainsi que par la figuration anamorphique d’un cristal de quartz.
Le fonctionnement symbolique de cette vanité ne laisse aucun doute sur la volonté de l’artiste. Nous pouvons supposer que son propos est loin d’être minéralogique et qu’il s’agit sans doute de la figuration de l’ivresse dont l’améthyste est le symbole.

Un retournement de situation

Sous le titre « Il mondo nuovo » Tiepolo a réalisé plusieurs peintures sur le même thème : une foule est rassemblée, vue de dos ; un personnage juché sur un tabouret montre, en utilisant une baguette, « quelque chose » qui n’est pas figuré par le peintre. Deux de ces peintures sont des fresques : celle de la Villa Valmorana réalisée en 1757 et celle de la Villa familiale des Tiepolo à Zianigo réalisée en 1791.

En 1757 le titre « Mondo nuovo » ne désigne pas en Italie un monde nouveau, mais le dispositif optique, utilisant des gravures coloriées, des lentilles et des miroirs et permettant d’offrir aux spectateurs des effets d’images en perspective, qu’un montreur forain commentait.
Le titre repris dans la version de 1791 fait peut être allusion à cette époque au monde nouveau entrain de naître. Rappelons en effet que 1791 est l’année de l’arrestation de Louis XVI à Varennes, qui ouvre la voie à la république française alors que celle de Venise décline à la fin du XVIIIe siècle.

La scène est également à situer dans la propre histoire de Giandomenico, fils du grand Gianbattista Tiepolo. En 2008, à l’occasion de la 25e Conférence sur la littérature et la psychologie, Eveline Pinto, professeur émérite à l’Université Paris1 Panthéon-Sorbonne, dans une contribution « Tiepolo, père et fils, a souligné un fait remarquable.
« Ainsi dans «  Il mondo nuovo  » un montreur d’apparence offre à ses dupes représentées comme lui de dos, l’illusion d’un nouveau monde. Trois figures que la foule sépare, et qui attirent le regard par la façon significative dont elles sont présentées de profil, se reconnaissent de loin : à gauche, Pulcinella ; à droite, Giandomenico, et devant lui son père, observant, bras croisés, cette figure qui leur est familière. Le fils marche derrière son père en ajustant son lorgnon, comme pour mieux voir le visage expressif et intelligent de Pulcinella, personnage récurrent dans ses œuvres, emprunté à l’arsenal des motifs chers à son père. (Cette identification, sans doute un peu aventureuse des deux personnages marchant l’un derrière l’autre, est due à la présentation de cette célèbre fresque au Musée des arts décoratifs du XVIII° siècle-« Ca’ Rezzonico », de Venise, où l’œuvre est conservée. Il reste que l’apparition de ces deux personnages de génération différente se livrant à un même acte de regard face à Pulcinella, suggère l’idée de filiation, et l’idée d’une activité, qui est de vision et de peinture.)
Cet autoportrait de l’artiste, en « fils marchant sur les pas de son père », met avec humour l’accent sur le geste symbolique qui le pose en émule du mentor auquel il doit tout, et notamment l’acte perceptif qui, à la vue du monde, voit le tableau à faire.
Par cette peinture Giandomenico redonne vie à une ombre et s’acquitte de sa dette : il est son guide dans le retour à la lumière. Six ans avant l’arrivée des troupes bonapartistes et la fin de la République de Venise, une forme de vie à laquelle ils furent tous deux attachés aura bientôt vécu, et dans l’horizon chimérique évoqué par les charlatans, aucun monde nouveau n’apparaît. »

Il est remarquable que si le fils tient un lorgnon et se penche pour mieux voir, l’œil du père est assombri par l’ombre portée d’un chapeau agité par un spectateur. En effet dans la fresque de la Villla Valmarana, trois des personnages vus de dos enlèvent leur couvre-chef. Ils se découvrent. Il y a donc à découvrir dans cette peinture. Le mieux est alors de suivre la baguette. Mais elle indique un « rien ». Il reste donc à considérer comme objet central de la peinture la baguette elle-même. Graphiquement il s’agit d’une barre, or l’anagramme (cher à Ferdinand de Saussure) de « BARRE » c’est « ARBRE ».

