samedi 2 mars 2024

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Robert Ryman

Un petit coup de blanc

à propos de Robert Ryman

, Denis Schmite

Tout le monde s’accorde à reconnaître chez Robert Ryman un artiste minimaliste qui réalise des peintures monochromes. Eh bien, disons-le carrément, tout le monde se trompe ! Ryman n’est pas un artiste minimaliste et ses peintures n’ont absolument rien à voir avec des monochromes !

« Le champ de la couleur doit être réduit au néant, dit Malevitch, c’est-à-dire qu’il doit se transformer en blanc… Le développement du blanc… pointe vers ma transformation dans le temps. Mon imagination en ce qui concerne la couleur n’est plus colorée. Elle se fond en une couleur, le blanc ».

Et donc on en arrive naturellement, si l’on peut dire, au stade ultime du rejet de toute représentation de quelque « nature » qu’elle soit, le « Carré blanc » plus connu sous le nom de « Carré blanc sur fond blanc », l’oméga de l’alphabet suprématiste, le point ultime de l’écriture spatiale. Plus rien après ! ... Enfin, en principe. En tout cas, c’est ce à quoi doit aboutir la création. Il n’y a pas plus zéro que le carré blanc sur fond blanc... Enfin, en principe, parce que le carré n’est pas vraiment blanc, tout comme le fond du reste. Le carré est bien carré mais de travers car il penche vers la droite. Surtout, le carré blanc est bleuté et le fond est un peu plus beige-gris, on ne sait pas bien.

Si le carré était véritablement blanc sur un fond blanc on ne le verrait tout simplement pas. En fait, ce que transmet Malevitch c’est l’Idée d’un carré blanc. Toujours est-il, à ce moment-là il triomphe et il déclare superbement : « J’ai vaincu la doublure du ciel coloré après l’avoir arrachée, j’ai mis les couleurs dans le sac ainsi formé et j’y ai fait un nœud. Voguez ! L’abîme libre blanc, l’infini, sont devant vous ».

Dans le domaine artistique, ce que les gens appellent communément « monochrome » est en réalité une sculpture de lumière, un piégeur et un dompteur de photons. Quant au minimalisme, c’est l’idée qui prime chez les artistes qui s’en prévalent, pas la réalisation qui peut être confiée à n’importe qui, groupe d’assistants, atelier d’artisans, ou usine, principe que reprendra le conceptualisme du reste. Or Ryman a donné vie lui-même à toutes ses idées. Et mieux il n’a pas cessé d’expérimenter, la matière picturale d’abord, que ce soit l’acrylique, la peinture industrielle, la peinture à l’huile, l’émail, le support ensuite, toiles de jute, de coton ou de lin, papiers cristal ou ciré, plaques de métal, oxydé ou non, ou de fibres de verre, panneaux de bois.

Après Malevitch, c’est Ryman qui est devenu le maître du carré, puisque tous ses tableaux sont résolument carrés. Et surtout le blanc prend de plus en plus d’importance avec le temps pour finalement envahir tout l’espace pictural, ou presque. Donc un blanc qui devient de plus en plus carré, puisque la forme du support donne sa forme à la peinture, le carré blanc.

Qu’est-ce qui fait une peinture ? Telle est la grande interrogation de Ryman, mais ce n’est pas la seule car le choix du blanc est tout sauf anodin.
Le blanc symbolise la virginité, la pureté, la lumière, et d’autres choses infiniment plus graves, la mort par exemple. Derrière la question « Qu’est-ce qui fait une peinture ? », se cache cette autre question : « Qu’est-ce qui fait la beauté ? » et finalement cette autre encore « Qu’est-ce que l’art ? ». A cette dernière, Ad Reinhardt, l’une des références majeures de Robert Ryman, répondait : « L’art n’est pas ce qui n’est pas de l’art », jolie formule toute empreinte d’ontologie négative, et Ad Reinhardt avait une idée très précise de ce qui n’était pas de l’art, c’est-à-dire une pratique visant à la « représentation », à la « figuration ». Pour lui, la seule quête que doive conduire l’artiste est celle de « l’abstraction pure » qui est « la première peinture universelle véritablement libre de style, de maniérismes, de liens et d’entraves ». La peinture se doit d’être ascèse. Il faut répéter et répéter encore le geste, « peindre et repeindre inlassablement la même forme », travailler toujours sur le même format à la même composition avec le même pigment, sur un « même rythme », « de façon à tout fondre dans la dissolution et l’indivisibilité ». Et Reinhardt de conclure : « La seule norme en art est l’unité et la beauté, la justesse et la pureté, l’abstraction et l’évanescence ». Ah ! Il savait penser et parler Ad Reinhardt, ce qui était tout à fait exceptionnel chez les artistes états-uniens plutôt muets de son époque, ceux d’avant le conceptualisme.


