mardi 6 décembre 2016

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C’est New York ! C’est l’Amérique !

Hervé Gloaguen raconte son New York à la troisième personne et le montre à la première personne

, Hervé Gloaguen

En 1964, Hervé Gloaguen obtient sa carte de photojournaliste professionnel grâce à des publications dans plusieurs médias, dont la revue mensuelle Réalités (au pluriel !) où le photographe Gilles Ehrmann l’a introduit.

Au début des années soixante, la presse publie de plus en plus de photos en couleurs. Du noir et blanc avec quelques pages en couleurs, on passe au « tout-couleur » et cette évolution entraine, dit-on, l’augmentation des coûts de fabrications… Comme beaucoup d’autres journaux, Réalités réduit son format, licencie ses photographes salariés et engage un directeur artistique suisse pour relooker la revue. Désormais, on fait appel à des photographes indépendants issus de la publicité qui pratiquent la couleur et la mise en scène pour des prises de vue plus sophistiquées que les reportages humanistes en noir et blanc.

Yayoi Kusama – New York – 1967

Hervé Gloaguen a réalisé quelques photos pour des agences publicitaires et acquis une bonne maitrise de la couleur en photographiant des barrages et des centrales électriques pour EDF (Électricité de France). Le pays s’équipe alors pour favoriser la consommation d’électricité. Si les centrales nucléaires sont encore en chantier, la télévision couleur encore en projet et s’il faut encore un an pour avoir le téléphone, la société de consommation est en marche : l’électro ménager, le prêt-à-porter, la publicité pénètrent en force dans la vie des Français. On est dans les trente glorieuses !… Dans ce contexte, Hervé Gloaguen obtient quelques commandes des nouveaux animateurs de Réalités, mais le jeune photographe rêve d’Amérique et rares sont les journaux qui financent des reportages outre-Atlantique ; on entre dans l’ère de la gestion, les journaux resserrent leurs budgets, achètent aux agences photo des images dont ils ne paient pas les coûts de production…

Alors Hervé Gloaguen achète un billet bon marché à la compagnie low cost de l’époque, Icelandic airlines, qui relie Luxembourg à New-York avec des avions à hélices et des escales en Islande et à Terre-Neuve. Le voyage dure de douze à quinze heures. C’est un voyage pour étudiants, touristes désargentés, photographes impécunieux…

Billet d’avion en poche, Hervé Gloaguen claironne dans les couloirs de Réalités qu’il part trois semaines à New York et que…
Les commandes pleuvent : « tu vas à New York ?... Bon ! Tu vas nous faire ça ! Et puis ça !... Et puis de New York tu vas aller à Dallas : il y a une exposition d’objets précolombiens là-bas, on veut faire un article, tu feras les photos !... » « D’accord, mais New York-Dallas, qui va payer ? » « On te paye le billet : les vols intérieurs, ça ne coûte pas cher là-bas !... »

Ainsi pour quelques centaines de francs investis, Hervé Gloaguen est en route pour New York avec, au programme, plusieurs reportages qui lui font gagner sa vie, qui lui permettent d’arpenter la ville mythique et de s’imprégner d’Amérique…

Reste la question de l’hébergement. Réalités s’en charge… En échange de publicités pour des entreprises américaines (IBM, TWA, American Express), la revue reçoit et fournit à ses collaborateurs des bons de logement dans des grands hôtels de Manhattan. Pour des séjours limités à la durée du travail prévu, certes, mais toujours est-il qu’à la veille de Noël 1965, Hervé Gloaguen se retrouve dans une chambre somptueuse à l’hôtel Sheraton Central Park.

C’est grisant ! Ça fiche le trac : il faut quand même les faire ces putains de photos !

Pour le moment le photographe apprécie la moquette moelleuse et la télévision aux cent chaines 24 heures sur 24 ; il s’enhardit même jusqu’à descendre du trentième étage à deux heures du matin, traverser la rue enneigée où maraudent les taxis jaunes et à acheter au delicatessen du coin un sandwich au pastrami avec des gros cornichons aigres-doux et un café dans un grand gobelet en carton, le tout emballé avec soin par un homme sans âge et sans sommeil qui a sur son bras un tatouage de déporté. Un rescapé de la Shoah.

C’est New York ! C’est l’Amérique !

Passée l’épreuve des rendez-vous par téléphone, Hervé Gloaguen se met au travail. Il photographie les danseurs du chorégraphe Merce Cunningham qui répètent dans un studio de la 14e rue, fonce au Jewish Museum, à l’autre bout de la ville, où le sculpteur Jean Tinguély expose une grosse machine en ferraille qui coupe une femme en morceaux, inlassablement, fait un saut chez Peerless-Willoughby, le grand magasin d’appareils photo dans la 32e rue et, le lendemain, s’envole pour Dallas avec un plein carton de lampes pour éclairer les petits objets précolombiens en or que le Smithonian Institute a prêtés au musée local.

Escale à Miami pour voir Miami Beach où se prélassent les vacanciers américains en plein hiver, pèlerinage à New Orleans, où des vétérans du jazz originel se produisent encore dans une chaleur tropicale et retour à New York où il neige à gros flocons.
Quelques jours encore au Sheraton, et petit épisode d’initiation à l’Amérique qui fait encore sourire, cinquante ans plus tard, l’apprenti new-yorkais.