À partir du tableau de Tiepolo, et prenant en compte tous ces éléments, j’ai effectué deux mouvements : une translation et un retournement. La translation anagrammique m’a conduit à peindre un arbre. La peinture a été réalisée sur un panneau de bois de format 30 x 30 cm sur lequel a été marouflé un papier épais recouvert ensuite d’un enduit à la caséine. Une couche d’ocre rouge liée à la tempera à l’œuf a été posée, puis 3 couches d’un noir opaque lié avec un médium vénitien. Une fois ces couches bien sèches a été posée au centre du panneau une traînée blanche à l’émulsion huile, résine, cire et colle à la caséine. Sur ce fond blanc a été peint un arbre en glacis à l’huile successifs.

Rester au plus proche du principe « à partir de… la peinture de Tiepolo » qui montre la foule de dos m’a conduit à effectuer le déplacement nécessaire pour voir ceux qui regardent, c’est-à-dire à me situer derrière la peinture. Donner forme à ce retournement m’a conduit légitimement à fixer sur la peinture elle-même le dispositif d’accrochage, ce qui a obligé à exposer la peinture vue de dos.

On se souvient de la controverse fameuse autour de l’hypothèse émise en 1988 par le scientifique Jacques Benveniste : l’eau pourrait conserver une empreinte de certaines propriétés de substances qui avaient été en contact avec elle, alors que ces substances ne sont statistiquement plus présentes dans le liquide. Il s’agissait de la « mémoire de l’eau ». On sait par ailleurs qu’il est habituel de distinguer dans le domaine des techniques picturales les peintures à l’eau et les peintures à l’huile. On peut donc s’étonner du peu de médiatisation des recherches sur une éventuelle « mémoire de l’huile ». Un événement troublant survenu en janvier 2012 est à verser à ce dossier.
Il est à situer dans une histoire qui débute en 2010. Cette année-là, Marie-Dominique Guibal, artiste et commissaire d’exposition, a réuni dans une exposition itinérante [4] des œuvres réalisées par un grand nombre d’artistes à partir de la peinture de Giandomenico Tiepolo : « Il mondo nuovo ». L’œuvre que j’ai réalisée pour cette exposition et décrite ci-dessus a été présentée pour la dernière fois au public à Tulle, du 10 juin au 10 juillet 2011. Elle a ensuite rejoint mon atelier.
Les débuts d’année sont souvent propices à des remue-ménage. On prend, on pousse, on tire, on range. À l’occasion de ce rituel, en janvier 2012, l’œuvre présentée à Tulle a été malencontreusement mise en contact avec un film dont les bulles ont laissé leur empreinte sur les fragiles glacis de la peinture à l’huile.

Cette « catastrophe » picturale peut toutefois être considérée comme un fait pictural majeur si on rapproche plusieurs faits.
Il se trouve en effet que sous le titre « Il mondo nuovo » Tiepolo a réalisé non seulement des fresques mais aussi deux versions sur toile dont l’une se trouve actuellement au Musée des arts décoratif à Paris sous le numéro d’inventaire 11305. Il s’agit d’une peinture de format 32 x 56 cm peinte en 1765 sur toile, à… l’huile.
Par ailleurs, dans un ouvrage récent, (La Bulle de Tiepolo, éditions Gallimard, 2005) Philippe Delerme évoque la fresque de la Villa Zianigo : « elle présente une variante significative : au bout de la baguette semble se tenir une bulle de savon. Je dis « semble » car rien ne permet de décider s’il s’agit d’une figuration volontaire ou d’une altération accidentelle de l’enduit ». Il se trouve que dans la peinture à l’huile du Musée des arts décoratifs on distingue la même bulle évanescente.

Il n’y a donc rien d’étonnant au fait que la peinture réalisée en 2010 à partir de la peinture de Tiepolo, se souvenant de l’ancienne peinture, aie provoqué un rapprochement avec un film d’emballage pour recevoir l’empreinte de bulles.

