mercredi 1er mars 2023

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Si de deux choses l’une

, Marie Barbuscia

Initialement, rien ne prédisposait à parler du masque comme d’un second visage, comme le montre l’exposition intitulée "Persona", à la galerie Les Filles du Calvaire.

Si de deux choses l’une,

Elles ne font pas unanimement : Un.

©Katinka Lampe, 2415224, en 2022, huile sur lin, 240 x 150 cm, Galerie Les Filles du Calvaire, photo réalisée par l’auteur

Oui, le titre est un conteneur agissant pour sa sauvegarde et l’art n’est pas sans se jouer de l’assignable légende. Nous pouvons nous trouver comme esseulés face à une œuvre dépourvue d’emballage, celle du mystique donné « sans titre » que nous pourrions paradoxalement qualifier de titre tant il faut bien combler le vide que laisse une absence de mention. Or, en se refusant à une dénomination, elle n’en force pas moins le regard à devenir sa seule mémoire.

Plus rares pourtant sont les audacieux qui osent titrer leurs expositions par la voix négative. On se souvient de « SANS » de Jean-Louis Poitevin, titre à demi-mot d’une exposition qui posait le constat que la honte avait cessé de tenir en laisse - les personnes au sens kantien - par la morale. Pis encore, elle indiquait que certains - les sans-hontes - se refusaient d’avoir une responsabilité singulière dans les affaires du commun. Cette dissociation qui n’a depuis jamais achevé d’être suspendu au système érigé de l’ordo-libéralisme, prônant l’individualisme, sera interrogé sous une palette de couleurs nouvelles, à la lueur du distinguo individu / personne que nos semblables mettent honteusement en équivalence. Si de deux choses l’une, elles ne font pas unanimement : Un.

À la galerie Les Filles du Calvaire, l’exposition intitulée "Persona" ne trompe personne même quand elle se réfère à une bien mauvaise étymologie latine du mot qu’elle entend illustrer. En effet, Persona ne dérive pas de « personare » qui signifie « résonner » [1] mais provient plutôt de prôsopon désignant en grec à la fois le visage et le masque scénique. Il n’en demeure pas moins que le masque joue un rôle dans l’amplification [2] au niveau sonore de la Persona. Le masque en lui-même intègrera d’ailleurs au fil de ses évolutions, la technicité de la dissimulation, pour accentuer la « phoné » de l’acteur qui était déjà soulevée par l’acoustique maîtrisée des théâtres antiques. Le masque est tout aussi un moyen détourné de faire caisse à résonance d’une Persona à travers la duplicité de la voix. Deux voix en une seule : celle enfouie dans le sujet doté de sa propre subjectivité, et celle là même qui est trafiquée dans l’interprétation objectivée qui lui est attribuée.

Initialement, rien ne prédisposait à parler du masque comme d’un second visage. Au sens où les masques, empreints de religiosité, n’étaient qu’un simple maquillage exécuté à la craie lors des rituels dionysiaques. À l’époque classique, les masques ont su revêtir polychromie et forme. Les premiers furent épais et malcommodes tant et si bien qu’ils atténuaient la voix des récitants [3]. Le théâtre amena avec lui son vestiaire de masques, du tragique au comique, capable d’exprimer grossièrement la formule endossée par l’acteur. Le glissement était en train doucement de s’accomplir du masque au personnage, et du personnage à l’acteur lui-même . On aimera se souvenir de ces lentes transformations car le masque est paradoxalement ce qui annihile le sujet (l’individu derrière l’acteur) et ce qui l’affiche en tant que personne ayant une unicité de rôle à tenir sur scène [4].

Dans son plus simple appareil, l’histoire de l’art regorge d’illustrations posées de postures afin de rendre une lecture immédiate des inclinations des personnes projetées. On charge donc LE TRAIT de caractère de dresser le personnage d’une personne - et non pas d’un individu. En guise d’exemple, les dessins préparatoires de Charles Le Brun.