Tout comme Ad Reinhardt, Robert Ryman part de l’abstraction géométrique. Certaines de ses formes des débuts, les « Untitled » des années soixante, plus ou moins des rectangles ou des carrés blancs, paraissent se déplacer sur la surface picturale, toile écrue ou plaque d’aluminium, et entrer en collision parfois avec d’autres formes colorées aux contours plus nets, s’ils s’en trouvent sur leur chemin, comme des auto-tamponneuses qui chercheraient à se percuter sans cesse.

Les formes blanches sont des formes grouillantes faites de touches d’acrylique ou d’huile plus ou moins épaisses sur un fond noir ou bleu. Les couleurs formées sont vivantes et elles se déplacent, ce qui n’est pas le moindre des enseignements reçus de Malevitch par Ryman. « Back talk » est constitué de cinq petites toiles, comme des boîtes de Petri mais carrées, évidemment, toutes grouillantes de touches allongées blanches, bleues et rouges, mais les blanches dominent déjà très largement. C’est comme si dans ces boîtes, Ryman cultivait des levures ou des bactéries qu’il n’aurait plus qu’à déposer par la suite sur le support, toile de jute, de coton ou de lin, afin qu’elles se développent pour faire tableau.

Robert Ryman, Untitled 1963

En fait, Ryman parle plus volontiers de Mark Rothko que de Kazimir Malevitch, du choc qu’il a reçu en voyant ses peintures et de ce qu’il en a retenu : la couleur fait forme, pourtant principe malévitchien s’il en est. L’aspect métaphysique des tableaux de Rothko, laisse-t-il entendre, ne l’intéressait pas du tout, et pourtant ! ... Toujours est-il, Rothko en tant qu’élève de Hans Hofmann, peintre allemand fin connaisseur des « avant-gardes » européennes et père des abstraits états-uniens, en a entendu parler de Malevitch, et puis de Mondrian aussi.

Mais, quand on l’interroge, Ryman, sur les peintres qui sont importants pour lui, il citera volontiers Matisse pour la sûreté de son jugement et de son geste. Et puis aussi Cézanne, parce que chez lui les choses paraissaient faciles car il comprenait naturellement la peinture. C’est ce qu’il recherche en fait, lui, en tant que représentant d’une abstraction radicale, c’est-à-dire qui rejette absolument la représentation de la nature, c’est que les choses paraissent faciles et « naturelles ». A l’opposé de Reinhardt qui disait à qui voulait l’entendre que les Expressionnistes abstraits ne faisaient que « des intérieurs d’appartements pour Harper’s Bazaar », Ryman persiste à leur vouer un amour sans borne aux Rothko, De Kooning, Kline et consorts.

Pourquoi le carré et le blanc alors ? Le carré est rassurant parce qu’il est parfaitement équilibré. « The square has always just been an equal-sided space that I could work with », dit Ryman, c’est-à-dire, en gros, le carré avec ses côtés égaux est un espace confortable où je peux travailler. On pourrait ajouter que le carré c’est plus facile à dessiner à main levée que le cercle mais il est vrai aussi qu’il est moins symétrique. Quoi qu’il en soit et quoi qu’on en dise, Robert Ryman est un artiste que la symétrie intéresse. Mais en même temps sa conception de la beauté ne repose pas sur la stricte symétrie. La beauté qu’il propose vacille au bord d’un précipice. Elle est presque toujours menacée de déséquilibre. Ryman joue avec une sorte de dialectique entre l’équilibre du carré, l’harmonie du contenant, et le déséquilibre relatif de ses compositions, l’instabilité du contenu.

Il répète à l’envi qu’il est avant tout pragmatique, c’est-à-dire quelqu’un qui pense concrètement au travers des matériaux, de leurs textures, et il ne fait référence ni à Malevitch, ni à Mondrian, ni même à Josef Albers, l’un des anciens profs du Bauhaus devenu directeur du Black Mountain College — donc quelqu’un qui comptait aux États-Unis et ailleurs bien avant, et qui en a fait des carrés dans des carrés dans des carrés. Et pourtant !

Concernant le blanc, Ryman dit qu’il est vraiment intéressant parce qu’il a une nature à tout révéler. « White has tendency to make things visible ».
Ryman utilise le blanc pour masquer la couleur comme dans « File », « Page », « Lift » et surtout « Series #9 (White) » et dans beaucoup, beaucoup d’autres tableaux. Les carrés sont plus ou moins parfaits, la pâte blanche est plus ou moins épaisse et plus ou moins dense, plus ou moins croûteuse aussi. Le blanc de réserve, car il y en a presque toujours sur les bords, est plus ou moins important. Il faut que l’on comprenne quel outil a été utilisé, brosses ou pinceaux de toutes dimensions, couteaux etc.

