lundi 1er décembre 2008

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III - Martin Heidegger

Le statut de l’image dans "L’époque des « conceptions du monde »"

, Jean-Louis Poitevin

Si je vous ai proposé ce texte de Martin Heidegger, c’est que j’en ai trouvé dans le livre de Peter Sloterdijk, Le palais de Cristal, une longue citation et elle concernait l’image. Certes, dans un sens qui n’est pas celui auquel nous nous référons ici le plus souvent, celui d’image matérielle, mais néanmoins dans une acception qui peut nous permettre de faire le point sur ce que nous avons inventorié au cours de ces trois années.

En effet, le terme d’image apparaît ici comme l’élément central d’une expression allemande, celle de Weltbild, qui se traduit par conception du monde et pourrait aussi se traduire par image du monde.

Il s’agit pour Martin Heidegger de cerner l’existence d’une sorte de mode de pensée déterminant à la fois les conditions de possibilité et les conditions de réceptivité de son propre fonctionnement, mode de pensée pour lequel le mot image joue un rôle qui se rapproche plus peut-être du dessin ou d’une carte générale du pensable que d’une image au sens par exemple d’une photographie.

Cependant, le lien fait par Martin Heidegger entre image conçue et image matérielle mérite qu’on y prête attention.

L’enjeu des pages 80 et 81 du texte est bien de déterminer de manière décisive ce qu’il en est du Bild, de l’image, de cette image « conçue », comme le signale le texte français.

Et cela à partir de cette remarque qui situe la question de l’image au cœur d’une réflexion sur l’histoire de la pensée : « que le Monde comme tel devienne image conçue, voilà ce qui caractérise et distingue le règne des Temps Modernes. » (op. cit., p. 80)

Nous nous retrouvons au cœur d’une articulation qui nous est familière, celle qui voit dans notre époque un moment nouveau dans l’histoire, voire même dans un découpage temporel plus vaste puisque l’on parle de post-histoire pour caractériser ce moment de l’évolution de l’humanité où les repères qui fondaient l’histoire, la conscience et l’écriture comme vecteur de transmission et de partage de la connaissance, semblent céder leur place aux images et faire naître un psychisme nouveau et pour le moins clivé.

Nous allons donc tenter de déplier ce texte en deux temps. D’une part, il semble nécessaire de rappeler avec précision ce que dit Martin Heidegger et comment il pose ses questions, et d’autre part il me semble inévitable de reprendre ses arguments sous un autre angle en introduisant dans notre lecture des données nouvelles qui nous permettront de déplacer un certain nombre de lignes et de redessiner la carte de notre « conception du monde ».

I

Dans ce texte écrit en 1938, plus de dix ans après Être et temps et à une époque pour le moins troublée, Martin Heidegger poursuit sa méditation sur les modes de manifestation de la vérité comme dévoilement et bâtit de nouveaux édifices pour étayer sa thèse centrale sur la métaphysique occidentale.

Cette thèse est relativement simple dans son énoncé : « Il y a un parallélisme entre l’essence de la technique moderne et l’essence de la métaphysique moderne ou plutôt une identité profonde, l’une étant le visage de l’autre ou l’un de ses visages. » (op. cit., p. 69)

C’est sans doute le mot moderne qui importe ici en ce qu’il indique une sorte de pli dans le mouvement de l’histoire, d’une histoire qui reste sur certains points marquée par une sorte de continuité.

Pour Martin Heidegger, il s’agit de mettre au jour un plan second par rapport à celui de l’histoire événementielle, plan qui permet de déplacer les évidences quant à la manière de penser l’articulation entre les choses. On le sait, ce qui caractérise sa manière de penser sur ce point consiste à renverser notre approche immédiate.

Il se produit en effet un double mouvement dans l’histoire de la pensée : d’une part, la science moderne se révèle avoir la même essence que la métaphysique moderne et d’autre part cette même science est emportée dans un mouvement dans lequel « elle prend possession de la plénitude du déploiement de sa propre essence. » (op. cit., p. 77)

Deux plans ne cessent de glisser l’un sur l’autre, le second faisant retour sur le premier en constituant une sorte de pli.

Ce décalage entre ces deux plans ou plutôt ces deux aspects d’un même déploiement, ce pli donc, est cause du trouble et de la non-visibilité de cette identité d’essence autant que de l’erreur où nous nous tenons, pour Martin Heidegger, quant à l’interprétation à faire de ce qui arrive.