Par la précision du dessin, les complexions tordent le corps d’un homme en prise à plusieurs états. Tour à tour, les personnages se succèdent avec sa pantomime d’humeurs : le colérique, le sanguin, le mélancolique, le flegmatique prendront place et il ne restera qu’au privilège des yeux, le soin de les entendre :

Source © RMN-Grand Palais - Photo Franck Raux, Les quatre complexions de l’homme vers 1674, Charles Le Brun, INV 29794, Recto. En dépôt Musée National du Château de Versailles.

Force est de constater que « Persona » revêt un caractère artificiel et que de cette illusion, rien n’est dit sur le rôle qu’il tient. Il est cependant tout à chercher dans les œuvres exposées qui mettent en tension l’entité et l’identité. L’entité faisant de la nature d’un individu « une personne » alors que l’identité désigne dans « la personne », l’individu lui-même. On est à un article près de comprendre combien les mots ont un sens et de voir aussi combien notre société est obsédée par sa petite personne.

L’exposition « Persona » dépasse le champ du marketing dans lequel l’usage de ce mot aurait la fâcheuse tendance de l’enfermer en s’ouvrant sur les multiples définitions qu’elle recoupe. En informatique que ce soit à travers le jeu vidéo ou un lieu virtuel de sociabilité, « Persona » prend l’apparence de l’avatar, ce personnage virtuel que l’utilisateur choisit pour le représenter graphiquement comme pour lui donner pleine procuration de lui-même.

L’avatar qui nous touche du regard est celui qui a troqué sa dimension spectrale pour se réfugier dans la matière, celle-là même qui habille du pinceau, une chair de suggestion. La « Persona » ici représentée par la peinture - et non pas par la sainte photographie - est peut-être la plus proche de la définition de l’individu dans son essence, de sorte qu’ils échappent tous deux à toute dénomination. Ils admettent ensemble l’aléatoire et le contingent. La personne s’échappe, entraînant avec elle, l’artiste en cavale.

©Jérémie Cosimi, Métamorphoses IV, 2021, Huile sur toile, 230 x 170 cm – Galerie Les Filles du Calvaire, photo réalisée par l’auteur

Dans le domaine du marketing, « Persona » recoupe les caractéristiques d’un groupe en une personne fictive à qui on assigne une série d’attributs. L’objectif étant de jouer des fléchettes pour toucher sa cible en plein cœur. Ceux qui conçoivent ce service et ceux qui font commerce de la conception de ces produits visent à les positionner au plus près des individus. Cela ne laisse aucune consolation face à la consommation, et à force de cerner si près des yeux les individus, ils sauront confondre désir et besoin.

© Sungi Milengeya, Vibration, 2022, acrylique sur toile, 150 x 220 cm, photo réalisée par l’auteur

Entre le visible d’une personne et son double, l’image du sujet est triple pendant son sommeil. Et si le titre est inscription, le rêve sait se désinscrire du titre :

Ceux qui ne s’en souviennent jamais en font,
Oiseaux de jour, Grande gueule de nuit.
Apparition cernée au seuil, l’esseulé lit,
L’image-palimpseste,
Sans titre.
Sans inscription.
Rêve.
Sauter le coq et l’âne,
Sommeillant d’inconscience,
Drap dérobé à la porte du désir.
Disparition dès l’énoncé.

Notes

[2Le terme d’amplification utilisé est redevable à l’usage qu’en donne Hervé Bernard. Il est vrai qu’au fil du temps, les progrès techniques vont grandement améliorer l’amplification derrière le masque afin de donner voix de prestance à l’acteur qui s’y cache.

[3Sur le contexte en Grèce antique, les divers usages de « Persona » et l’histoire du masque à l’antiquité, on est redevable à Maurice Nédoncelle. Prosopon et persona dans l’antiquité classique. Essai de bilan linguistique. In : Revue des Sciences Religieuses, tome 22, fascicule 3-4, 1948. pp. 277-299.

[4Pour approfondir la fonction essentielle du masque, un conseil de lecture "le apparenze sociali : una filosofia del prestigio" de Barbara Carnevali. "le masque est objet d’ambiguïté par excellence car il montre en cachant". Selon la philosophe, le masque et son soupçon est ce qui vient enrichir l’apparence sociale, au sens, que sans lui, les êtres n’auraient rien à voir.