dimanche 30 juin 2013

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Un livre immense

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, Stéphane Le Mercier

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Le guitariste Arto Lindsay appartient à cette génération de musiciens new-yorkais dont Brian Eno a signalé l’importance en 1978, en produisant la compilation No New York. Grâce à ses origines (il a vécu une partie de sa jeunesse au Brésil), sa curiosité intellectuelle, il a su alterner le ludisme de la pop culture et le rigorisme des modernes, la Bossa Nova et la musique improvisée. Il règne forcément autour d’une telle figure, une aura artistique savamment construite, enrichie par ses collaborateurs mêmes (Nan Goldin, Matthew Barney, Sarah Walker ont réalisé des pochettes pour Lindsay). Cette atmosphère est séduisante, elle brille de mille feux pour les artistes plasticiens débutants, avides de s’échapper d’un milieu jugé trop austère ou bien soucieux de complexifier leur approche créatrice. La Factory Records, l’Hacienda, le Punk français, la Kraut Music, nombreux sont les sujets que de nombreuses expositions sont venus illustrer ces dernières années, prolongeant de manière plus ou moins subtile, le parti pris inauguré en 1989 par Greil Marcuse : la rencontre inopinée (sur une planche à repasser ! ) des avant-gardes historiques et de la culture punk.

Bien qu’il s’agisse d’un livre de « fan », le livre de Sophie Neys intitulé Lyrics for Arto Lindsay based on Roberto Burle Marx’s lis of plants for parque do Flamengo Rio de Janeiro est doublement louable car s’il évite les écueils du folklorisme rock (un florilège de photographies anciennes volées dans les backstages du CBGB’s) et de l’esthétique Wikipédia (le copié-collé frauduleux, la parodie critique...), il se concentre sur des espaces risqués parce qu’interstitiels. Savoir qu’une jeune artiste a listé 285 articles - autant de noms de plantes - à destination de son modèle est assez séduisant. Les noms latins « ...142 - Cassia martiana 144 - Cassia fistula 145 - Cassia javanica... » avec leur qualité musicale, la répétition de certains de leurs vocables composent une litanie pour occuper le monde. Nous voguons alors dans un espace indistinct, flottant entre les contes des Mille et Une Nuits et les protocoles photographiques de Douglas Huebler (au risque, d’ailleurs, selon une logique inhérente à ces derniers, de devoir se résoudre à l’échec, à l’incommunication), entre la féerie la plus intemporelle et l’énoncé conceptuel le plus circonstancié.

Ainsi le projet de Sophie Neys se développe par étapes, par fragile transmission. Il convoque en premier lieu les travaux du botaniste et architecte paysagiste brésilien Roberto Burle Marx, à l’origine de cette liste ; travaux essentiels pour l’artiste belge dont la pratique est consacrée à la représentation du paysage selon la figure de la métonymie. Elle s’empare ensuite de cette somme et la transmet à Arto Lindsay sous la forme d’une édition modeste. Enfin, cette triangulation revient au public. En l’absence de musique composée par Arto Lindsay, nous sommes invités à nous lancer dans la lecture de cette liste imposante. Le texte alors, gainé dans sa pochette en plastique, ressemble à une partition qui, malgré son économie (ce livre est tout sauf un livre de graphiste !) autorise toutes les modulations, les improvisations sonores :
« ...216 - Chorisia speciosa 217 - Ficus lyrata 218 - Veitchia merrillii... ».

Grâce à cette augmentation progressive, le livre opère une stratégie cool (Baudrillard aurait sans doute apprécié ce livre, son dégagement un rien dandy), faisant des termes savants qui le parcourent des refuges pour le fredonnement, des passages pour la confidence. À voix haute ! Em Voz alta !