En effet, on a tendance à déduire cette essence de la science moderne des formes à travers lesquelles elle se manifeste et donc à prendre le résultat pour la cause, lors même que c’est une démarche inverse que nous propose de faire Martin Heidegger, remontrer vers la détermination de l’essence, c’est-à-dire de ce qui a rendu possible une pensée de l’étant comme objet calculable et de l’homme comme sujet calculant afin de saisir le trajet même du déploiement des temps modernes à travers ses différents modes.

A. Les temps modernes

Ce n’est pas le film de Charlie Chaplin que je vais commenter, encore qu’il y aurait sans doute quelques points communs à extraire d’une comparaison.

Les temps modernes se manifestent pour Martin Heidegger à travers cinq phénomènes que nous connaissons bien mais que nous ne mettons pas toujours en relation les uns avec les autres.

Le premier, c’est la science.
Le second, c’est la technique mécanisée.
Le troisième, c’est « l’entrée de l’art dans l’horizon de l’esthétique ».
Le quatrième, c’est « le fait que l’activité humaine soit comprise et accomplie en tant que civilisation » (kultur).
Le cinquième, c’est le dépouillement des dieux, en d’autres termes « l’état d’indécision par rapport à Dieu et aux dieux ».

Il s’agit de comprendre à la fois comment cela arrive et ce qui fait que cela arrive, cette mutation dans la pensée et dans l’idée que l’on se fait du « monde ».

Mais, justement, tout tient dans ce constat que fait Martin Heidegger, à savoir que c’est notre époque qui pense en termes de conception du monde, de Weltbild. Avant, une telle dénomination aurait été impossible. C’est à partir de ce point que l’on peut, en quelque sorte, tirer le fil qui va nous conduire à cette analyse de l’image comme élément déterminant de cette époque moderne.

La question qui se pose inévitablement est donc de tenter de comprendre ce que ces manifestations de la modernité ont en commun. En d’autres termes qu’est-ce qui a été déterminant dans le déploiement de l’histoire de la pensée au point d’affecter l’ensemble des productions humaines et des manifestations de la présence de l’homme et finalement la manière même dont il pense et le monde et sa présence au monde ?

Si pour Martin Heidegger un lien existe entre la métaphysique telle que les Grecs l’ont inventée, et la métaphysique moderne, c’est bien dans le fait que la modernité comme les époques qui la précèdent, se manifeste à travers une sorte de positionnement vis-à-vis du monde, c’est-à-dire de l’étant.

Ainsi du partage parménidien entre être et étant à la position de la science moderne vis-à-vis de la nature, se trace une ligne continue, mais, dans le même temps, il faut constater qu’elle a connu des plis particuliers délimitant en quelque sorte les grandes époques de son déploiement.

Dans ce texte, Martin Heidegger ne va pas s’intéresser à l’ensemble des cinq points qu’il a énoncés, mais bien à celui qui, pour lui, donne le ton général à cette époque moderne et en constitue le trait principal, les autres venant se positionner par rapport à lui et se glisser dans cette posture qui les englobe.

C’est donc bien à partir de ce plissement évoqué page 71, qu’il faut tenter de comprendre l’essence de la science moderne.

En effet, il y a bien continuité mais aussi rupture ou mutation, la différence n’étant pas seulement de degré mais bien de position par rapport à l’étant en général.

B. La recherche, essence de la technique moderne

Avant donc de revenir sur la source grecque, Martin Heidegger part du trait majeur de la science qui pour lui est donc la recherche.

À partir de cette affirmation apparemment péremptoire, Martin Heidegger développe une analyse particulièrement fouillée. Mais d’une certaine manière, ce qui caractérise la recherche tient en une seule et unique chose, en un positionnement particulier de l’homme vis-à-vis de la nature ou si l’on veut de tout ce qui existe, de l’étant en général donc.

Ce positionnement « s’accomplit par la projection dans une région de l’étant, par exemple la nature, d’un plan déterminé des phénomènes naturels. » (op. cit., p. 71)

Un tel positionnement est pour nous simple à comprendre Nous le pratiquons en permanence et en tout cas nous savons qu’il est notre mode de fonctionnement général.

Mais comment un tel positionnement a-t-il été rendu possible ? Car il ne va pas de soi. Comment est-on passé d’une conception grecque de la nature à une conception moderne ?

Il a fallu que l’homme découvre qu’il était capable à partir de lui-même d’inférer, voire de prévoir, de prédire donc ce qui pouvait advenir dans tel ou tel domaine de la réalité matérielle.

Mais cela ne date pas d’hier que l’homme sache construire une maison de telle manière que le toit ne s’écroule pas.

Il y a quelque chose de nouveau et d’inédit dans cette capacité à prévoir. C’est qu’elle est liée au calcul et qu’elle ne constitue plus une attente de l’homme vis-à-vis de ce qui arrive ou advient – et qui ne dépendait pas de lui ou pas que de lui, mais par exemple de ce que l’on appelait les dieux – mais bien l’horizon et le cadre dans lequel les choses, les phénomènes, sont attendus.

