samedi 28 septembre 2013

Accueil > Voir, Lire & écrire > Lire & écrire > Les Douceurs du péché

Les Douceurs du péché

Domaine étendu du livre

, Stéphane Le Mercier

Pierre-Olivier Arnaud, Lasse Schmidt Hansen, Claude Horstmann, Hervé Humbert, Rémy Hysbergue, Serge Le Squer, Samir Mougas, Guillaume Pinard, Babeth Rambault, Niek van de Steeg.
Commissaire : Stéphane Le Mercier

Exposition du 27 septembre au 22 décembre 2013, au Frac Paca, Marseille.

Au chapitre X d’Ulysse, Leopold Bloom s’enquiert chez un bouquiniste de rue, d’un roman érotique, Les Douceurs du péché. Dans le Dublin de l’année 1904, le choix de Joyce se pose sur ce genre littéraire en toute connaissance de cause : il est passible d’une mise au ban de la société. Censeurs et moralistes veillent, ils épient les activités des clubs de lecture et des apprentis écrivains. Mais Joyce ne transige pas, il n’y a pas pour lui de livre de second ordre. Toute production romanesque verse dans un grand livre, innomé, et il revendique pour celui-ci le droit de convoquer tous les styles, nobles ou vils. Il ne s’agit pas de tenir le lecteur à distance par des démonstrations savantes mais de le ramener aux limites de ce qui anime la pensée : les formes nombreuses de la lecture.
Dans le cadre du projet, Les Douceurs du péché, les livres présentés se transforment en graphes, en cartes dépliables ou bien dévoilent, sous une apparente austérité, des trésors de tiroirs, des perspectives cachées. Par là, ils augmentent les possibilités du récit. Pour les dix artistes invités, la commande fut élémentaire. Il leur a été demandé de concevoir un projet à partir d’un document éditorial préexistant, que celui-ci leur fut proche (livre de chevet, souvenir de voyage) ou exhumé pour l’occasion. Enlumineurs, faussaires de génie, traducteurs cleptomanes, archivistes, toutes les postures sont bonnes pour mener à bien leur stratégie plastique.
Parfois, ces projets ont la discrétion tenace (Claude Horstmann, Hervé Humbert, Rémy Hysbergue, Babeth Rambault). L’intervention est modeste (encart, erratum, transformation de la couverture, jeu graphique). Ils peuvent s’apprécier comme des maquettes finalisées et rejoignent en cela, l’économie du projet artistique en attente d’un diffuseur. Parfois, ils s’étendent aux limites du volume (Samir Mougas, Guillaume Pinard, Niek van de Steeg) renouant ironiquement avec la tradition des machines de lecture (les dispositifs de la Renaissance permettant la manipulation de plusieurs incunables mais aussi les dernières tablettes numériques). Enfin, ils peuvent s’attarder sur ce que Gérard Genette a nommé le péritexte - la couverture (Serge Le Squer), les pages de garde (Lasse Schmidt Hansen) ou bien, dans le cadre du processus d’impression, les feuilles de calage, les macules (Pierre-Olivier Arnaud).
En questionnant les conditions matérielles du livre, ces projets doivent plus à l’héritage de Dieter Roth qu’à celui d’Ed Ruscha. En cela, ils ont conscience de l’instabilité de leur position, de ne pas correspondre stricto sensu à la définition du livre d’artiste ; néanmoins, même si leur diffusion est limitée, ils ne sombrent pas dans le fétichisme, la rareté bibliophilique. Ils tentent, au contraire, de défendre une expérience réelle, œuvrant pour un domaine étendu du livre et avec lui, pour un renouvellement de la lecture.

PIERRE-OLIVIER ARNAUD
**
2013, 580 pages, impression offset, 40 exemplaires, courtesy art : concept, Paris

Qu’elles soient trouvées ou bien réalisées par ses soins, les photographies de Pierre-Olivier Arnaud sont exposées selon deux principes : collées directement au mur à la manière d’affiches commerciales (impression offset, formats standard) ou bien accumulées dans l’espace d’exposition (tapis de photocopies, gratuits disposés en palette). Alors que le principe d’accumulation insiste sur l’équivalence des images (motifs abstraits, feux d’artifice, compositions florales), leur traitement fragmentaire (trame, recadrage, négatif) ajourne leur captation. On emploiera volontiers le terme de « ressassement » pour une telle stratégie. Dans cette perspective, Pierre-Olivier Arnaud est le seul artiste de l’exposition à revenir sur un projet éditorial personnel. En 2009, invité à réaliser un livre sur la machine offset de l’Ecole Supérieure des Beaux-Arts de Lyon, il a sauvegardé toutes les feuilles de calage, toutes les macules traditionnellement destinées à la corbeille à papier. Dans le cadre des Douceurs du péché, ces papiers épars ont été regroupés puis façonnés comme le modèle d’origine, produisant une idylle (dans le sens étymologique du terme : idée de petite forme). En effet, si le livre premier reproduisait impeccablement un florilège d’étoiles aux origines indistinctes, le second impose sans distinction un ensemble de signes concrets (taches d’encre, surimpressions). Ce retournement ironique souligne la fugacité des images à l’heure de leur répétition médiatique.

