vendredi 1er décembre 2023

Accueil > Les rubriques > Cerveau > Walking to England and Running inside the Spiral *

Ça marche

Walking to England and Running inside the Spiral *

, Denis Schmite

Richard Long, marcheur infatigable, arpente le monde, Jeff Wall sillonne les banlieues de Vancouver et Robert Smithson, coureur effréné, parcourt l’espace-temps. La marche qu’entreprennent les trois, c’est la marche vers la Mort. Tout est appelé à disparaître, Vanité des choses humaines ou Entropie, et seuls la photographie et le film tentent d’en conserver la mémoire et de dresser le constat de la Catastrophe. On ne contrôle pas l’espace sans dommage et on ne peut jamais vaincre le temps.

Finalement, tous [les personnages], ceux des rues et des allégories, ne sont presque rien d’autre que des ruines traversant, souvent péniblement, parfois douloureusement, des champs de ruines, les banlieues pavillonnaires et les zones d’entrepôt du nord de l’Amérique, ou pire encore, d’absolus non-lieux. Néanmoins, le choix du lieu est primordial en tant que décor du théâtre de la vie, ou du film de l’existence, c’est comme on veut. Il peut avoir été découvert lors de flâneries dans Vancouver ou dans ses alentours, ou bien s’être gravé dans la mémoire depuis très longtemps. Il est composé d’éléments prégnants, « un certain type de rue, certaines typologies architecturales… ». Les banlieues pavillonnaires et les zones d’entrepôt sont des fragments majeurs de la dévastation capitaliste.

Richard Long, ce promeneur solitaire qui rêve énormément mais qui n’herborise jamais, est aussi un marcheur méticuleux qui établit de multiples relevés des lieux qu’il traverse, en Angleterre, dans l’Himalaya, dans le Hoggar et partout ailleurs, dans la nature sauvage d’un monde pur des premiers temps, ainsi que des choses qui l’ont impressionnées, la forme d’une pierre, celle d’un nuage, la couleur d’une rivière, d’un fruit ou d’une fleur, celle des yeux d’un enfant, qui note très précisément les distances parcourues en miles, mais qui dresse ici et là des petits cairns pour marquer son passage, ou bien dessine des cercles ou des lignes de cailloux, ou des figures bien plus étranges, géoglyphes mystérieux renvoyant à la cosmogonie de religions très anciennes.

Richard Long n’est pas un homme de catastrophes, même tranquilles, comme ont pu l’être Robert Smithson ou Walter de Maria. Des yeux et de la main il caresse les paysages, les vieux bois et les pierres polies, et de la pointe de son soulier ou du bout de son bâton il peigne les hautes herbes et les gazons et signe les sables des déserts du monde et les tourbières d’Angleterre. Un jour, à la lisière d’un bois il a marché tout droit, puis il est revenu sur ses pas, toujours tout droit, puis il est reparti encore tout droit, et il a laissé dans l’herbe fraîche une belle ligne droite, A line made by walking, trace légère et éphémère de son passage ici-bas.

« La ligne du pas de Long dans l’herbe, dit Jeff Wall, c’est simultanément de l’agriculture, de la religion, de l’urbanisme et du théâtre ». C’est aussi du photo-documentarisme. Un autre jour, dans un champ couvert de pâquerettes, il a marché tout droit, puis il est revenu sur ses pas toujours tout droit, et ainsi il a tracé une ligne verte sur le tapis blanc des fleurs, et puis, en procédant de la même façon, il en a tracé une autre qui est venue couper la première en son milieu, et les deux lignes ont, bien sûr, formé une croix, England 1968.

Richard Long, A Line Made by Walking, 1967
Photograph, gelatin silver print on paper and graphite on board, image 314 × 476 mm, collection Tate Gallery.

Bien des années plus tard, ailleurs, dans les « suburbs » de Vancouver, là où les bois ont été rasés afin de faire place à des zones d’entrepôts et à des lotissements pour quasi-nécessiteux, un tout petit coin de végétation végétative, un peu plus qu’un tiers-paysage tout de même, ou alors un gros, pas tout à fait un terrain vague, comme un morceau de champ mis en repos définitif, une ruine de la nature coincée derrière un centre commercial à carapace de tôle et enseignes racoleuses, et des parkings recouverts d’une pellicule de véhicules informes. Un paysage sale et un ciel blanc et froid. Hiver de Vancouver et de ses suburbs. Des poteaux électriques et des lampadaires, des arbres maigrichons et sans feuilles, deux ou trois ruches abandonnées dans un coin presque masquées par un bouquet de buissons rabougris, quelques taupinières peut-être sous un tapis d’herbes desséchées et aplaties, et puis comme une croix incrustée dans ce tapis, deux sentiers improvisés formés au fil du temps par le passage de plein de gens, on ne sait pas trop qui ni pour aller vers quoi, et qui se recoupent à un moment en un point précis. Une croix dans le cimetière de la nature, The Crooked Path.

