mercredi 29 août 2018

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À fleur de peau

De l’empreinte à la matrice

, Maria Clark

La peau, à la fois matière et réseau, interface relationnelle et contenant individuel, imprime, partage, cartographie, nous place dans une alternance fusion-scission, nous tisse aux différents mondes du dehors et du dedans.

Ce voyage au sein d’une pensée du tactile et du vivant aborde les questions de l’empreinte, de l’espace interstitiel et de la rencontre. Référence est faite à la relation modèle-artiste, à celle de l’artiste et du spectateur, ainsi qu’au processus créatif.

Une conférence performée donnée au Non-Lieu (Roubaix), le 8 juin 2018, lors de l’événement « Corps, Encore ».

Si nous nous positionnons ici entre la pulsion et la répulsion, c’est que nous sommes plus particulièrement interpellés par la tension crée par le contact des deux termes. Ainsi le fait de se situer dans cet espace intermédiaire, espace de rencontre par excellence, ni d’un côté ni de l’autre mais à la limite, permet un équilibre souple qui donne à chacun des termes la possibilité d’interagir de la même façon que deux corps en appui l’un sur l’autre mettent en branle un système de poids et de contrepoids : tension entre supports, plans et surfaces. L’interdépendance, l’accueil, le soutien, la résistance permettent de construire un nouvel édifice. Il suffit qu’une des deux parties se retirent et tout s’effondre.

À fleur de peau nous sommes, dans cette fine partie à même la surface, à même l’interface.

La peau. Large membrane primordiale couvrante, d’une sensibilité épidermique, ce sac qui nous contient en se contenant lui-même, tissu qui nous protège, nous entrelace au monde, perméable aux humeurs, au climat, à l’extérieur, à l’intérieur.

Devrions-nous distinguer les organes de la peau ? l’organisme du corps ? ou bien concevoir « un corps sans organes » ? Nous préférerons bien plutôt nous représenter une grande nappe cousue, une étendue de plis et de replis en lien direct avec notre environnement.

Ainsi sommes-nous « pris dans le tissu du monde », étant nous-même ce même tissu. Le dedans et le dehors s’entrecroisent et ce sont les tensions des fils entre eux qui créent le bâti général, à savoir notre monde.

Si l’on assemblait toutes les peaux de l’humanité entre elles tel un patchwork nous pourrions tous nous glisser sous une grande bâche.

Il serait du coup d’autant plus intéressant de considérer de plus près les trous et les orifices, les articulations et les nœuds, les points de jonction ; car c’est bien par les pores et les interstices que se crée la respiration. Le grand tissu est perméable et ce sont les flux et la respiration qui nous rendent bien vivants.

Ainsi la caresse permet de s’autotoucher les uns les autres, tout en caressant le monde.

Le vivant, c’est le toucher (la peau) ; le vivant c’est du flux (le sang) ; le vivant, au-delà du corps physique, c’est une puissance (l’énergie) ; et enfin, le vivant est une relation d’ensemble ou combinatoire (l’un nu). Se crée alors le nouveau récit : la poíêsis, dans un espace-temps spécifique : le plus-que-présent. La (re)présentation du vivant devient empreinte ; l’empreinte même devient vie.

Il s’agira également de remplacer définitivement le concept esthétique de « beau » par celui de « vivant », donnant à ce dernier une amplitude relevant de l’immanence, d’une expérience sensorielle sans frontière corporelle, d’une relation combinatoire des éléments et du tout. Ainsi toute sa place sera donnée à l’espace transformel et à la perception haptique, permettant à l’esquisse, au flou et l’empreinte de tracer les lignes de notre réalité multiple.

L’empreinte est celle de l’invisible

L’empreinte permet d’étendre la forme, le visuel, le tactile. L’empreinte visuelle est tactile. Elle convoque un présent réminiscent.

Le regard haptique est celui que l’on met en œuvre lorsqu’on attrape une forme, c’est un regard corporel qui fait appel à une perception ouverte. Sont mis en éveil les pores de la peau qui animent une connaissance globale épidermique. Nous pourrions appeler ce regard « le regard épidermique ». C’est un regard d’imprégnation, d’interpénétration, qui se situe au niveau de l’échange.

Pour voir il faut regarder, pour entendre il faut écouter, pour toucher il faut contacter

  • 1.La Matrice : Je suis la matrice, tu es la matrice. Tu me touches je te touche. Tu es le support premier, je suis le support premier. Tu es un entrelacs, je suis un entrelacs. Je suis la vie, je suis le flux. Tu es la vie, tu es le flux.
  • 2.L’espace : Entre l’objet et moi l’espace. Entre toi et moi l’espace. L’espace est plein de nous. Ma peau reçoit, ma peau perçoit, elle entend, elle imprègne, elle s’imprègne. Elle brûle. Ma langue est humide, mes yeux sont humides, ma respiration est vent, mon cœur est feu, mon corps est feu, ma salive est fraîche, mon toucher est jaune, ma bouche est jaune.
  • 3.L’interface : L’empreinte. Où se situe notre contact ?

De l’empreinte à la matrice. Une impression, interaction des matières vivantes. Sensation impulsée qui se diffuse dans mon sujet réceptacle. Ainsi chacun de nous laisse son empreinte, fugace, parfois plus tenace.