Plus que d’être attendus les phénomènes sont en quelque sorte « appelés » par le plan, le calcul, les prévisions, ils sont convoqués par le plan à venir se confronter aux prévisions.

Ouverture, lien, calcul, et surtout projection, comme nous allons le voir, c’est ce point qui est essentiel, car il est la forme que prend dans le fonctionnement subjectif, dans le fonctionnement de la pensée, le mouvement même par lequel se met en place cet appareil de capture que constitue la prévision calculante.

La grande question, c’est précisément la manière dont est rendue possible la mise en place de cette projection calculante.

Martin Heidegger met cela sur le compte d’une mise en relation entre les ta mathemata, « ce que l’homme connaît déjà d’avance lorsqu’il considère les choses » (op. cit., p. 71) et les nombres.

C. La question du mouvement

En fait, comme il prend soin d’y insister, la question se joue autour de la définition du mouvement.

Et ce changement de statut du mouvement se fait en référence à la pensée grecque pour laquelle le mouvement est inscrit dans la relation entre le corps et le lieu et que chaque chose est attirée par le lieu qui lui est propre, ce qui laisse donc entendre que les choses légères montent parce qu’elles sont attirées vers le haut et que les lourdes sont attirées vers le sol, vers la terre, et tombent.

Dans la pensée scientifique moderne, le mouvement est lié au changement de lieu et il est calculable, car on sait que chaque chose est soumise à des forces elles-mêmes calculables et qui déterminent les changements de lieux des choses.

Comme le fait remarquer Peter Sloterdijk, dans Le palais de cristal, ce n’est qu’à partir de la découverte concrète de la rotondité de la terre qu’il est avéré que les corps peuvent revenir à leur point de départ et que leur mouvement n’est donc pas lié à un lieu mais aux trajets possibles entre des points répartis dans l’espace clos de la planète ronde. Cette calculabilité est bien ce qui rend possible la détermination des choses comme corps en mouvement dont on peut prévoir la position, la trajectoire et la vitesse dans l’espace.

Comme le montre Martin Heidegger, c’est en effet cette manière d’envisager les choses qui conditionne l’exactitude, c’est-à-dire de penser les choses comme étant saisissables dans leur être propre par le calcul, qui fait de la recherche et de la science le domaine porté par l’exigence d’exactitude. (op. cit., p. 72-73)

Dès lors, tout ce qui n’est pas saisi par le calcul prend une place seconde, voire secondaire. C’est bien en cela que le trait dominant d’une époque se manifeste, non pas qu’il annule, abolit ou efface ce qui précède, mais en ce qu’il transforme les relations internes au fonctionnement psychique et à celui de la connaissance et en ce qu’il change le jeu des priorités et la domination d’un aspect sur un autre.

Le changement de statut de l’étant se manifeste en ce que la science ne s’intéresse qu’à des faits c’est-à-dire qu’elle transforme tout ce qui existe en fait et que le reste si l’on veut n’existe pas en tout cas pas de manière essentielle mais seulement secondaire, un peu comme un ensemble de jeux pour enfants, de divertissements pour adolescents attardés.

D. L’accès à la représentation comme expérience

L’élément essentiel de l’argumentation de ce texte, et qui est aussi le plus important pour nous, c’est bien le concept de représentation et son rôle dans ce dispositif qui se met en place avec la science moderne.

Ce que cherche à montrer Martin Heidegger, c’est bien qu’il y a une sorte de parenté profonde, voire d’identité entre le processus mental de type scientifique qui est rendu possible par ce qu’il nomme la projection ou la projection calculante et la représentation.

Mais que représente-t-on ? Car la représentation n’est pas d’abord une disposition du sujet, elle est au contraire un effet du calcul qui impose au sujet de devenir subjectum. Le sujet va se conformer à cette exigence, va devenir l’instance susceptible de répondre à cet appel particulier. Le sujet devient l’instance au-devant de laquelle les choses vont venir se présenter sous la forme de mouvements captés et fixés par et dans des tableaux de calculs prévisionnels tout en voyant préservé leur statut de mouvement et de choses en mouvement. Et ce travail de capture et de calcul, c’est ce qu’il appelle expérience.

C’est ce qui confère au sujet comme étant sa dimension propre, l’expérience, c’est-à-dire encore une fois la projection d’un plan déterminé au sujet des choses et la vérification de la présence des choses à travers l’enregistrement de leur passage pourrait-on dire.