LASSE SCHMIDT HANSEN
Sans titre
2013, feuilles libres, dimensions variables

Artiste danois demeurant à Berlin, Lasse Schmidt Hansen se plait à étudier la place du design au sein de l’économie et de la culture mondialisées, ses conventions formelles, ses oublis systématiques (il expose comment un faux-plafond composé d’une structure en aluminimum découle directement des variations géométriques d’un Sol Lewitt). Le design graphique, le design d’objet dessinent un hyper-espace où s’inscrit durablement l’action du détournement et de l’emprunt. Dans cette perspective, le design comme écriture collective l’incite à conclure à la disparition de l’auteur au profit d’une pratique technico-commerciale per se. Lasse Schmidt Hansen se tourne alors vers des espaces périphériques, vers des lieux modelés par les actions quotidiennes, les formes les plus modestes. Ainsi, cette collection de pages blanches extraites de livres inconnus glanés sur les marchés de Berlin où le travail de la lumière et de la poussière, les manipulations successives ont créé un palimpseste duchampien.

CLAUDE HORSTMANN
Sans titre
2013 livre, impression laser sur calque, 18,2 x 25,2 x 1,5 cm, trois exemplaires

Au milieu des années 1980, Gérard Genette a-t-il conscience en introduisant la notion de péritexte (ensemble de tous les éléments rédactionnels ou visuels informant le texte central : couverture, page de titre, erratum) de définir un espace dont les artistes conceptuels vont s’emparer ? Ainsi, Claude Horstmann, dégage de la très classique biographie d’Antonello Da Messina par Jan Lauts (Verlag Anton Schroll & Co in Wien, 1940), un détail essentiel. Dans le flux des cinquante-neuf planches principalement reproduites en noir et blanc, un détail grandeur nature représentant un des deux larrons de la Crucifixion appartenant au Musée royal d’Anvers, s’est glissé. Il s’agit pour l’artiste allemande : « ... de traverser par d’autres moyens la distance menant à l’original. » Elle prie alors une relieuse professionnelle d’insérer une double page en calque frappée de la mention originalgross. Imprimée en rouge japonais (de la même couleur que la couverture), cet insert se fond parfaitement dans le projet initial. Il impose un arrêt sur image et quant à l’œuvre de Da Messina, elle apparaît dans toute sa proximité troublante, affirmant son autorité artistique par delà les époques.

HERVÉ HUMBERT
Paris aus der Luft
2010, livre, plexiglas, 27,5 x 32,8 x 2,4 cm

Le traitement plastique par Hervé Humbert du livre Paris aus der Luft (Paris vu du ciel), n’invite guère à la lecture.
Certains prétenderont que ce n’est pas la finalité de ces recueils photographiques que d’être lues. Ils ont plutôt vocation à être feuillettés dans les halls d’aéroports ou les chambres d’hôtel. Ici, l’artiste berlinois a littéralement encapsulé le livre, l’a saisi - comme il est dit des navires pris dans la banquise - dans un plexiglas épais. Exhumé d’une étagère où il sommeillait, il est sommé d’exposer ce qu’il a de mieux, ce pour quoi, objet promotionnel à destination du tourisme international, il a été conçu : sa photographie de couverture et puis son titre, Paris aus der Luft. Rien d’autre. Ainsi à la façon des affiches publicitaires, mêlant de façon égale texte et image, cette coïncidence produit un raccourci visuel, un récit générique. Grande tradition, le monde vu du ciel ! Son origine remonte aux Expositions Universelles, aux panoramas où la foule était longuement canalisée avant de profiter du spectacle d’un bref coup d’œil. Le plexiglas choisi par Hervé Humbert pour maintenir le spectacle, produit un objet à mi-chemin entre le hublot du A347 et la vitrine des grands boulevards, accroissant la frustration d’un monde inaccessible.

