samedi 27 juin 2015

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Une bien jolie vie — I & II

, Joël Roussiez

Le visage de Mir’Awa
Vêtue de ton sourire
Attendre est bien long

Une bien jolie vie — I

Quatre trèfles dans la balance pour faire bon poids dans la pesée des radis que tu as achetés ; le marchand t’a aimée et veut ton bonheur ; c’est lui qui a choisi pour toi que faire de ta vie… Ta vie, tu la promènes au gré des vents car tu es devenue marin ce qui arrive peu dans ce monde masculin. Mais le métier te plaît, le vent, les gréements, le bric-à-brac technique des navires te charme. Tu ne sais pourquoi mais dans les courses, tu vois ton bonheur qui approche et souris aux chants des embruns qui mouillent ton visage… Mais parfois tu te plains, ouvrant la main aux brumes qui te dérobent l’horizon, tu souffres devant l’étroitesse de ce qui s’offre à toi ; tu gonfles tes joues comme le mérou et gémis : que te propose la vie ?
Tu te perds dans le maniement des cordages et des cartes. Tes cheveux tombent sur ton regard qui revient vers toi et donne à ton cœur des élans qui ne sont pas choisis. C’est ton bonheur qui vient mais tu ne le connais pas, tu sens des transports qui ne se déterminent pas. Le monde autour de toi forme un panorama mais tu rêves d’y baigner tes jambes, d’y enfouir tes cheveux, les oreilles qui entendent et les muscles de ton visage… Tu nages comme un chien, la tête ébouriffée car il faut respirer mais noyer les yeux et le nez, c’est sur soi mieux sentir sa peau sous l’eau fraîche… Je suis le cachalot qui divague dans l’eau, le dauphin qui plonge sous l’écume, le requin pèlerin qui flâne bouche ouverte ; j’avale les plantes minuscules et parfois des poissons ; à la table des algues, je déguste des huîtres ; j’avale dans les vases des mollusques et sous la roche même je poursuis les crabes… Viens, viens, c’est une bien jolie vie dans laquelle je sombre !

Une bien jolie vie — II

Au soir de sa vie en la ville de Vannes, un marchand sans histoire raconta qu’il avait senti ton bonheur tandis qu’il mangeait des radis à la table d’une auberge… 
Tu t’es arrêtée en Grèce car c’est ici le port d’attache du navire sur lequel tu as mené ta vie. Tu as pris pied sur le sol ancien d’une île et tu t’es souvenue d’un bonheur d’habiter que l’on t’avait décrit. Chaque jour tu fais ta promenade, le matin tôt et le soir au coucher. Ainsi tu surprends des animaux et dans le silence des feuillages, tu perçois des mouvements dont la vivacité calme tes impressions. Des oiseaux chantent à l’extrémité des branches, à la cime des arbres, au sommet des buissons, étrangers l’un à l’autre et joyeux dans leur babillage, ils bordent tes trajets. Tu entends les mélodies qu’ils tentent et l’espace alentour s’élargit un peu ou se resserre. Chaque jour au matin tu vas dans ton jardin et sarcle, désherbe, plante pour le plaisir de faire. Tu as suffisamment pour vivre et ta vie sous un climat dolent se déroule sans accroc ; tu es là et tu es satisfaite… Un marchand t’a donné ton bonheur, quatre trèfles en la ville de Vannes et si tu le comprends maintenant, ce que tu sens est bien étrange. « Je ne suis pas heureuse bien que je sois satisfaite », voilà comment sur le port de Petra, tu expliques au marin qui attend la vie qui est la tienne et qu’un marchand… Et qu’un marchand au marché de légumes avait vu comme une chance.

Le visage de Mir’Awa (Monteverdi)

Dans la nuit, sous les étoiles, je me plains de l’amour qui m’attend et admire cependant les multiples lueurs qui clignotent. Ce sont les étincelles de ses yeux, la joie de son visage, les brillances de sa peau, et je m’élève ainsi dans la contemplation du ciel… Un grand roi dont la bonté puissante subjuguait jusqu’à ses ennemis, vint un soir qu’il était tard sous le ciel étoilé dont le charme est sans nom. Il y jura de partir et d’abandonner les siens aussitôt qu’il sentit gonfler sa poitrine et son cœur ; la lumière, disait-il, est entrée dans mes yeux. Que lui dictaient les astres ? Était-ce une musique infime dont il voulait s’approcher. Était-ce sous les lueurs étincelantes quelque forme entraperçue ? Était-ce donc Mir’Awa qui lui présentait son visage ? Mir’Awa tu joues très doucement de la lyre et ta voix chuchote des réconforts… Et le Roi Ijohiphur harnacha le cheval Jaharna ; il partit dans la nuit pour suivre les étoiles, ébloui par ses yeux et chevauchant jusqu’à épuisement à travers les marais, les forêts et déserts… Dans celui de Gobi, on lui dit : Roi Ijohiphur, cette quête est sans cesse…
— S’arrêter alors aurait-il donc un sens ? C’est ce qu’il répondit.
Les étoiles sont plus claires dans les déserts ; on les distingue mieux et les yeux en font des brassées.
— Ah oui, je t’aimerais ! Et toi aussi ! Et toi aussi… Le roi embrassait les brillances des sables et se noyait lentement dans la nuit claire qui l’attendait. Une nuée n’est pas un don de l’étoile Mir’Awa, c’est l’effleurement des brises qui participent à la chevauchée parmi les dunes… Sous les étoiles qui clignotent, jamais je n’atteins le visage où tes yeux dansent mais je marche en contemplant la lune dont quelques brumes changent la face. Une mêlée d’oiseaux vient piailler à mes oreilles, soudain j’entends cliqueter les harnais d’un cheval ; j’écoute la voix perdue d’un homme qui chante : où sont les bras qui me réchauffent…
Et mes pas s’échauffent sur la piste des lieux…