Mais revenons au texte. Martin Heidegger écrit page 74 : « Proposer une expérience signifie : représenter une condition d’après laquelle un ensemble de mouvements peut être suivi dans la nécessité de son déroulement, c’est-à-dire : peut d’avance être rendu apte au contrôle du calcul. »

Ce qui importe ici c’est l’expression « représenter une condition ».

Le quelque chose qui est au cœur de la représentation comme son « sujet » et son principe même, n’est pas une chose de la réalité. Représentation ici ne signifie pas copie de la réalité, fidèle ou non, mais bien traduction d’un élément abstrait dans un appareil de capture.

La représentation est le fait même de saisir sous la forme d’un objet mesurable quelque chose qui n’est pas pensé comme une chose, mais rapporté, pour pouvoir être défini par la pensée, ou si l’on préfère par la raison, comme cette chose, aux mesures auxquelles il répond ou non d’ailleurs, comme si ne restait comme ultime possibilité, déjà, que oui ou non.

« L’expérience, c’est le procédé, porté et guidé, en son plan et en son exécution, par la loi hypothétique afin que se produisent les faits confirmant la loi ou lui refusant cette confirmation. » (op. cit., p. 74)

E. Procédé appareil et photographie

Expérience, représentation et conditionnalité, c’est-à-dire établissement d’un plan de contrôle par le calcul, sont les trois termes qui définissent la modernité.

Mais cela détermine quelque chose de plus.

Outre le passage de l’obéissance à la règle, à la soumission, à la loi, outre le passage de la conception de « la vérité de la foi, ce tenir pour vrai la parole de l’Écriture et le dogme de l’église », à la connaissance médiévale qui discuta ces paroles et ces dogmes, puis à l’observation des choses elles-mêmes, ce que la modernité invente, c’est « le procédé, essentiellement différent dans son genre, de la confirmation de la loi dans le cadre et au service d’un projet exact de la nature ». (op. cit., p. 74)

C’est le terme de procédé qui doit attirer notre attention. En effet, sans forcer les mots, on peut dire qu’ici, c’est une sorte de définition d’un dispositif que nous livre Martin Heidegger, d’une définition qui pourrait être appliquée sans aucune difficulté à la photographie. En effet, avec l’appareil photographique nous nous trouvons devant une sorte de matérialisation du projet de la technique moderne qui de plus inclut de manière tout à fait évidente pour nous aujourd’hui les dimensions de la croyance et de l’aveuglement qui lui sont co-essentielles.

Le dispositif photographique comme le nomme Jean-Marie Schaeffer est composé de deux éléments selon la définition traditionnelle, « un système optique de production de l’image et un procédé chimique d’inscription de l’image ».

Entendons un système de capture et un système de reproduction, ou encore un filtre qui absorbe et un autre qui restitue.

Ce qui nous importe ici, c’est la double croyance, au sens de tenir pour vrai, en l’exactitude de l’image photographique et en sa puissance autopoïétique.

On se souvient de ce passage de Fox Talbot : « Cet appareil, la chambre noire, armé de papier sensible, fut sorti par un après-midi d’été et placé à environ cent pieds d’un bâtiment favorablement éclairé par le soleil. Une heure ou deux plus tard j’ouvris la boîte, et je trouvai dépeinte sur le papier, une représentation très distincte du bâtiment [...]. Pendant l’été 1835, je fis un grand nombre de représentations de ma maison à la campagne qui est bien adaptée à ce projet à cause de son architecture ancienne remarquable. Et je crois que ce bâtiment est le premier qui ait jamais été connu pour avoir dessiné sa propre image. » (in La naissance de l’idée de photographie, François Brunet, p. 136).

Ce qui apparaît comme une sorte d’aveuglement volontaire trouve dans la présentation de Martin Heidegger du procédé de la science moderne une sorte de confirmation principielle.

« Dans les sciences historiques aussi bien que dans les sciences naturelles, le procédé vise à représenter ce qui est constant (beständig) et de faire ainsi de l’histoire un objet (gegenstand). » (op. cit., p. 75)

On pourrait dire que la photographie va elle aussi à sa manière représenter ce qui est constant et faire de la réalité, des choses en général et de chaque chose en particulier, ou de l’étant dans sa totalité, un objet, c’est-à-dire un quelque chose qui se tient devant qui se présente et se tient devant lui, à portée de sa main, à portée d’un regard familier, celui que l’on a sur les choses que l’on peut prendre dans sa main et observer en détail avec ses yeux directement. C’est cela, cette intense proximité doublée d’une distance incommensurable, qui sans doute a permis que l’appareil soit nié, à savoir qu’il n’est plus « nécessaire » au moment de la vision, de la lecture du résultat qu’est l’image photographique.

