samedi 28 septembre 2013

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Autrement l’image

Notes sur les Distorsions de Basserode

, Basserode et Jean-Louis Poitevin

Il y a, dans l’œuvre de Basserode, une préoccupation constante, être à l’écoute d’un continuo incertain, voix secrète du cosmos lançant ses appels à travers l’infini et dont on ne sait pas si elle attend d’être captée, entendue, comprise ou simplement ignorée, oubliée.

Basse continue du cosmos

Il y a, dans l’œuvre de Basserode, une préoccupation constante, être à l’écoute d’un continuo incertain, voix secrète du cosmos lançant ses appels à travers l’infini et dont on ne sait pas si elle attend d’être captée, entendue, comprise ou simplement ignorée, oubliée. Lui a fait le pari ou le choix de consacrer à la « présentation » de cette voix l’essentiel de ses forces. Bien sûr cela ne s’est pas formulé ainsi dès le début, mais d’œuvre en œuvre, c’est vers cette basse continue qu’il n’a cessé de tendre les filets de sa création.

Avec l’ensemble des photographies portant le titre de « Distorsions », Basserode tente d’inscrire cette quête dans le champ d’une visibilité potentiellement communicable. En effet, ce à quoi nous faisons face, ce sont des tirages photographiques. Et rien n’est plus simple que de faire circuler des images aujourd’hui, elles qui sont devenues le vecteur imparable de la transmission et de l’orientation.

Mais il ne faut pas s’y tromper. Ces images ne sont pas véritablement des photographies. L’image, ici, fonctionne d’une manière globalement opposée à nos croyances habituelles concernant les images. Sur ces images pas d’indice, pas de trace, pas d’aveu de la réalité, mais, simplement envisagé comme probable, on peut voir quelque chose qui évoque l’ombre colorée d’un arbre. Notre œil est conduit à la limite de l’acceptable dans ce processus de reconnaissance dont il est le vecteur préféré de l’homme. Face à ces « images », nous devons simplement accepter de déposer nos habitudes et nos réflexes, pénétrer dans ce chemin de traverse et parcourir cette déviation mentale qui nous est proposée.

Essais

Ce que nous voyons ici, ce sont des tentatives, ou si l’on veut des essais. C’est d’ailleurs en cela que l’homme peut se reconnaître partie de l’univers, en ce que, comme lui, il essaie. L’univers n’est pas seulement matière mais champ de forces et de formation de formes, champ général d’activation de « pensée », car il n’y a pas, l’invention humaine le montre assez, de différence de nature entre pensée et forme, entre forme et processus, entre processus et essai, entre essai et production de forme. Simplement, ici on se voit contraint d’accepter l’idée et le fait qu’une forme est toujours transitoire.

Sur ces images, nous ne voyons pas une chose, nous assistons à un moment d’un processus de transformation global et généralisé. Nous sommes face à une distorsion qui, si elle ressemble à quelque chose, ressemble alors à l’une ou l’autre de ces formes temporaires que prennent des amas de poussière d’étoiles ici ou là dans l’immensité du cosmos.

La différence, c’est qu’ici, ce que nous voyons, ce sont des dispersions contrôlées de photons, des processus invisibles captés par des appareils sophistiqués. Ces processus sont engendrés par des programmes informatiques capables de simuler des transformations semblables à celles que peut connaître la matière céleste. Ils permettent d’inscrire dans la matière de l’image ou si l’on veut dans l’image comme matière et non plus comme trace ou capture d’un fragment de réalité sociale, des processus évolutifs formels qui se présentent à nos yeux sous la forme de distorsions.

Distorsions

C’est en plongeant dans les lointains somme toute récemment accessibles du cosmos que Basserode a trouvé des formes complexes dont il a fait une sorte d’inventaire. Il s’en est ensuite emparé, comme on le fait d’un stock au potentiel évolutif infini et les a fait passer dans des programmes informatiques susceptibles de produire des effets équivalents dans le champ du visible et qui soient accessibles à la perception humaine.

Mais il y a plus. Ce dont il entend ainsi témoigner, c’est de l’existence sur terre de tels processus. Les distorsions qui sont à l’œuvre sur des quantités massives de gaz ou de matière dans l’espace cosmique sont aussi à l’œuvre dans le champ des forces qui agitent la terre. Cependant la plupart d’entre elles ne sont pas « visibles » à l’œil nu. Elles échappent à la perception ainsi que la plupart des autres processus de transformation qui ne cessent de parcourir la matière comme les échanges, les flux comme les formes.