Vêtue de ton sourire (Shabestarî)

Quand tu étais vêtue, tu paraissais dévêtue mais lorsque tu étais dévêtue, tu paraissais sans vêtement et ton corps nu alors tentait le monde autour qui voulait s’en emparer, le prendre, saisir à pleines mains ces formes qui paraissaient s’offrir. Toujours en mouvement et pourtant au repos, tes chairs lisses produisaient des vapeurs, ondes rutilantes, c’est leur nom, qui s’élevaient et troublaient les contours de tes membres qui dansaient… J’ai vu venir vers moi ton pas feutré et délicat, dans la pénombre de la nuit où tu marchais aveugle et reposée derrière tes yeux, tandis que dans mon lit je tournais et retournais les fables des jours qui passent… J’ai aimé ton corps voluptueux et la grâce de tes formes ; j’ai saisi de mes mains tes bras et tes seins. Tu étais un peu forte des os et si fine pourtant que des obscurités venaient s’adjoindre aux caresses de ta peau. Parmi les nerfs et les vaisseaux, lorsque tu bougeais, des souplesses soudain émergeaient sans pudeur… Ah, chaleurs attirantes, rondeurs diffuses sous l’épiderme mobile ; à saisir ces formes, les doigts, les yeux et le corps tout entier se démenaient et la sueur perlait ; sous la chaleur exténuante des tropiques, les doigts glissent sur le corps et les yeux suivent des ruisseaux. Voluptés inoubliables, jeunesse merveilleuse, tout est devenu friable comme du sable dans l’écoulement des jours qui ne s’écoulent pourtant pas. Immobile dans le temps qui passe, voici venir ton corps dévêtue et ton visage qui sourit !

Attendre est bien long (bylines, chants épiques de Russie, Attila Joseph)

« Couché dans un lit comme un maudit esprit, les jambes entravées et les bras liés, je pense à l’avenir qui vient vers moi et je ne me réjouis pas. J’accepte de disparaître mais attendre est bien long » Le sage Bagatyrs dans son immense lit devisait ainsi avec sa sœur Dora qui lui tenait la main. Au matin d’un troisième jour vint à la tente du sage trois tout petits enfants qui s’approchèrent de son lit. Une toute jeune enfant de trois ans lui demanda pourquoi il était allongé là sans rien faire, et sa voix était si menue, si menue… Son front, elle l’avait ceint d’une couronne de lierre, derrière elle se tenait son frère, plus jeune au visage d’un joli brun tendre. Il écoutait, il écoutait attentivement et ouvrant de grands yeux, semblait ne pas entendre. Ensuite parut leur sœur, plus âgée et souriante, elle avait les pieds nus : tu es allongé comme dans un cercueil et tu n’es pas mort ! Voilà ce qu’elle dit au grand sage qui lui répliqua : où as-tu mouillé tes pieds ?
— Dans la rivière, dans la rivière ; la rivière, elle coule, elle bouge et toi tu restes là !
— Ah, mais tu ne te gênes pas avec moi, tu me grondes comme un enfant ! Et le sage Bagatyrs était si content qu’il rit et s’ébroua comme le clown Zavata. Mais alors sa sœur, la sage Dora lui dit : regarde, vois c’est ici une couleuvre, là un orvet argenté, une anguille à ta jambe droite et un jeune boa à celle de gauche ; vois, ils s’en vont et les nœuds de tes liens se défont… Sonnait alors comme un gong un chaudron de fonte régulièrement dans toute la campagne ; et l’on vit des chevreuils sauter tout autour de la tente et beaucoup aboyaient craintifs et nerveux. Le sage Bagatyrs s’étira sur son lit de misère, il étendit ses bras pour saisir les enfants et embrassa leurs bouches sucrées.
— Je pensais à l’avenir et je ne me réjouissais pas ; la mort m’attendait et c’est la joie qui est là. Serrez-moi fort comme à la mort, comme à la vie ! Il reprenait les mots d’Attila Joseph pour inciter les enfants à s’occuper de lui. Et tous trois le serrèrent en se tenant par la main, aucun d’eux ne pouvait en faire le tour mais ensemble, ils serraient, ils serraient. Et comme les arbres boivent la lumière, le sage buvait avidement cette force tendre qui lui soufflait par les fentes de ses bouches le souffle qui dessouffle.
— Ma sœur, je perds l’esprit maudit qui entravait mon corps.
— Tu perds aussi le sang qui arrosait ton visage, déjà tu es tout pâle, adieu mon frère, je t’ai aimé à vie, je te regrette mort.