Il l’a annoncé lui-même, Robert Ryman est avant tout un expérimentateur, et il fouille en continu la matière picturale tel un archéologue la glèbe pluriséculaire. Tel un laborantin obsessionnel, il teste tout ce qui peut d’une manière ou d’une autre contribuer au miracle, et il s’acharne à faire partager l’émotion de ses découvertes multiples aux lecteurs de ses tableaux. Il veut tout leur montrer, tout leur faire comprendre, tout leur faire ressentir. Avec les « Series #9 (White) », des huiles sur toile de tailles moyennes, il procède par couches fines de pigments qui se superposent, et la couche blanche ultime, parfois vaporeuse, parfois cotonneuse, couvre toutes les autres qui forment une espèce de fond bleu-noir, comme le ferait un gros nuage carré dans un ciel chargé d’orage.

Au tout début, Ryman ressent comme un besoin de donner une structure visible à ses tableaux, en posant au crayon un quadrillage sur la toile, ou en collant sur une feuille de carton mousse des feuilles de papier, puis en distribuant sur le quadrillage des formes bouillonnantes, à la géométrie encore imprécise, à grosses touches d’acrylique comme dans certains « Untitled », ou en positionnant un carré blanc plus ou moins évanescent et plus ou moins ample au milieu du plan défini par le treillage de feuilles de papier, comme dans « Classico IV » et « Classico VI ».

Où Robert Ryman rejoint Piet Mondrian, c’est dans sa conception de l’espace pictural, et puis il rejoint Malevitch dans sa conviction que le blanc est une couleur, la couleur la plus importante puisqu’elle est destinée à couvrir toutes les autres. La peinture fait partie du mur auquel elle est accrochée et même de l’espace dans lequel elle est exposée. La peinture gagne tout son environnement et tout l’environnement participe de la peinture.

L’interrogation majeure de Ryman porte sur les limites du tableau. En fait, il n’y en a plus aucune, de limites. Une ligne diagonale à la craie bleue peut s’échapper d’un angle du carré blanc de la toile et parcourir le mur blanc, comme dans « Impex ». Un tableau blanc c’est quelque chose d’autre que de la couleur blanche. Un mur blanc c’est quelque chose d’autre que de la couleur blanche. La peinture fait partie du mur et le mur fait partie de l’espace qu’il ne se contente pas de délimiter.

Le grand acteur de tout ceci, au côté de l’artiste, c’est la lumière. Ils travaillent ensemble, l’artiste et la lumière. Ils sont associés. Ce que recherche l’artiste c’est un collaborateur idéal, la lumière idéale, que celle-ci vienne directement de l’extérieur ou qu’elle soit imposée par reflet. La peinture, le mur et l’espace changent avec la lumière qui, si elle est naturelle, change avec l’heure de la journée et la météorologie. Ainsi, on pourrait parler d’une forme particulière d’art cinétique, d’un art procurant des sensations au regardeur-lecteur non pas en fonction de ses propres déplacements mais en fonction des variations de la lumière, c’est-à-dire en fonction du temps. Il y a ici tout un jeu sur l’absorption et la réflexion de la lumière. Sculpture de lumière, je l’ai déjà évoqué. Cette peinture ne pourrait en aucune façon supporter la présence d’une autre peinture, c’est-à-dire celle d’un autre peintre, partager avec cette autre et cet autre l’espace et la lumière.

La peinture de Robert Ryman est une peinture exclusive, un absolu. Donc, cette peinture est connectée au mur, elle en a besoin, et elle pourrait se prolonger sur et en lui. Et en même temps elle pénètre l’espace dans sa totalité, véhiculée par une lumière transcendantale. Là, Ryman réagit très fort. Il affirme qu’il ne sait pas ce que veulent dire les mots « transcendant » et « transcendantal », et il rejette expressément toute forme de spiritualité que l’on voudrait trouver dans ses œuvres. Il n’y a pas non plus de symbole, ni d’histoire racontée, ni de message politique. Quand on le questionne sur le courant de pensée auquel pourrait être relié son travail, tout au plus se déclare-t-il personnellement sensible à l’existentialisme mais il ne sait pas trop pourquoi ni comment, et en fait ceci n’a aucune importance. Ce qu’il veut, c’est ne pas être limité dans ses expérimentations. C’est tout !