- Sophie Nys, Lyrics for Arto Lindsay based on Roberto Burle Marx’s list of plants for parque Do Flamengo Rio de Janeiro, Grotto Publications, Bruxelles, 2011

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Eric Watier (Monotone Press), Sarah McKillop (50 enveloppe windows), les artistes se penchent de plus en plus en dehors des espaces définitifs, des clairs quadrillages de l’édition promotionnelle pour d’autres, où s’accrochent les traces de l’informe. Scans sans rien, captant le seul exercice de la lumière, motifs sans qualité dont la présence n’a jamais fait l’objet d’une quelconque attention, chutes de papier, marques d’usure... l’imprimé contemporain a la peau dure. Il n’hésite pas à promouvoir des non-signes, prisonniers de boîtes à chaussures, de dossiers scellés par le temps. Chez les modernes, se dévoilait une véritable fascination, voire une mystique des matériaux (le plomb chez Richard Serra, la graisse chez Joseph Beuys). Aujourd’hui, les éléments plastiques retenus s’opposent à cet héroïsme formel. De plus, on ne se risquera plus à juger les actions mises en jeu selon le point de vue de la mythologie individuelle, à moins de considérer l’activité domestique (la préparation d’une tasse de café, l’ouverture du courrier) comme des formes exceptionnelles du contemporain. Il s’agit avant tout d’une esthétique du délitement, couche après couche, page après page, signe après signe. Cette dernière traduit la notion d’habitus en une langue douce-amère. Fluxus, par son amour des boutons de chemise, des clous tordus, des jeux de cartes incomplets a initié cette ironie. Certains statements de Lawrence Weiner définissant des actions premières, n’ont pas craint la banalité (il est vrai avec des matériaux issus d’une tradition sculpturale précise) : déplacer une pierre, verser de la peinture. Et une fois de plus, il s’agit de jeter le quotidien dans la bataille. Le monde du travail a étendu ses réseaux. Il a investi effrontément l’espace privé. Jadis, peu de personnes possédaient une machine à écrire ; apprentis écrivains, adeptes de la lettre anonyme. Aujourd’hui, nos intérieurs sont transformés en officine digne d’un roman d’espionnage : caméras digitales, scans, imprimantes couleur, etc. Le monde du travail est devenu « le » modèle. C’est dans le cadre de son esthétique opératoire, de ses expositions médiatiques que s’entrechoquent ces grands récits que sont la menace de l’exclusion, la fréquence des comportements névrotiques, l’éphémère des success-stories.

Avec sa dette de 14 milliards de dollars (le sénateur du Michigan a entamé depuis mars dernier une procédure de mise sous tutelle) et sa population ayant diminué de plus de cinquante pour cent en un demi-siècle, la ville de Detroit est irrévocablement touchée en son cœur et le projet éditorial Abandoned Letterhead de Maia Asshaq et Danielle Aubert, s’est forcément développé avec la conscience de cet héritage.
Ressemblant à un catalogue de vente par correspondance (reproduction pleine page des « produits » au regard de leur description détaillée) et accompagnant d’ailleurs les deux présentations publiques des documents collectés, Abandoned Letterhead est un condensé d’angoisse. Si la découverte au fond de vos poches d’une carte professionnelle ou d’un numéro de téléphone dont vous avez oublié le nom du possesseur vous émeut jusqu’à douter de vos souvenirs, vous serez forcément sensible à cette compilation (ce florilège ?) de papiers à en-tête de sociétés disparues. Dépôts de bilan, liquidation massive, délocalisation : les entrepreneurs ont filé, le papier est demeuré. Ces quelques annotations parlent d’elles - mêmes : « Estimated to abandoned, for reasons unknown, in 2011. », « Estimated to be out of date since 2007 when the company closed. ».
A une époque où la communication exige que tout fasse signe, ces papiers à lettres vides et pourtant forts de leur patronyme affiché, leur logotype désuet totalement éloigné de l’efficacité visuelle en vigueur, apparaissent comme les fantomatiques inscriptions d’un déclin annoncé. Les surréalistes, Walter Benjamin se sont emparés des photographies parisiennes d’Eugène Atget croyant y reconnaître les lieux d’un crime toujours renouvelé. Soudain, les assassinats mis en scène dans les salles des grands boulevards surgissaient au coin d’une rue banale, dans l’obscurité d’une porte. De même Abandoned Letterhead dessine l’espace de la crise économique, de la récession définitive. Il sonde un terrain en cours d’effritement, celui de l’inscription géographique locale contre la mondialisation et son « nomadisme » obligé. Il dresse aussi paradoxalement le constat d’une écriture interdite (non pas poétique, ABSOLUMENT anti-artistique), qui après avoir fièrement vécu a décliné honteusement : celle de l’économie marchande prise à son propre jeu.
- Maia Asshaq et Danielle Aubert, Abandoned Letterhead, I.T.U, Detroit, 2011