mercredi 25 mars 2015

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À qui le tour ?

Note sur les œuvres de Gregory Bae

, Gregory Bae et Jean-Louis Poitevin

Jeune artiste américano coréen, Gregory Bae est revenu dans son pays d’origine pour la première fois comme adulte pour un séjour long, une résidence au Cheongju Art Center. Une activité débordante et quelques expositions ont jalonné ce séjour d’un an qui se termine bientôt, durant lequel il a déployé les questions qui le constituent. Une bipolarité évidente, concernant sa double origine et sa double appartenance, traverse les œuvres qu’il a présentées lors de son exposition personnelle en février à Cheongju intitulée « Go big or go home ! ». Cette bipolarité y a été portée par un questionnement plus global concernant notre relation actuelle à la terre et au cosmos qui l’abrite.

Entre deux

Il y a une forme évidente et normale de schize qui constitue, traverse et porte tous ceux qui, de par le monde, ont été élevés dans une double culture. C’est le cas de Gregory Bae, qui a vécu l’essentiel de sa vie aux USA mais qui a gardé et la langue et des apprentissages familiaux liés à son pays et à sa culture d’origine, la Corée.
Venir après ses études faire une résidence d’un an en Corée, c’était inévitablement s’approcher de manière volontaire et consciente de cet enjeu et de cette question qui, dans un cas comme celui-là, résonne de manière particulière : qui suis-je ?

En fait, il s’agit moins d’un questionnement narcissique qu’existentiel. L’enjeu est de tenter de trouver les coordonnées qui permettent de se situer et de comprendre un peu mieux son « être au monde ». Car c’est ainsi qu’il a abordé le problème, à partir de sa situation comme être humain sur une planète et non à partir de son ego. Il a su d’entrée de jeu conférer à ses questions un cadre suffisamment large pour qu’elles puissent nous aider nous aussi dans cette tentative constante où nous sommes de déterminer notre position dans l’univers.

C’est une réflexion sur l’habiter au sens terrestre, terrien et cosmique du terme que nous livre ici Gregory Bae. Mais c’est en prenant en coupe réglée des signes identitaires qu’il le fait. Ainsi chacune de ses œuvres est-elle à la fois la mise en relation de deux éléments, l’un lié à la Corée l’autre aux USA. À chaque fois, plutôt que de chercher à prendre parti ou à choisir une fois l’Asie, une fois le déjà vieux « nouveau continent », il décide de les mettre face à face, hors de toute relation de concurrence et de se servir de ces deux pôles comme des montants d’une porte mentale, psychique et esthétique pour faire entrevoir quelque chose qui passe et se passe à travers.

Ce lointain cosmique est le véritable sujet de ses œuvres.

Couleurs et autres

Un pneu tourne sur un tapis de course à pieds en appartement. Il est peint sur la tranche des trois couleurs qui sont ou font la Corée, mais aussi un peu des USA, le rouge, le jaune et le bleu et dans les tons mêmes qui sont ceux que l’on utilise pour les objets de tous les jours. Une fois en activité tout se mêle et les couleurs deviennent indistinctes comme les souvenirs qu’elles incarnent et que la roue rend à la fois vivants et invisibles. Ce tapis, une fois réglé à la bonne vitesse, 4,6 km/h, ferait faire à la roue colorée le tour de la terre en un an.

Face à cette installation, un mur blanc et sur le mur une projection vidéo. En fait, on le comprend vite, celle-ci est connectée avec une autre projection de l’autre côté du mur.
Les images peuvent sembler anodines, un soleil levant d’un côté et un soleil couchant de l’autre. Pourtant là encore, deux mondes, deux pays, deux cultures se répondent de chaque côté d’un mur aveugle tout en mettant en scène littéralement la rotondité de la terre et le mouvement de rotation qui l’anime.