Selon Robert Ryman, tout est affaire de sensation, d’émotion, pas de connaissance. La peinture, sa peinture, ne représente rien d’autre qu’elle-même. Regarder une œuvre, dit-il encore, c’est avoir une expérience visuelle, voir quelque chose que l’on n’a jamais vu auparavant, et c’est vrai que les environnements de Ryman faits de peintures, d’espace et de lumière, on ne les a jamais vus ni vécus auparavant. Montrer une de ses peintures dans un catalogue c’est ne donner qu’un fragment, un détail d’une œuvre, ce qui n’a pas grand sens. Une œuvre de Robert Ryman faite de peintures, d’espace et de lumière, ça se vit.

La lecture des peintures de Robert Ryman doit aussi se concevoir comme un voyage au cœur de la matière, de la matière picturale s’entend, et puis aussi de fractions d’espace-temps. Il y a des peintures lisses et uniformément blanches, huile sur acrylique, « Regis », et lac émaillé sur toile de lin, « Channel », puis légèrement vibrantes, faites de successions de petites touches très blanches, mouvements ondulatoires, huile sur toile de coton, « Best or Worst », modérément fourmillantes, comme entrechoquement faiblard de particules fatiguées, sorte de lassitude brownienne, « Pressor », enfin totalement bouillonnantes, bousculades et chevauchements de mots effacés dans la peau d’un parchemin élimé, « Contract » ou « Document ». C’est comme si nous observions une région vide de l’espace-temps en opérant constamment des changements d’échelles jusqu’à l’ultramicroscopique, et que nous en arrivions à scruter « l’effervescence de la mousse quantique » telle que conceptualisée par John Wheeler, encore lui ...

Robert Ryman en tant que révélateur de la mousse quantique de la peinture ! Pourquoi pas ! Je retire de tout ceci le sentiment que Ryman veut nous donner une image de la complexité des choses, des particules élémentaires de la peinture à l’agitation plus ou moins tranquille de l’univers — son témoignage un peu narquois d’une réalité picturale inobservable jusqu’avant lui.

Enfin, il y a cet étrange trou blanc, « Van », qui aurait pu représenter tout à la fois une synthèse et un aboutissement de son œuvre, et qui, quoi qu’il puisse en dire, ouvre sur d’autres champs que ceux de la stricte et froide habileté d’un manipulateur de la matière, d’un bricoleur ingénieux. « Van » est un bouillonnement de peinture à l’huile, une mousse blanche sur un panneau de « lumasite » laqué et émaillé, qui s’entrouvre comme une porte sur ce que Kazimir Malevitch appelait « l’abîme libre blanc », c’est-à-dire la blancheur de l’infini et de la vie éternelle. Quatre petits carrés tracés au crayon, vierges, pas même effleurées par les touches du pinceau, et posés aux angles du grand carré blanc, délimitent l’espace réservé à la peinture et donnent à l’ensemble un vague aspect cruciforme, possible référence à Ad Reinhardt le grand aîné.

Le panneau est fixé au mur par huit clous, et les choix de Ryman en matière de fixation, tout comme ceux relatifs aux supports, ne sont jamais innocents. Il peut agrafer ses œuvres, utiliser des tringles d’aluminium, des crampons de bois ou d’acier souvent oxydé, etc. Il avoue aimer travailler avec des qualités duales, jouer sur les oppositions dur (hard) / mou (soft), dureté des clous et des fixations de métal, douceur du papier de soie glycériné, rugosité des bords du support pictural, onctuosité des couches de pigment superposées, rouge de la rouille des pitons d’acier, blancheur avivée par la lumière de la pâte picturale, sècheresse du trait de graphite, légèreté crémeuse de la touche de peinture, etc.

On retrouve nombre de ces oppositions dans cette singulière tasse de café à la crème qu’est « Van », mais précisément si on retire la crème sur les bords, avec une petite cuillère par exemple, que reste-t-il ? Le trou blanc ! Un trou blanc tout aussi vertigineux que celui de Hieronymus Bosch, image rapportée de son expérience de la mort imminente.

Alors ! Faut-il nécessairement croire Ryman quand il se réclame le prophète de la NON-METAPHYSIQUE ? Plus généralement, faut-il croire les artistes dans toutes leurs affirmations et déclarations ? Ne jouent-ils pas continûment avec la réalité et la vérité ? La réponse est qu’il ne faut jamais croire personne, ni les gens de notre contemporanéité en général, ni les artistes en particulier, et encore moins que les autres les commentateurs de tous poils, critiques d’art, philosophes et autres galeristes, surtout quand ils se gargarisent de minimalisme et de peinture monochrome, autrement dit lorsqu’ils évoquent l’œuvre de Robert Ryman.

Hieronymus Bosch, Montée des bienheureux vers l’empyrée,
vers 1505-1515.

Extrait de : Quelques extraits d’un petit essai autour de l’œuvre de Kazimir Malevitch

Robert Ryman, « Le regard en acte »
Exposition au musée de l’Orangerie, Paris,
du 06 mars au 01 juillet 2024.