Il en va de même, jusqu’à un certain point, pour l’ordinateur qui à présent offre la possibilité de voir les images de toutes sortes y compris celles, faites avec des appareils qu’il fallait avoir entre soi et l’objet à observer que sont jumelles, microscopes et télescopes.

L’expérience comme vecteur rendant possible la constitution du sujet et la pensée comme « rétro projection auto-poïétique » voient dans la photographie une sorte de confirmation et aussi d’exemple et de modèle parfait de leur mode de fonctionnement et de leurs présupposés comme de leurs résultats.

F. Auto-poïèse et auto-immunité : la représentation comme processus de sécurisation dans la pensée

Poursuivant son analyse du phénomène qu’est la science moderne, Martin Heidegger pointe la nécessité où toute science se trouve de se constituer en institut, c’est-à-dire d’organiser la recherche de manière à la fois collective et consensuelle, non pas à partir de projets particuliers, mais bien comme mode de fonctionnement visant à rassembler et exploiter les résultats des recherches d’une manière telle qu’ils puissent être retravaillés indépendamment de ceux qui les ont menées.

Ce que pointe Martin Heidegger dans cette institutionnalisation de la recherche, c’est ceci : « Le procédé qui conquiert les différents secteurs d’objectivité ne fait pas qu’amasser des résultats. Il se réorganise plutôt lui-même, à l’aide de ses résultats, pour une nouvelle investigation [...], car, ajoute Martin Heidegger, « au cours de ce processus le procédé de la science se fait toujours encercler par ses résultats. » (op. cit., p. 76)

Cette auto-organisation forcée est comme oubliée ou du moins occultée comme caractère essentiel du procédé (ou du dispositif comme on le dirait aujourd’hui). Elle est de plus tout à fait parallèle à la fois à celle qui se met en place dans le fonctionnement de la subjectivité moderne née avec Descartes, à travers la prise en main du psychisme par l’opération de réflexivité comme preuve et instrument de contrôle du pensable sur le pensé, du voyant sur le vu, et avec l’occultation du rôle de l’appareil dans la mise en place des discours définissant la photographie.

Il y a à la fois un processus qui échappe à la maîtrise des individus et qui au contraire les contraints à s’adapter à lui et un processus qui en tant que tel constitue une sorte d’immunité contre le risque psychique d’avoir à assumer en tant qu’individu la responsabilité de ses recherches et de ses découvertes. Mais plus encore que l’individu, c’est le processus même de la recherche qui se trouve ainsi sécurisé.

« Que se passe-t-il dans l’extension et dans la consolidation du caractère institutif (institutionnel dirait-on aujourd’hui) des sciences ? Rien moins que la sécurisation (Sicherstellung) de la primauté du procédé sur l’étant (nature et histoire) qui dans la recherche, devient alors objectif. » (op. cit., p. 77)

Cette sécurisation est celle du procédé, pas du résultat. C’est ce sur quoi insiste Martin Heidegger, c’est-à-dire sur le principe de base qui constitue l’essence de la science.

G. Le triple visage de l’objectivation

« Le véritable système des sciences réside donc dans la synthèse du procédé avec l’attitude à prendre quant à l’objectivation de l’étant, cette synthèse résultant chaque fois de la planification de l’étant visé. » (op. cit., p. 78)

Ce qu’il fait entendre dans cette « description », c’est bien le double mouvement de nécessaire réflexion, le premier est impliqué par les procédés et le second agit rétroactivement, c’est-à-dire de manière réflexive, sur les psychismes de ceux qui les mettent en place et en font l’objet et le support de leur travail.

Anticipation et arrêt sont les deux moments de ces calculs anticipateurs au sujet de la nature et de l’histoire. Anticipation et arrêt sont aussi les deux moments de la photographie, au sens de choisir un sujet et réaliser la prise de vue.

Mais il y a plus. Le sujet lui-même va poser les bases de la vérité à partir et en fonction de cette réflexivité. C’est le sens que donne Martin Heidegger aux Méditations métaphysiques de Descartes. En effet, le même mouvement DOIT emporter l’étant qui est soumis au dispositif de la connaissance scientifique et le sujet qui a recours à cette modalité de la connaissance pour appréhender les phénomènes.