L’empreinte c’est le double, le reflet, le miroir. Une trace, une suggestion, une partie poétique. Imprimer le vivant de l’autre, l’accueillir, en tirer une estampe. L’empreinte de l’invisible appelle sa matrice.

À travers le jaune transparent de la peau.

La surface peinte est une peau. « La peau est un gant ». La peau est une toile. La peau travaille dans toutes les directions à la fois.

Je pose.

Je suggère.

Je suggère une attitude, une humeur, des lignes, des plans. Je suggère une forme. Je propose une forme ; j’initie une forme, une architecture dans l’espace. Et je touche ton regard.

Le regard est tactile. Chacun des pores de ma peau est un œil, un point d’échange du dedans et du dehors.

Aller-retour intérieur-extérieur, entrelacs, entre surface et profondeur. Aller-retour profondeur-surface, surface-profondeur. Aller-retour surface-profondeur. « Le plus profond c’est la peau ». La surface c’est ma peau. Ma peau c’est ma limite.

« Le vivant vit à la limite de lui-même, sur sa limite. La polarité caractéristique de la vie est au niveau de la membrane. Tout le contenu de l’espace intérieur est topologiquement en contact avec le contenu de l’espace extérieur sur les limites du vivant. » 

Au centre du monde il y a mon corps.

Je suis à la limite, ni d’un coté ni de l’autre.

Mon corps se dérobe.

Musique : Crying de François Lopez.
https://guardi.bandcamp.com/track/crying

(La suite du texte est rythmé sur le morceau.)

Je m’imprègne, de l’air, de l’eau, des paroles, des musiques, de chacun, du soleil, du vent, des graminées, des ondes électromagnétiques. Je m’imprègne.

« De tous les objets il existe ce que nous appelons les simulacres : sortes de membranes légères détachées de la surface des corps, et qui voltigent en tous sens parmi les airs. »

Spasmes, vertiges, crises. Cris, cris cris cris cris cris (bis)

Écrire une conférence, écrire. Tout n’est qu’entrelacs, enchevêtrement, dans toutes les directions à la fois. Monde et soi sont d’un même tricot.

Le toucher est partout. De la pointe du stylo qui affleure la feuille de papier, au pinceau qui caresse la toile, aux mains qui modèlent la terre, aux regards qui perçoivent la forme. Entre toi et moi, aux différentes peaux, de papier, de tissu, d’épiderme, une relation mobile.

Le corps s’oxygène, les flux circulent, rien ne s’arrête jamais. Les pores de la peau permettent la liaison des contours de soi-même et de l’entour, minces couches d’espace a peine visibles qui s’irriguent mutuellement afin de permettre l’échange vital. Cet échange est transmis directement à la main, elle glisse le long de l’instrument, crayon, pinceau, prolongement de soi-même, soi, homo faber, humain augmenté par une technicité simple, écriture d’une certaine distance, une distance juste : celle justement qui s’installe entre toi, le peintre et moi, le modèle. Cette distance est mesurable à la sensation avant de l’être par le mètre étalon de toute chose, et dépend de chacune des combinaisons. L’ajustement de la focale est intuitive.

Le flux c’est aussi l’intuition tout comme l’intuition c’est aussi du flux.

Le flux coule naturellement dans nos veines, dans nos tissus, transmuer ces flux, percevoir ses mouvements et leur vitalité.

Je me cale. Prendre place dans l’enveloppe, dans le sac. Notre peau c’est notre habitation première. La respiration y est primordiale. Cette respiration concerne tout autant les pores que les tissus intérieurs irrigués par les poumons et les vaisseaux sanguins.

Et de ces corps qui chutent, se rattrapent pour retrouver leur axe, de ses corps combinatoires qui s’interprètent, s’interpénètrent, se réinterprètent (bis).

L’état d’être prend place, il en découle, il coule il coule il coule il coule…

C’est par la respiration que l’état de disponibilité s’installe. C’est par elle que la communication se fait à l’autre, au monde. Entrée dans l’espace commun.

Communication intersubjective sensorielle émotionnelle sidérante.

Nous sommes tous cousus, combinés, combinés les uns aux autres.

La parole prise, c’est du vent, du vent qui sort de la bouche. Du vent avec du son.

Nous pouvons coller les mots.

Je suis imprégnée de la pensée des autres et je les remercie. Ils m’ont constituée. Je remercie tout particulèrement ici Merleau-Ponty, Gilles Deleuze, Paul Valéry, Gilbert Simondon, Henri Bergson, Lucrèce.

Quelle est ma spécialité à moi ? De quoi puis-je vous instruire ? Ma spécialité c’est d’être « à fleur de peau ».

Je suis au Non-lieu ; c’est le non-lieu qui m’accueille. Et je suis une non-personne. Tout autant une étendue, qu’un intervalle, un laps de temps fondu, en lien avec tous les éléments du tout, à la recherche de cette limite entre fusion et séparation.

Rejouer peut-être. Plonger dans le miroir de chacun d’entre nous, que chacun d’entre nous tend spontanément, la main prête à toucher les morceaux du monde, histoire de contact de récit à deux, aller retour (bis).

Entre soi et l’autre, la rencontre de la distinction. Renvoyer à soi-même par le dehors. Regard tourné vers, mouvement extérieur qui tel un boomerang revient vers moi.

Merci à Chelsea Reed, Simona Polvani, Jeanne Laurent pour les images.