dimanche 2 juillet 2023

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Suzanne,
les fleurs prolétaires et les formes concept-
uelles

, Denis Schmite

Karl Blossfeldt, professeur de dessin dans une école d’art appliqué de Berlin, lui, c’est dans la Nature, terme réducteur, car l’Homme s’en exclut abusivement, qu’il va rechercher la Beauté, ce qui n’est pas très original, et là l’esthétique de ce qu’il trouve a fortement à voir avec la symétrie, ce qui n’est toujours pas original, et même très franchement réactionnaire.

Ce qui l’est à l’inverse, très original, c’est sa méthode, son système. Blossfeldt a herborisé pendant plus de quarante ans, au cours de ses multiples voyages dans le bassin méditerranéen et de ses promenades dans la campagne proche de Berlin, et il a herborisé avec un appareil photographique, et non pas en se contentant de coller dans un herbier les végétaux collectés comme cela s’est toujours fait avant lui. Il ne recherche pas des espèces de luxe ou exotiques, mais des plantes ou des fleurs « prolétaires », comme il le dit lui-même, ce qui n’est plus du tout réactionnaire ça. Il procède à un examen scrupuleux des végétaux, puis il les prépare pour la photographie, c’est-à-dire qu’il les sèche, enlève les feuilles ou les pétales qu’il juge surnuméraires, les modèle, les sculpte, les étale, puis il les met en scène, avec des minuties de joailler, des délicatesses d’orfèvre.

Ce qui l’intéresse ce sont les formes pures, la géométrie de la Nature. Il réalise des gros plans en noir et blanc qu’il agrandit et il livre les tirages à ses étudiants pour qu’ils dessinent ou qu’ils s’inspirent dans leurs travaux des volutes, des spirales, des torsades, des étoiles, des ramifications multiples, des calices, en un mot de la « mécanique et des mathématiques » de la Nature. Il leur fournit comme modèles des outils de tourneur, les rameaux, à forme de forets, de prêle d’hiver ou de Cassiopée tétragone, de menuisier et de charpentier, les feuilles en vrille de la bryone blanche et du giraumont ou celles en herminette du thuya, des bâtons de chefferie, les rameaux du pavier blanc buckeye ou du cornouiller ou de l’érable jaspé, des sceptres de roi, ceux de l’épicéa ou de l’érable à nervures roussâtres, des crosses d’évêque, le scolopendre officinale ou la plume d’autruche ou la fougère ou le capillaire ou le polystic, des feuilles d’or qui ont des grâces et des retenues de jeunes filles, plante au compas, dauphinelle-pied-d’alouette, chrysanthème matricaire, verveine, bec-de-grue, une corne d’abondance dégorgeant de fleurs, sauge d’argent, clochette, loasa, centaurée, airelles à corymbes, campanule, anémone, ancolie, cardère sauvage, clématite, et de fruits, cornouiller, cotule, centaurée odorante, adonis du printemps, souci des jardins, cucubalus bacifer.

Il leur donne aussi à ouvrager des rosaces aussi belles et compliquées que celles du gothique, parnassie des marais, saxifrage aizoon, langue de chien commune, grande astrance, scabieuse colombaire, asclépiade, nigèle de Damas, ou à ciseler des réceptacles précieux, des déjà reliquaires de ce qui n’a pas encore donné naissance, capsules séminales du pavot, de l’abutilon, de la blumenbachie, des silènes coniques et noctiflore. Il veut leur rendre intelligible la géométrie complexe des inflorescences et des fructifications et il les invite à fouiller et à démêler les pelotes et les grappes somptueuses des fleurs et des fruits. Tout ceci est d’une beauté singulière, fascinante et inquiétante à la fois, comme des dentelles de bronze, comme des copaux de cuivre et d’argent, fines ciselures opérées par le ciselet de Dieu, qui a pu attirer László Moholy-Nagy, alors qu’il dirigeait l’atelier de métal du Bauhaus, ainsi que tous les architectes-décorateurs du Jugendstil car une nouvelle source d’inspiration surgissait soudain : la fausse-vraie nature. Tout est vénéneusement beau là-dedans car rien n’est vivant, mais tout est figé dans la semblance du vivant, une illusion de l’atemporalité. Blossfeldt a tué et dépecé la Nature pour en photographier les tronçons et, sans qu’il en ait eu vraiment conscience, probablement, car il estimait livrer là les archétypes de la Beauté, il a esthétisé la Mort. Il en a donné une image non seulement possible, non seulement moderne, mais aussi tout à fait désirable.