Ce qu’a cherché à réaliser Basserode avec cette série, c’est à transcrire dans le domaine du visible ou si l’on veut de l’image, des équivalents de ces processus fantomatiques et pourtant bien réels qui affectent matière et forme dans le champ terrestre. C’est un transfert à la fois concret et métaphorique qui est rendu ici visible. Car ce qui se passe dans l’espace intersidéral, ce sont des phénomènes à la fois d’accélération et de ralentissement, de croissance énigmatique et d’effondrements vertigineux. Or ce que l’œil est programmé pour voir, ce ne sont que des formes stables. L’œil n’est d’ailleurs rien d’autre qu’un appareil de stabilisation de lignes mouvantes et incertaines qu’il faut néanmoins parvenir à stabiliser si l’on veut pouvoir s’orienter dans l’existence et sur la terre. Cela vaut pour l’homme comme pour l’abeille, le singe ou la mouche.

Le recours aux programmes informatiques en vue de déstabiliser l’image, est un processus métaphorique permettant de rendre compte dans le champ du visible de ces variations infimes et intimes mais incessantes qui affectent la matière, toute matière.

Image matière temps

Ici, l’image a muté. Elle n’est plus trace, elle est matière. Et en effet, comme toute matière, ces « images » sont affectées de processus incessants de transformation. Ce que nous voyons, ce sont bien à la fois des essais et des instants. Mais des instants qui donnent à percevoir non le réel visible mais le réel en acte, ce réel qui passe pour insaisissable et qui pourtant nous constitue. Les distorsions de Basserode sont des images faites à l’époque de la mécanique quantique.

On a pourtant envie de savoir ce que montrent ces images réalisées par Basserode, ce dont elles sont la trace. Mais, face à elles, il vaudrait mieux demander ce qu’elles font, ce qu’elles sont et ce qu’elles nous font. Elles sont et ne sont pas des images. Et c’est de cette ambiguïté-là qu’elles nous parlent. C’est à cette ambiguïté qui est au fond la nôtre qu’elles nous renvoient. Et au-delà de l’affirmation métaphorique du fait qu’elles « sont » matière, il y a l’acceptation de leur ambivalence, du fait que, comme images, elles oscillent en permanence entre au moins deux états, deux états de la matière pourrait-on dire, entre l’état solide et l’état gazeux, entre la forme et le chaos, entre la structure et la dispersion, entre l’être et le non-être, pour parler à partir des catégories des débuts de la philosophie qui sont ici paradoxalement parmi les plus justes pour évoquer ce qu’elles « sont ».

Mais plus encore que de rendre compte de l’instabilité fondamentale de la matière et de nous ouvrir les yeux sur notre aveuglement à tenir l’être pour la forme verbale capable de dire l’absolue durabilité du monde, ces images disent quelque chose du temps.

Ce temps dont elles parlent, ce temps qu’elles incarnent malgré leur terrible fixité d’image, ce temps a à voir avec d’autres temps que le temps des hommes, que le temps inventé par les hommes, que le temps mesuré à l’aune de cette modeste rotation de vingt-quatre heures à partir de laquelle, pense-t-on, la totalité de l’univers devrait être pensable.

Le temps qui nous porte et nous enveloppe, au sens où le cosmos nous enveloppe et nous porte, ce temps est autre que le temps humain. Cette altérité ne nous est accessible que par la connaissance abstraite. Le pari de Basserode, ici, c’est de nous faire appréhender, par le canal des sens, un peu de cette temporalité qui règne dans l’univers. Comme s’il nous proposait en effet un voyage dans le temps cosmique grâce à une sorte de piqûre d’une substance apte à modifier notre perception. C’est en cela que ces images sont aussi une matière à penser. Il nous faut simplement oublier le référent potentiel qui les hante pour nous laisser porter au-delà des limites de notre perception, pour nous laisser emporter dans un petit voyage cosmique.

Alors nous comprenons ce que peuvent être aussi nos yeux, non plus des appareils enregistreurs d’une réalité de substitution mais des dispositifs complexes permettant de percer un peu d’un double secret, celui de la matière et celui de nos croyances. Nos yeux ne sont plus des moyens de reconnaissance. Ils deviennent ici des sortes de cuillers mobiles permettant de plonger dans la gelée des images et de porter aux lèvres invisibles de notre cerveau cosmique un peu du goût de la soupe primitive de laquelle est issu l’univers.