« Strictement parlant, il n’y a science comme recherche que depuis que la vérité est devenue certitude de la représentation. » (op. cit., p. 79)

Ainsi, ce qu’énonce Martin Heidegger, c’est le fait que ce que l’on nomme représentation constitue en quelque sorte l’aboutissement et la forme accomplie de ce mouvement complexe constitué par un double mouvement de retour réflexif, celui du procédé sur ses résultats, retour qui implique celui du sujet calculant sur ses calculs. En effet, représenter, c’est à la fois « faire venir devant soi tout étant de telle sorte que l’homme calculant puisse en être sûr (sicher) et certain (gewiss on dirait « conscient »). » (op. cit., p. 79)

Ce mouvement parallèle et complémentaire de changement des modalités de la saisie de l’étant par la science et de la saisie de soi par l’homme ne peut s’accomplir que par la constitution de ce plan intermédiaire sur lequel ces deux changements se rejoignent et se lient, la représentation qui ici prend le nom de conception du monde.

En effet, il faut remarquer tout d’abord que cette expression a un caractère légitimant qui n’est en fait qu’une forme d’auto-légitimation.

C’est sans doute ce caractère de cercle vicieux que vise à la fois à briser et en fait à décrire à partir de ses conditions de possibilité ce texte de Martin Heidegger. Mais ce cercle vicieux pourrait aussi être compris comme le schéma général de ce que j’appelle la conscience entendue comme dispositif complexe intégrant précisément les effets en retour des procédés et des dispositifs mis en œuvre pendant ces derniers siècles pour appréhender la réalité et dont les appareils sont à la fois le moyen, le résultat et le vecteur de mutation.

II

H. Conception du monde et dispositif de la conscience

Nous en arrivons enfin au passage important que Peter Sloterdijk citait et que nous allons analyser en détail.

Nous avons déjà relevé deux éléments, ou deux mécanismes si l’on préfère, qui participent de ce dispositif : la projection et la sécurisation. Ces deux mécanismes sont liés au fait de poser devant soi et de prendre en considération à partir de ce point de vue, ce qui a été rendu disponible par cette projection et de le rapporter à soi, ce soi étant compris comme le dispositif qui à la fois établit le plan, projette, recueille et analyse les données avant de relancer les dés en quelque sorte.

N’est-ce pas ce à quoi chacun de nous continue de s’adonner aujourd’hui de manière privée, ce comportement étant la suite de l’offre de ces données issues de la recherche et mises à disposition de tous sur internet, pour dire vite ?

Ne sommes-nous pas tous des chercheurs dont l’individualité s’efface devant les données et les principes de la recherche ?

Mais revenons à la question de la conception moderne du monde. À ce moment du texte Martin Heidegger rassemble l’ensemble de sa réflexion et tente de lui donner une dimension plus générale tout en la faisant rayonner à partir d’un point essentiel : l’image.

En effet conception se dit Bild en allemand, c’est-à-dire image.

Alors de quelle image parlons-nous ? Telle est bien la question à laquelle il est nécessaire de répondre. La réponse va conditionner l’ensemble de la réflexion.

Il faut d’entrée de jeu ici sauter à la fin de ce passage et écouter ce que dit Martin Heidegger à propos de la modernité. Il analyse un aspect bien connu de cette modernité depuis Baudelaire au moins, le nouveau. Rappelez vous la fin des Fleurs du mal, les tous derniers vers du tout dernier poème, Le voyage, « Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ? Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau ! »

« Être nouveau : voilà qui appartient au monde devenu image conçue ». (op. cit., p80)

Mais alors qu’entendre par image conçue ? Je crois que cette traduction nous met sur la voie. Le terme de conçu montre bien qu’il s’agit d’une image formée, forgée par l’homme, par la pensée en tant que puissance autonome non guidée par une puissance extérieure, un dieu par exemple ou par la puissance rectrice d’une sensation ou d’une perception directe et qui serait de ce fait directement traduite mentalement.

Il s’agit donc d’une image qui précède le vu ou le voir. D’une image qui en quelque sorte n’a rien à voir avec la vue ou la vision, ni avec la perception mais qui en tant que telle, à la fois par le processus de sa formation et par son statut, détermine la perception. On se retrouve donc ici à un niveau qui ressemble de très près à ce que dit Jean-Pierre Changeux des objets mentaux qu’il nomme lui concepts, dans son livre L’homme neuronal, aux pages 174 et 204.

Mais ceci ne nous explique pas comment se met en place une sorte de système généralisé dans l’histoire même des hommes et plus encore un renversement complet de perspective, au sens où une certaine conception de la relation entre être et étant, entre homme et chose, entre hommes et monde devient dominante et partagée par tous ou du moins imposée à tous.

Revenons sur l’analyse de Martin Heidegger.

« Le monde est la totalité de l’étant dit-il [...]. L’image fait penser à la reproduction de quelque chose. Un Weltbild serait alors comme un tableau de l’étant dans sa totalité. » (op. cit., p. 80)

L’enjeu, comme toujours chez Martin Heidegger, c’est de remonter vers ce qui conditionne, ce qui donne forme, ce qui rend possible une pensée. Et en ce sens le mot image dit plus que représentation au sens de tableau. Il s’agit d’un processus noétique d’un type particulier, d’un aspect du fonctionnement mental et psychique qui semble s’imposer comme la norme.