LA CHASSE A LA CHOUETTE

Une technique particulière de chasse dite « à la chouette » est au cœur d’allégories depuis les farces médiévales jusqu’à d’étonnantes peintures du XVIIe siècle.

Le terme « pipée » est présent en 1606 dans le Thresor de la langue française de Jean Nicot, et dans les Dictionnaires de l’Académie française depuis sa première édition de 1694. Dans sa 8e édition en 1932-1935 la « pipée » est ainsi définie : - n.f. Sorte de chasse dans laquelle on contrefait le cri de la chouette, ou leur propre cri, pour attirer des oiseaux dans un arbre dont les branches sont remplies de gluaux où ils se prennent. La pipée a très tôt été utilisée au sens figuré : des farces médiévales mettent en scène de jeunes femmes appâtant des galants pour les plumer [5] ; dans des comédies plus récentes, des hommes sont « bernés par la folie et la présomption » [6].

Quelques peintures du XVIIe siècle utilisent cette même métaphore sous l’appellation de « Chasse à la chouette ». Dans une forêt (ou au pied d’un arbre) une femme nue (ou très dévêtue) est utilisée comme appât ; une corde attachée à son pied est tenue par un personnage à l’allure de satyre caché dans un fourré ; autour d’elle virevoltent des oiseaux à tête humaine : nobles, ecclésiastiques, militaires ou juges ; un roturier tient un chat sous son bras et montre son œil [7]. Pour Eugène Canseliet, parlant du tableau appartenant à Robert Lebel (père de Jean-Jacques Lebel), « le symbolisme s’y montre évident, qui relève de la cabale, à la fois hermétique, chrétienne, phonétique et occidentale, et dont la « gaye science » s’exprime dans la langue des oiseaux » [8].
Dans « L’immaculée conception », Paul Eluard et André Breton écrivent « Forme tes yeux en les fermant ». Dans « La Révolution surréaliste » publiée en 1929 on trouve un photomontage dans lequel les portraits des membres du groupe surréalistes fermant les yeux sont disposés autour d’une petite peinture de Magritte : « Je ne vois pas la femme cachée dans la forêt ».

Notes

[1Daniel Arasse, Le Détail, Éditions Flammarion,1992.

[2Le centre de recherche sur les faits picturaux, créé par Jean-Pierre Brazs en janvier 2009, a pour objectifs l’inventaire et l’étude de faits picturaux réels ou imaginaires, passés, présents ou futurs, volontaires ou involontaires. www.parlonspeinture.com

[3Par exemple celle de Delphine Lesbros : "Regard sur les figures couchées dans les couvercles des forzieri", dans Images Re-vues, n° 3, 2007).

[4« À partir de… Il Mondo Nuovo de Giandomenico Tiepolo » de septembre 2010 à août 2011. ART-connexion / Médiathèque Lucie Aubrac, Ganges / Galerie NegPos, Nîmes / Église Saint Pierre, Pont des Carmes, Tulle.

[5Michel Rousse, « L’allégorie dans la farce à la pipée », Cahiers de l’association internationale des études françaises, 1976, N°28.

[6Sur un livret anonyme, Niccolo Jommelli a composé Il paratajo, Le filet à oiseaux ou La pipée. Pendant la Querelle des Bouffons, cet intermède en deux actes a été créé à l’Académie royale de musique, à Paris le 25 septembre 1753.

[7Paul Perdrizet signale dans la revue de l’Art ancien et moderne d’août 1907 de tels tableaux dans les musées de Calais, de Besançon et de Troyes. Un tableau appartenant à la collection de Jean-Jacques Lebel a été présenté à Paris à la Maison Rouge dans l’exposition « Jean-Jacques Lebel, Soulèvements » du 25 octobre 2009 au 17 janvier 2010. A l’occasion d’une résidence au Musée national de Port-Royal des Champs depuis l’automne 2002 jusqu’à l’été 2003, j’ai pu, grâce à l’amabilité de la conservatrice Véronique Alemany, observer de près et photographier, l’une de ses peintures (datée de 1739) alors en cours de restauration.

[8Alchimie, études diverses de symbolisme hermétique et de pratique philosophale, Jean-Jacques Pauvert. 1964