Karl Blossfeldt, Adiantum pedatum, 1928

Hiroshi Sugimoto, lui, ce n’est pas toujours dans la Nature qu’il va rechercher la Beauté, mais parfois dans les caves et les collections des universités et des musées du Japon, et les formes pures qui la caractérisent, cette beauté, il les trouve dans de ce qu’il appelle les « Conceptual forms », les formes conceptuelles, qu’il décline en « mathematical forms » et « mechanical forms », c’est-à-dire dans de vieux objets venus d’Allemagne, de Hollande et d’ailleurs, en plâtre ou en acier, ayant servi de modèles pour l’enseignement des mathématiques, de la physique et de la technologie.

Les objets scientifiques, par définition, n’ont pas de vocation artistique, mais on peut dire que, de tous temps, il y a eu interpénétration des deux champs, Sciences et Art, les unes tirant profit des avancées de l’autre et réciproquement. Par exemple, la représentation de la perspective s’est nourrie des acquis de la géométrie et les planches anatomiques réalisées par les artistes ont bénéficié aux scientifiques. La science fournit à l’Art des formes pures, soit qu’elle les puise directement dans la Nature, tel le polyèdre de Dürer qui est en fait un cristal, soit qu’elle lui en tire les équations fondamentales. Les formes mathématiques, prises de trois-quarts et en contre-plongée par Sugimoto, sont obtenues par le développement d’équations trigonométriques. Les courbes résultantes définissent des volumes qui sont saisis dans le plâtre. Ce sont des formes blanches qui se détachent sur un fond totalement noir, et par simple jeu d’ombre et de lumière, elles acquièrent le statut de sculptures : des spirales, des pyramides, des sphères, qui ont des noms un peu barbares tels hélicoïdes, onduloïdes, surfaces de révolution, à courbure constante positive ou négative, avec singularité ou non. Ce sont des formes le plus souvent parfaitement symétriques, parfaitement archétypales et tout à fait intemporelles puisqu’inscrites non seulement dans la Nature, mais également dans l’univers, une nature bien plus large que celle à laquelle se référait Blossfeldt.

Il y a aussi des mécanismes sombres, où la présence de l’humain est forte, et qui ne répondent pas aux critères de beauté classiques, puisque ce sont des mécanismes, plaque de bois et petites barres de métal qui opèrent des transformations mathématiques, et aussi des courbes qui ne définissent ni des surfaces ni des volumes, mais qui se développent dans l’espace à trois dimensions, tige de fer prise entre trois planches, ou bien encore des objets étranges et compliqués, des épitrochoïdes, cercles de métal qui roulent les uns sur les autres et qui construisent des courbes, tout cela sculptures de l’intelligence, source de la Beauté trop souvent ignorée. L’objet technique, lui aussi, peut être beau, surtout quand il n’est pas utile. Personnellement, j’ai toujours éprouvé une sorte de fascination par tout ce qui ne servait à rien, y compris et surtout les savoirs.