Andy Warhol – 1966

« Un matin, je commande le breakfast dans ma chambre : arrive une table à roulettes chargée de café, de jus de fruit, d’œufs au bacon, de crêpes au sirop d’érable, poussée par un grand noir souriant en uniforme jaune et gants blancs. Fasciné par la télévision qui mouline, je remercie distraitement le serveur qui se plante face à moi paume ouverte, immobile. Ah oui !... Je dépose négligemment une pièce dans la paume à gant blanc. Rire énorme ! L’homme fixe, incrédule et rigolard la pièce de monnaie dans sa paume ouverte : comme elle à l’air petite ! Sorry ! Je fouille frénétiquement dans mes poches, en extirpe un billet de dix dollars… Thank you sir !... Dix dollars, c’était un peu trop non ?

Andy Warhol – 1966

C’est New York ! C’est l’Amérique !

Épuisés les bons de logement au Sheraton, c’est le repli dans une chambre d’hôtel miteuse à l’hôtel Chelsea dans la 23e rue. Miteuse la chambre ? Oui ! Mais au Chelsea, tout l’underground new-yorkais, défile… Et les artistes européens en visite à New York aussi !... On y croise John Cage, Andy Warhol, Jonas Mekas, mais aussi Niki de Saint Phalle, Joseph Beüys l’Allemand, Christo le Bulgare, Takis le Grec… Shirley Clarke, la cinéaste noire y réside à l’année. Le patron du Chelsea, Stanley Bard aime les artistes, fait crédit, se fait payer en œuvres à l’occasion…

Andy Warhol – 1966

À deux pas, la vaste cafétéria Horn et Hardart au décor désuet sert des saucisses et des œufs brouillés aux lève-tard du Chelsea et des tritons de métal sortent des murs de marbre pour cracher du café ou du lait selon que l’on tourne une manivelle vers la droite ou vers la gauche.

C’est New York ! C’est l’Amérique !

1965, la nuit de noël, un jeune photographe erre dans Grand Central, la gare de New York immortalisée tant de fois par Hollywood… Ivresse de solitude, bonheur d’être là, seul, inconnu, croquant la grosse pomme à belles dents, rêvant déjà d’un prochain séjour avant même d’être rentré au pays. C’est dans ces moments de solitude et d’exaltation qu’Hervé Gloaguen rumine sa stratégie : ne pas attendre les commandes, les provoquer.

Quelques jours plus tard à Paris : « Alors le new-yorkais ?.... C’est bien ce que tu nous ramènes dis-donc !...

New york – 14e rue – 1967

Il ne reste plus qu’à appliquer la recette et ça marche !...

1966, commande d’un reportage sur Andy Warhol, étoile montante du pop art américain et sur les groupes de théâtre Off off Broadway, ceux qui sont en marge du grand show-business, les ancêtres des cafés théâtres comme le Café de la gare à Paris. Hervé Gloaguen découvre la Factory, ses personnages, ses égéries. Exploding Plastic Inevitable ! Soirée avec le Velvet Underground au Dôm dans Saint Marks place, place du délire !...

1967, séjour de quatre mois dans l’Est village, quartier multiracial et bouillonnant où les jeunes Américains se défoulent joyeusement sous le regard des Polonais et des Ukrainiens vieux habitants du quartier. C’est le temps du triomphe homosexuel, de la fumette en groupe, des stridences du free jazz, de la danse dans les parcs quand roulent les congas des Portoricains, c’est le temps du théâtre engagé joué dans la rue à la sortie des bureaux, des lightshows tous azimuts : une explosion de libertés et de revendications.

1970, Réalités commande à Hervé Gloaguen un reportage sur l’université Columbia à New York. L’écrivain et navigateur Alain Hervé est chargé d’enquêter sur le terrain et d’écrire l’article. Par la grâce des bons de logement, les reporters se retrouvent dans une suite au Delmonico au coin de Park Avenue et de la 59e rue. Le triangle d’or !... C’est l’hôtel Delmonico que Donal Trump rachètera en 2001 pour construire la Trump Tower ! Confort des palaces new-yorkais, effervescence étudiante et luttes contre l’injustice, les journalistes ont l’habitude de ces paradoxes et ils s’en amusent. N’empêche que dans toues les universités américaines et bien sûr à Colombia University la révolte gronde… D’abord contre la suppression des sursis qui menacent les jeunes d’être enrôlés pour le Vietnam et en 1969, l’institution du tirage au sort qui prélève des étudiants pour le contingent américain. Colombia est un chaudron où bouillonnent toutes les tendances de la révolte des jeunes Américains. On milite contre la guerre au Vietnam, mais on manifeste aussi par millier pour la libération de militants noirs emprisonnés… Martin Luther King a été assassiné en 1968 et, malgré la loi sur les droits civiques de la même année, certains noirs radicalisés continuent leur lutte durement réprimée par la police et le FBI. Leur cause trouve des alliés convaincus et hyper actifs dans le monde étudiant où pullulent les futurs avocats, les futurs économistes audacieux, les futurs politiques « au grand cœur »…

Patinoire – Central Park – 1966

Belles années de découvertes, d’initiations, d’initiatives, d’amitiés, de conscience, de liberté. C’était il y a cinquante ans…

2016, la Trump Tower a remplacé le Delmonico, les Afro-Américains réclament encore justice, Réalités a disparu.

Hervé Gloaguen est en pleine forme dans une famille bourrée de talents, avec un projet secret…

Aller à New York !
Aller en Amérique !

Les photographies d’Hervé Gloaguen sont visibles à la galerie Arcturus
65 rue de Seine 75006 Paris, 01 43 25 39 02
www.art11.com/arcturus