Jeff Wall, "Peintre de la vie moderne", ou plutôt photo-cinématographe de la décrépitude postmoderne, prélude du désastre « amoderne », a ravagé le paysage idéal de Richard Long, comme Manet avait rejeté le corps idéal classique, et proposé un non-objet "naturellement" dénué de perspective. Jeff Wall considère le paysage d’un point de vue humaniste, ici jusque dans sa violence. « …la photo d’un cimetière est, théoriquement en tout cas, le type parfait de paysage », dit-il, « Le phénomène de la mort qui approche inexorablement tout en étant inapprochable, la nécessité de laisser derrière soi ceux qui ont disparu, est l’analogie la plus frappante et la plus dramatique de la position d’observation distante — mais pas trop distante — considérée comme typique du paysage ».


L’artiste vit dans un monde en crise et dans un environnement fracturé, décoloré, attiédi. L’esprit humain et la terre subissent une érosion continue. Tout est sujet à modification, dégradation, décomposition. Tout est sujet à évolution entropique et c’est donc l’entropie qui constitue le fondement de l’art, tout du moins de l’art tel que le conçoit Robert Smithson [...]

L’entropie ! Ce terme désigne et résume le second principe, la seconde loi d’une discipline de la physique apparue vers le milieu du dix-neuvième siècle en accompagnement du développement de la machine à vapeur, la thermodynamique, qui visait, à l’origine, à définir et à mesurer les effets de la chaleur, de l’énergie, sur un système donné. En gros, la thermodynamique se résume à deux principes, le principe de conservation selon lequel depuis que l’univers existe il n’y a jamais eu de création ni de disparition d’énergie, c’est le fameux « Rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme » de Lavoisier, et l’entropie. Selon ce dernier principe, dès qu’elle est émise la chaleur se disperse et du fait de cette dispersion elle ne sert plus à rien. Elle devient indisponible car elle a perdu sa concentration. La dispersion de la chaleur signifie qu’elle se déplace partiellement du corps le plus chaud vers le corps le plus froid, de la région la plus chaude vers la région la plus froide, pour conduire l’ensemble à un terme moyen, un équilibre tiède. La perte de concentration doit être envisagée comme un désordre puisque ce qui était efficace, la vapeur qui permettait à une machine de tourner, perd toute son efficacité en se dispersant.

Paradoxalement, l’équilibre, et on peut même parler d’équilibre parfait car hyper-stable, car irréversible, la chaleur ne pouvant jamais revenir en arrière, revenir du corps froid devenu tiède vers le corps initialement chaud, la chaleur ne pouvant pas se concentrer à nouveau, est aussi un désordre. Tout système, y compris le plus global, l’univers, est soumis à l’entropie, c’est-à-dire qu’il tend toujours vers l’équilibre, qu’il change d’état, qu’il passe de l’ordre au désordre. La vie crée de l’entropie. La vie tend encore et toujours vers l’équilibre, tend vers la mort qui peut se définir comme une perte d’ordre, une perte de concentration, une transformation d’énergie irréversible. C’est ainsi que la thermodynamique est devenue la science des grands systèmes en équilibre [...]

Robert Smithson, Spiral Jetty, 1970

Et puis enfin il y a la spirale, sa spirale, la jetée en forme de spirale, la Spiral Jetty, qu’il a jeté sur le Grand lac salé de l’Utah. Un beau jour Robert Smithson a loué un bout de terrain en bordure du lac pour une durée de vingt ans et il a acheté à un entrepreneur de travaux publics vingt tonnes de gravats, gravats qui constitueront la matière première et primaire de son grand œuvre et qu’il façonnera à coups de bulldozers et de pelleteuses. Cinq cents mètres de long, cinq mètres de large, une spirale qui s’enroule sur la gauche et sur elle-même, et c’est ce développement non-expansif, cette rétractation, qui fait de la spirale de Smithson une œuvre de mort.

Ce n’est pas une spirale ascensionnelle, comme celle de Rembrandt et de Wright, comme celle de Tatlin et de Mucha, ce n’est pas une tour de Babel grimpant à l’assaut du ciel, mais c’est plutôt l’un des maelströms d’Edgar Alan Poe, car cette spirale se referme, se recroqueville, se replie en son centre, paraît être en mesure d’aspirer tout ce qui passe à sa portée et de l’entraîner vers le fond du lac après l’avoir brisé. C’est une spirale entropique posée dans un espace entropique, le Grand lac salé de l’Utah, portion d’un territoire entropique, celui des Etats-Unis du nord de l’Amérique.