Ainsi remonte-t-on de la représentation au « geste » même qui la constitue, celui de tenir quelque chose devant soi comme étant la modalité même de sa saisie conceptuelle et perceptive.

Ce renversement de perspective se donne dans cette phrase : « Weltbild, le monde à la mesure d’une conception, ne signifie donc pas une idée du monde, mais le monde lui-même saisi comme ce dont on peut avoir une idée. » (op. cit., p. 81)

Ainsi ce qui a lieu, c’est bien la mise en place d’une fonctionnalité nouvelle dans la pensée, à savoir qu’elle s’appuie sur elle-même (même si c’est un fantasme), qu’elle fait fond sur elle-même pour décrypter le monde. C’est donc ce « geste » de mettre devant soi le monde qui est le mode même par lequel la pensée pense et se pense.

Nous sommes face à une sorte de paradoxe ou de cercle vicieux car, dans le même mouvement, la pensée se pense comme réflexivité dans la mesure où la réflexivité se constitue comme le fondement de la pensée. C’est une sorte de processus auto-hypnotique comme dirait Peter Sloterdijk que celui de la pensée moderne, de la pensée cartésienne, coloniale et référencée.

Ce qui caractérise la relation de l’homme au monde chez les Grecs, par exemple, n’impliquait en rien cette prégnance de la réflexivité, cette auto-affectation de soi par soi de la pensée mais bien une tentative de mise en relation du dehors avec un fond perceptif complexe mais confus. Ce qui était sur ce fond se trouvait éclairé par ce qui provenait du dehors.

Ce qui se produit avec la pensée moderne, c’est en effet le double mouvement de confirmation de la puissance de la raison comme faculté prédictive et de vérification de la finitude du monde terrestre.

La réflexion de Peter Sloterdijk sur les cartes mérite ici d’être rappelée. Les cartes sont en effet ce qui permet à l’homme de s’orienter sur la terre (cf. Le palais de cristal p. 141-142).

I. S’orienter dans la pensée

En d’autres termes le mot essentiel ici, c’est celui d’orientation. Et la question de l’orientation dans la pensée est en fait la question de la force de détermination d’une pensée, ou encore la manière dont une sorte de schème général devient littéralement décisif. Le terme apparaît chez Martin Heidegger aussi, au moins dans la traduction page 81, lorsqu’il écrit : « Avec l’avènement du Weltbild s’accomplit une assignation décisive quant à l’étant dans sa totalité. »

Mais en fait la question essentielle est de savoir par rapport à quoi on s’oriente ? Et donc de se demander par rapport à quoi on s’orientait auparavant ?

Deux choses sont dites par Martin Heidegger : que l’on « s’oriente par rapport à la chose visée » et que « la totalité de l’étant est comprise et fixée comme ce sur quoi l’homme peut s’orienter. »

Le processus ne s’opère donc plus en fonction d’entités extérieures à l’homme à la pensée ou au cerveau si l’on veut, mais bien à partir d’une auto-affectation du cerveau-corps par rapport à ce qu’il perçoit.

Les cartes peuvent donc bien être prises comme le modèle de ce passage du lien entre expérience vécue et pensée où ce que conçoit la pensée, sa manière de faire de ce qui existe un espace en trois dimensions qu’est la terre, une projection en deux dimensions, se retrouve constituer la base du travail de la pensée. C’est bien à partir de ce point qu’elle peut se concevoir comme auto-affectation et de plus comme une auto-affectation puissante puisque dans le même mouvement, elle ne cesse de confirmer sa capacité de prédiction et de contrôle.

Voilà donc le point décisif en effet : « Weltbild, le monde à la mesure d’une conception ne signifie pas une idée du monde mais le monde lui-même saisi comme ce dont on peut « avoir idée. » (op. cit., p. 81)

Ce mouvement c’est celui de l’élévation de la pensée à la hauteur d’une puissance déterminante, à la fois puissance de prédiction, de détermination et d’autorisation. Raison, vérification, action : le schéma général des comportements humains gagnants se met donc en place.

J. Pourtant Platon déjà…

Nous nous trouvons donc avec deux entrées possibles pour tenter de comprendre cette mutation qui nous fait passer dans l’époque des conceptions du monde. La première est celle de Martin Heidegger que Peter Sloterdijk à la fois confirme en la déplaçant du champ purement philosophique au champ plus concret de la conquête du monde. Cette position considère d’une certaine manière que l’histoire commence en 1492 et se termine en 1945 ou 1974 au plus tard. La seconde s’appuie sur la première occurrence de la détermination de la pensée comme conceptuelle, c’est-à-dire sur Platon et elle prend en compte comme déterminant de l’histoire ce que j’appelle le dispositif de la conscience.