Les objets mécaniques photographiés par Sugimoto dans les mêmes conditions que les objets mathématiques ne répondent à aucun besoin autre que didactique, et ce sont aussi de très belles formes, mais sans symétrie aucune. Les vis, les écrous, les manivelles, les tiges filetées, les roues dentées, les bielles, les arbres à came, s’assemblent en machines ou en éléments de machines destinées à réguler le mouvement ou à le démultiplier, à contrôler la force, à la soumettre, à la dompter, mais dans un but uniquement démonstratif. Il y a aussi des formes en verre bizarre, des colonnes remplies de mercure, qui sont des pompes à vide. De la matière, l’acier poli ou rugueux, le verre lisse empli de métal liquide, davantage que de la forme, émane une espèce de sensualité brute, voire brutale.

Marcel DUCHAMP, La mariée mise à nu par ses célibataires, même (Le Grand Verre) 1915-1923
Plaques de verre, peinture à l’huile, vernis, feuille et fil de plomb, poussières, 277.5 cm × 175.9 cm Philadelphia Museum of Art

Hiroshi Sugimoto paraît vouer un véritable culte à Marcel Duchamp et il renvoie sa série des « Conceptual forms » au Grand Verre, ce qui constitue une véritable aubaine pour les commissaires d’expositions, les responsables d’institutions, les galeristes. Rien de tel que Marcel Duchamp ou, lorsque l’occasion se présente, Walter Benjamin pour étoffer un discours sur l’œuvre d’un artiste. Tous en usent et souvent en abusent.

Cependant, on ne peut nier qu’il y ait ici un principe femelle et un principe mâle, avec entre les deux une sorte de tension violente de l’ordre de la pulsion. Sugimoto se réclamant lui-même de la filiation duchampienne, la rugosité et l’inutilité des formes mécaniques ne peut que rappeler les célibataires sombres qui, pour la postérité, mirent à nue la belle mariée au corps ivoirin, les formes mathématiques. Pourquoi pas ?... En fait, après mûre réflexion… Non ! C’est un apparentement trop simple.

Sur la question de l’esthétique et le rapport au temps, il y a de réelles différences entre les formes mathématiques et les formes mécaniques, différences qui ont à voir avec la modernité et le modernisme, avec la science et la technologie. Pour l’expliquer, j’utiliserai l’image de Suzanne et les vieillards à la fois chez Le Tintoret et chez Picasso. Les formes mathématiques résument de façon parfaitement involontaire, puisque ce n’était pas leur objectif premier, la modernité sculpturale, modernité dans le sens que lui a donné Baudelaire qui pourtant confondait continûment modernité et modernisme et dont la position à l’égard de l’une ou de l’autre était en constante contradiction. Il les détestait profondément, les décriait, puis se mettait soudain à les adorer. En gros, Baudelaire dit que c’est l’Art qui confère à la Beauté, qui ne devrait être qu’éphémère, car tendancielle, son caractère éternel… Enfin ! Si j’ai bien compris, car les textes de Baudelaire ne sont jamais clairs.

On peut dire que les sculptures qui résultent du développement des équations sont intemporelles, donc éternelles. L’essence même de la Sculpture, de toutes les époques, est présente dans les formes mathématiques. La jeunesse et la beauté de Suzanne telles qu’exprimées par Le Tintoret, et nettement moins bien par Picasso, sont éternelles, même si Le Tintoret introduit dans sa composition un miroir, élément majeur de la Vanité. La science qui, comme l’Art, est un long continuum, bien que nombre de théories scientifiques se trouvent infirmées avec le temps, mais ce sont des étapes de la pensée, est toujours en devenir. La science est intemporelle. C’est une énergie. Les formes mécaniques renvoient à une technologie dépassée et c’est le seul Sugimoto qui leur donne le statut d’œuvres d’Art au travers de ses photographies. Les objets mécaniques sont des vieillards technologiques. Ils sont d’un autre temps. La technologie est la vitrine d’une époque. L’époque change et sa technologie disparaît au profit d’une autre. La technologie, c’est le modernisme éphémère, tel l’éclairage au gaz dans les rues à l’époque de Baudelaire.