En effet, le soleil couchant est pris à New York exactement au moment où à Séoul une autre caméra le même jour filme le soleil levant. Ici, face à ces images, on éprouve, même malgré nous, et la vanité du temps et l’identité possible des lieux dans une ubiquité devenue, par image interposée, absolument réelle, à ceci près qu’une mince paroi les sépare comme elle nous sépare encore de nous-mêmes. Mais ce qui alors se lève en nous c’est le sentiment d’appartenance, à la fois absolu et improbable, à cette terre ronde et mobile où partout, à chaque instant, il y a la nuit, la même nuit, et le soleil, le même soleil.

Une installation éphémère a déployé le sujet autrement. À partir des images de la terre qui ont servi au carton d’invitation, Gregory Bae a composé une fresque murale avec des morceaux de ces images découpées, des miroirs et des lettres ainsi que des déchets récupérés dans les ateliers de la résidence. Des lignes bleues témoignent du lieu de production, la Corée, car elles évoquent une chaîne de magasins « paris baguette ». La terre est devenue image, image et rien d’autre, mais une image morcelée et recomposée et c’est ce devenir image qui constitue le second plan de réflexion vers lequel nous conduisent ces œuvres.

L’espace est infini et pourtant, pour le percevoir, nous devons en quelque sorte le rendre plat, seul moyen pour nous de l’intégrer, de l’ingérer, de le digérer, et d’espérer le comprendre. Alors quelque chose de notre position dans ce cosmos si grandiose et si inaccessible sera possible.

À vous de jouer

Un ventilateur, un morceau de tissu noir et blanc sur lequel on voit des étoiles et le dessin de l’enlacement du Yin et du Yang. Sur un mur une vieille télévision à l’envers, émettant vers le mur et tenue par un bricolage formel qui en fait une sorte de crucifixion moderne. Un arbre asiatique en pot dans un pot américain qui est en fleur le jour du vernissage, tout ici évoque à la fois divers aspects du temps et des jeux pervers dont on ne connaît pas l’auteur. Sinon à dire que c’est l’homme.
Encore le partage Corée USA en effet, mais si l’on s’accorde à pointer surtout une complémentarité mentale. Entre les deux, comme du rapprochement des deux cultures ou des deux origines, quelque chose se passe, un jeu est possible. Ce sont les possibilités de jeu qu’il explore. De quels jeux s’agit-il ? De ceux qui entre jour et nuit, entre ciel et terre, entre orient et occident laissent la place à une forme d’insouciance, celle qu’on a mise au rancart depuis des décennies en nous plongeant nous-mêmes dans une crise permanente.

Revenons à cette télévision à l’envers. Là, le mystère s’épaissit. La neige plane sur l’écran. Et cette neige est radioactive. Le savait-on ? Elle porte en elle des traces de la radioactivité originelle. Elle est, dans chacun de nos foyers, le signal émis pour nous par le big bang.

Alors que voit-on ? C’est précisément l’agencement de ce qui est soustrait au regard plutôt que caché et qui pourtant bruisse du bruit de l’appareil en marche, qui importe ici, dans la mesure où les éléments visuels sur le dos du téléviseur, qui évoquent la Corée, renforcent à la fois la relation et l’écart entre ces deux regards portés sur l’univers, celui terrien des ancrages existentiels et celui cosmique des radiations qui nous traversent et nous font.

Ainsi avance-t-on en déambulant dans cette exposition en cercle ou plus exactement commençons-nous à percevoir à la fois que la terre est une boule, que nous sommes sur la terre et qu’elle tourne dans le cosmos qui lui-même est emporté dans une course folle dans la galaxie, qui elle-même tourne autour de son cœur. Alors se trouve-t-on face à un de ces ballons de plage amusant, léger, transparent. Pour une fois nous pouvons nous en saisir. Pour une fois nous pouvons jouer avec un élément d’une exposition d’art contemporain. Léger et transparent il n’est cependant pas neutre ni muet. Sur ce ballon, c’est la terre qui est dessinée, les continents, les villes qui apparaissent. C’est avec la terre que nous nous mettons à jouer avec notre voisin en lui lançant le ballon.

Et s’il le laissait tomber ?