C’est l’entropie qui règne en maîtresse ici. Le lac est presque totalement cristallisé. Ses rares eaux sont teintées de rouge en raison de la décomposition des micro-organismes qui les habitent. Ses abords sont irrémédiablement souillés par l’activité des prospecteurs de pétrole, activité certes passée mais outrancière, mais dégradante, mais outrageante. La jetée, édifiée en un lieu aussi incongru, aussi abîmé, participe à la désorganisation de l’ensemble, la parachève peut-être, participe au désordre du lieu, au processus entropique. Smithson dit aussi qu’il a capturé une galaxie ... une galaxie spirale dans les bras de laquelle naissent et se développent, comme dans une pouponnière, des milliards d’étoiles, les cristaux de sel qui se déposent ou se forment dans un processus lui-même spiralé. Spirale faites de milliards de spirales, le tout à l’image de ses innombrables composants. Sculpture fractale ! Ainsi Robert Smithson a réalisé une sculpture d’étoiles [...]

La galaxie de Smithson se referme et quand on la parcourt, quand on pénètre son espace, quand en partant de la berge du lac on marche sur la jetée, on est irrémédiablement entraîné vers son centre, c’est-à-dire vers une extrémité qui en aucune façon ne pourra être prolongée, en un mot vers la fin. C’est à un repli de la matière sur elle-même auquel on assiste et auquel on participe, à une contraction, à un effondrement, à la formation d’un trou noir, incommensurable aspirateur quantique du tout, dissolvant absolu de l’espace et du temps. Robert Smithson s’est livré à une représentation plastique et visuelle de l’espace-temps.

Viewing Robert Smithson’s Spiral Jetty on June 18th, 2018, Matthiew Kowal CC BY-SA 4.0

Dans son film sur la Spiral Jetty, on le voit courir sur la jetée, c’est-à-dire non seulement parcourir l’espace de la spirale mais aussi le temps, espace et temps fossilisés. Smithson a toujours affectionné le cinéma car quand on regarde au travers d’une caméra ou quand on assiste à la projection d’un film on est éloigné de la réalité. Le cinéma, comme le non-site, est un éloignement émotionnel de la réalité et donc une plongée dans la fiction.

Le film est pris d’un hélicoptère, avec dans un coin de l’écran le temps qui s’écoule, et Smithson qui court en contre-bas est vu de dos et il ne se retourne jamais vers la caméra. Il y a donc un éloignement de Smithson qui est entré lui-même dans la fiction. On l’entend constamment, sur un ton métronomique, donner son orientation, sud-sud-ouest, sud-ouest-ouest, ouest-nord-ouest, nord-ouest-nord, tout en énumérant les matériaux qu’il voit, roche-boue-cristaux-eau, toujours les mêmes évidemment, roche-boue-cristaux-eau.

Smithson se situe dans l’espace fictionnel et dans l’univers et il se livre aussi à un jeu sur les échelles, échelle humaine et échelle astronomique. Ce qu’il parcourt en fait en courant sur sa jetée c’est la flèche du temps, c’est-à-dire un temps qui en s’écoulant accompagne une entropie grandissante. Quand il arrive au bout de la jetée, tout au centre de la spirale, Smithson ne peut évidemment aller plus loin. Le centre de la spirale correspond à l’entropie maximale et c’est le point où la flèche du temps s’arrête et où Smithson s’arrête aussi. L’hélicoptère s’éloigne de lui et on voit toujours dans un coin de l’image le temps qui continue à s’écouler. La flèche du temps pour l’œuvre de Smithson s’est arrêtée mais le temps global continue à courir.

Il y a quantité de temps dans le film, temps de la conception et de la réalisation de la sculpture, temps du parcours par Smithson de celle-ci, temps du survol par l’hélicoptère, temps des Amériques ou plutôt leur préhistoire car artiste rattaché au courant postmoderne de l’art, Robert Smithson ne s’est pas pour autant coupé du passé. Tels les grands pétroglyphes du Pérou et du nord chilien, possibles traits d’union entre la terre et les étoiles, sa Spiral Jetty ne peut vraiment être lue que du ciel et il s’agit bien ici d’une lecture car la vision aérienne annule le volume pour ne conserver que le signe, le glyphe, mystérieux point d’interrogation qui s’évapore de la terre américaine comme il s’échappait déjà de la bouche des princes et des dieux aztèques sur les rouleaux des infiniment précieux et trop rares codex conservés dans les très grandes bibliothèques du monde.

(Extraits de Autour de Ciné-photographie de Jeff Wall et de Spirales)

* L’usage de l’Anglais dans le titre c’est ici pour rigoler parce que c’est nul !