RÉMY HYSBERGUE
INDE
2012, livre, peinture, 34 x 48 cm

Rémy Hysbergue transforme ce livre consacré aux grottes d’Ajanta en Inde - région qu’il visita en 2000 - en y déposant un glaçage de signes furtifs (drippings, dégradés). En modifiant uniquement les prises de vue en noir et blanc, il ajoute par le truchement des moyens picturaux qui sont traditionnellement les siens, une épaisseur chromatique déstabilisante. La profondeur des grottes, les pierres sculptées semblent être éclairées par un effet pyrotechnique des plus sophistiqués. Bizarrerie kitsch, chromo surexposé, c’est le livre dans son ensemble qui est grignoté par cette lèpre (pour les sismographes, une catastrophe est dite « magnifique » lorsque son relevé graphique occupe la surface de la feuille de façon régulière). Le lecteur alors hésite, ne sachant plus trop distinguer entre les documents d’origine et les créations nouvelles, entre nature et artifice, plongeant dans une contemplation doucement psychédélique.

SERGE LE SQUER
Langages
n°1-152 (1966-2003), 2013, vidéo, couleur, 1mn 44 s

Walter Benjamin dans Haschich à Marseille (1928) cite son contemporain Karl Kraus, lui qui fut si attentif à l’évolution de sa langue natale au tournant de la modernité :« Plus on regarde de près un mot, plus il semble vous regarder de loin. »
S’ouvre alors un champ où le mot se densifie pour prendre la forme d’un objet autonome. Des fragments de ritournelles saisis par la fenêtre ouverte, des termes improbables à la lecture de la presse quotidienne, des traductions approximatives, des interjections semblent se figer en mondes mystérieux.
Depuis plusieurs années, Serge Le Squer poursuit un travail sur l’économie des signes, sur leur appréhension lorsque, décontextualisés, ils occupent un espace étranger. Ainsi, en 2011, il s’attarde sur l’usage des acronymes dans le monde de la communication (RAW WAW WAR, Galerie der Stadt Kirchheim/Teck) et sur leur transposition sous forme de projections dynamiques.
Pour Les douceurs du péché, l’artiste s’est concentré sur la revue de linguistique, Langages, ou plus précisément sur l’enregistrement de tous les titres, du numéro 1 au numéro 152, soit trente sept années de publications (1966-2003). L’apparition de chacun d’entre eux, légèrement décentré, parcouru de parasites visuels (étiquettes de référencement, coups de crayon, adhésifs transparents, modulation chromatique) fonctionne comme une saccade de cartons extraits d’un film muet. Alors cette structure tautologique se pare d’une dimension primesautière - dimension que n’aurait pas désavouée pas Walter Benjamin, ajoutant quelques pages plus loin dans son texte : « Comme les choses savent tenir bon au regard. »

SAMIR MOUGAS
Programme #4 (CANADIAN ROCKIES VIEW BOOK), 2012
Programme #4 (LA VIE SUR TERRE Prodiges et Mystères), 2012
Programme #4 (à la découverte des insectes), 2012
Programme #4 (THE DANING RIVER The Most Wonderful place of the Changjiang Three Gorges), 2012
pages de livres, carbone, dimensions variables

Machines conçues pour faciliter la manipulation de plusieurs ouvrages à la fois, dispositifs accélérant le défilement du texte ou des images, depuis longtemps, le désir de connaissance est rythmé par des inventions savantes ou bien loufoques, sensées simplifier le travail du lecteur. Du Théâtre de la Mémoire de Giulio Camillo aux fiches de Georges Maciunas dessinant la carte du mouvement Fluxus, chaque expérience, aussi complexe soit-elle, doit être appréhendée en accéléré, produisant un effet quasi-hypnotique. Samir Mougas a détourné sa collection de guides touristiques anciens à destination de structures élémentaires, de volumes élégants. Les pages reproduisant une photographie sont repliées comme autant de pétales autour d’une tige en carbone - outil traditionnellement utilisé par les aéromodélistes. Selon la figure de la métonymie, chaque séquence circulaire s’attarde sur un état du monde tel que la publicité l’idéalisait à cette époque. Les parcs naturels sont impressionants, les insectes forcément curieux, les visages des autochtones révèlent une authenticité qui n’a d’égale que leur éloignement. Maintenus entre le pouce et l’index, ces paysages miniaturisés n’attendent qu’une impulsion pour s’envoler au loin... et c’est au vent qu’incombe alors la mission de rappeler leur légèreté utopique.