Suzanne et les Vieillards, 1557, le Tintoret
peinture à l’huile sur toile (147 × 194 cm), Kunsthistorisches Museum de Vienne.

Mais, au fait, qu’est-ce que Suzanne et les vieillards ? Dans un chapitre apocryphe du Livre de Daniel, dans la Vulgate, on parle d’une jeune fille qui est en train de prendre son bain. Deux vieillards qui passaient par là s’arrêtent pour contempler sa nudité. Ils voudront même aller bien plus loin.

Le Tintoret représente Suzanne, une grasse jeune personne comme on les aimait à l’époque, sortant de son bain et qui s’essuie les pieds un à un en se contemplant dans un miroir. La scène se passe dans une forêt très arborée, ou dans un parc à la végétation luxuriante, plutôt dans un parc parce qu’il y a des statues dans le fond au milieu des arbres, avec plein d’animaux et de fleurs à droite et à gauche. Entre Suzanne et les vieillards, un buisson de roses coupé au carré, mur difficilement franchissable pour les vieux lubriques qui essayent de le contourner par les deux côtés. Suzanne est pensive, comme repliée sur elle-même. Elle admire son image ou bien, elle se dit que les choses, ses grâces grasses, ne vont pas rester longtemps en l’état. Ses riches vêtements et ses bijoux sont éparpillés sur la pelouse, mais Suzanne est toute en intériorité. Le Tintoret était un homme de grande piété qui a passé sa vie à donner des illustrations des textes sacrés, parfois sans être rétribué, comme pour la Scuola Grande di San Rocco à Venise, son œuvre majeure.

Avec Picasso, c’est différent. Suzanne, plantureuse, mais pas grasse du tout, est voluptueusement étendue sur son lit, les bras croisés sous sa tête. Pas question ici de bain purificateur ni de repli chaste sur soi. C’est une véritable prostituée aux jambes gainées de bas à rayures qui s’offre au regard des vieillards, un blanc et un noir, qui la contemplent avec concupiscence depuis la petite fenêtre qui donne directement sur sa couche.

Picasso était un artiste bourgeois, avec les lubies sexuelles de sa classe, qui pissait véritablement la peinture et qui a passé la sienne de vie à gagner plein d’argent. L’image qu’il livre de Suzanne est une image fabriquée par un voyeur pour les voyeurs. Elle n’est dotée d’aucune intériorité, comme à peu près toutes les images créées par Picasso. Le Minotaure n’était en fait qu’un vieux et pitoyable satyre, et il devait bien le savoir du reste, qui utilisait son indéniable puissance créatrice pour faire croire à sa puissance sexuelle, comme si on lui avait demandé de prouver quelque chose à celui-là. La Suzanne du Tintoret, vierge en attente peut-être de noces mystiques et qui pour ce faire se serait délestée de ses bijoux avant le bain purificateur, est immortelle, tandis que Picasso n’est que le plus sombre et le plus paillard des deux vieillards.

Et si Duchamp, avec La mariée mise à nu par les célibataires même, avait voulu donner sa propre version de Suzanne et les vieillards ? La broyeuse de chocolat représenterait alors la pulsion sexuelle, la libido, des Neuf moules Mâlic, les célibataires ? On peut dire que La Mariée de Duchamp a fait causer et ça continue. Une aubaine pour les commissaires d’exposition, les directeurs d’institutions, les galeristes. Il y a peu, je ne sais plus où ni qui, mais peu importe, il y en a encore qui disaient Bon ! S’ils ont mise nue la mariée, les célibataires qu’est-ce qu’ils vont faire avec la broyeuse de chocolat ?... Ben… Se remplir les moules, évidemment, qui se déchargeront ensuite dans ou sur la mariée. Donc, pour ses propres images, Sugimoto avait dans l’esprit l’image de Duchamp qui s’était peut-être inspiré de l’image du Tintoret. Illusion d’une illusion, d’une illusion.