GUILLAUME PINARD
La Maison de Rubens
2013, livre, bois, 22,7 x 14,6 x 14,6 cm

La variété des formats et des techniques, qu’il s’agisse des derniers dessins monumentaux au fusain ou des « aphorismes » recueillis dans Un art sans destinataire, désigne chez Guillaume Pinard un comportement essentiel : il ne veut pas choisir. Il s’agit avant tout d’exposer une démonstration à la manière de ces instituteurs s’improvisant tour à tour géologue, apiculteur ou maréchal des armées. C’est toute une esthétique édifiante, une esthétique de l’argumentaire, de la preuve par l’exemple (cartes épinglées, écorchés, ludions improbables baignant dans leur formol) qui se met en action sous nos yeux. Si la proposition de l’artiste pour Les Douceurs du péché ne répond pas vraiment à la définition du livre d’artiste, s’il propose un volume qui enchantera la poussière, c’est pour soulever gaiement cette question essentielle : est-ce l’œuvre qui repose sur le livre ou le livre qui s’appuie sur l’œuvre ? Nonobstant le respect qu’il cultive pour l’œuvre Peter Paul Rubens, il n’a pas pu se résigner à ajouter une fantaisie à La maison de Rubens, ouvrage édité par la Ville d’Anvers en 1968 ; un ornement banal et visible côté cour : un échafaudage. Les architectes, les ingénieurs définitifs s’en mordront les doigts ; par cet ajout, il soulève la possibilité d’une présence invisible, d’une lecture dérobée. « Jamais il ne fallait battre les habits ni les meubles de peur de les user, mais les housser légèrement avec un plumeau. »
D.A.F de Sade, Justine ou les malheurs de la vertu

BABETH RAMBAULT
Feu la rampe
2012, 1,5 x 21,7 x 13 cm

En détournant des objets domestiques, Babeth Rambault réalise une critique douce amère de l’univers traditionnellement échu à la gente féminine (décoration intérieure, art culinaire). Dans son livre de chevet, Les choses superflues de la vie de Ludwig Tieck, elle découvre une source d’inspiration susceptible de pousser plus loin encore ces investigations quotidiennes. Lorsque les deux protagonistes du roman, désireux de se couper du monde, se résignent à brûler les marches et puis la rampe d’escalier menant à leur logis, ils matérialisent une expérience qu’on le peut qualifier d’initiatique. « Ce qui m’intéresse dans ce passage, déclare Babeth Rambault, c’est que la décision d’autarcie des personnages trouve ici son point culminant dans le geste de détruire la colonne vertébrale de leur rapport à l’expérience : la rampe. De cet élément sensément essentiel, ils font un élément superflu pour lui restituer une identité sobrement matérielle de bois de chauffage. »
Pour mettre en exergue ce passage, l’artiste a décidé de modifier la pagination du livre, la page décrivant la scène occupe l’espace de la couverture tandis que cette dernière est déplacée à l’intérieur de l’ouvrage. De cette manière, elle recompose à son goût le fil du récit. Ce choix touche alors un summum d’impertinence par lequel les inventions narratives de l’auteur sont mis en tension par le lecteur même.

NIEK VAN DE STEEG
MMP (Maison de la Matière Première) « Des Intérêts Matériels en France »
2013, grès, duralinox, bois, peinture, livres, 100 x 80 x 90 cm

Depuis Le Pavillon à Vent inauguré au début des années 1990 jusqu’à la très récente Maison de la Matière Première, Niek van De Steeg développe un ensemble de récits qui s’attardent sur les structures visibles et invisibles de l’économie politique. Pour se faire, il privilégie les rapprochements inopinés, les agencements polyphoniques (un jogger essoufflé narre l’histoire d’un site consacré à l’exploitation de l’uranium, une table dont la surface recouverte d’un rouleau de papier enregistre ad libitum les signes graphiques produits par ses usagers). Chacune de ces enquêtes s’élabore patiemment, en s’appuyant sur un ensemble d’accessoires : livres, cartes, maquettes, tableaux noirs. Ainsi, pour l’exposition au Frac Paca, l’artiste s’est-il concentré sur Des Intérêts Matériels en France - Travaux Publics, Routes, Canaux, Chemins de Fer, ouvrage édifiant rédigé par un certain Michel Chevalier, publié en 1838, ainsi que sur sa version nouvellement numérisée par la BNF. La consultation des deux documents est facilitée par un dispositif sculptural, une « machine de lecture » dont les éléments constitutifs (grès, durilanox, verre soufflé) mêlent avec surprise l’esthétique des avant-gardes russes (on songe au mobilier du Club de la Presse de l’Armée Rouge tel qu’il fut conçu par El Lissitzky) et le design post-moderne le plus décoratif.

Exposition du 27 septembre au 22 décembre 2013, au Frac Paca, Marseille.