Si l’on revient à ce que Martin Heidegger écrit page 85, on voit bien ce qui unit sa position à celle de Peter Sloterdijk. « Le processus fondamental des temps modernes, c’est la conquête du monde en tant qu’image conçue. Le mot image signifie maintenant la configuration (Gebild) de la production représentante. »

Mais on doit aussi prendre en compte la dimension mentale et psychique de ce phénomène et donc la rétro-projection du pensé sur le pensable comme une dimension constitutive de la conscience ou de la pensée donc. C’est l’eïdos platonicien.

Cet eïdos relève de la pensée grecque qui n’est pas conception du monde, mais qui pose cependant les déterminants essentiels de la pensée : rassembler (legein) ce qui s’ouvre en son ouverture, « le sauver et le maintenir en un pareil recueil tout en restant exposé aux déchirements du désarroi » (alètheiein).

Rassembler, sauver, maintenir face au chaos : tels seraient les modes même de la pensée grecque. De la pensée tout court pourrait-on dire, tant, au fond, ce qui se met en place avec les temps modernes est bien une mutation de la fonction réciproque des modes, mais pas de la nécessité dans laquelle se trouve l’homme de rassembler, sauver et maintenir.

Cela porte aujourd’hui d’autres noms. Il est important de les dire. En fait ce que l’on remarque, c’est en quelque sorte que la pensée se définit par une sorte d’ensemble de gestes fondamentaux, un geste pouvant à lui seul donner la tonalité d’une époque. Pour les temps modernes, ce geste est celui « d’amener devant soi en ramenant à soi. » (op. cit., p. 83)

Ainsi, on peut tenter de récapituler les glissements qui se produisent dans la pensée, mais au sens où ils la modifient sans pour autant l’affecter dans sa consistance fondamentale.

Ainsi aux termes heideggeriens que sont rassembler, sauver, maintenir, je crois qu’il est possible de répondre par les termes orientation, reconnaissance, sécurisation, sachant que la fonction de projection qui existe et fonctionne dès l’instauration de la conscience et dès la mise en place des idées comme éléments rétro-projetés par la pensée pour s’appréhender elle-même, persiste en prenant cependant la place centrale dans le dispositif.

L’idée platonicienne est en quelque sorte la première forme conceptuelle, le premier élément conçu à entrer dans la pensée. C’est sans aucun doute la marque du fait que l’esprit humain commence à découvrir et surtout à confirmer de manière indubitable qu’il est capable de concevoir et de prédire, et que concevoir et prédire sont enchaînés l’un à l’autre. Même s’il est évident que les idées platoniciennes sont des éléments relevant plutôt de l’imagination, il n’en reste pas moins que ce sont des éléments qui, incarnant les pensées supposées absolues, rendent possible la rétro-projection du pensé sur le pensable et constituent en ce sens la première forme connue dans la philosophie occidentale de miroir et de reflet rendant possible en la légitimant, la pensée comme activité de projection.

Mais c’est au cours des siècles que se forme la possibilité pour la pensée de connaître sa propre puissance calculante et prédictive, et c’est cette connaissance, cette saisie matérielle et concrète de sa propre puissance qui installe dans la pensée la reconnaissance comme modalité première de la confirmation du connu et donc de sa légitimation.

Ainsi l’idée oriente et rend possible la reconnaissance mais la reconnaissance s’impose comme le mode même de la saisie accompagnée de confirmation. La sécurisation se présente comme la conséquence inévitable de ce processus d’autonomisation de la pensée par rapport à tout apport externe, à toute voix qu’elle soit conçue comme « divine » ou comme extérieure au sujet, à toute autorité qui ne soit forgée par elle et qui au fond ne soit pas elle.

K. Pensée, photographie et appareils

Il reste un point essentiel à aborder si l’on veut tenter de dégager le rôle des appareils et de l’image aujourd’hui.

L’appareil photographique et l’image photographique semblent en effet bien correspondre presque point par point à cette définition de l’image conçue telle que la présente Martin Heidegger. On pourrait dire qu’ils sont les véritables représentants de la modernité. Et en effet, si l’on relit aussi ce texte à partir de cette question, on retrouvera la présentation de ce qui aujourd’hui encore passe pour former les caractéristiques principales de la modernité : nouveauté, calcul et hasard, jeu et sérieux, en particulier.

Mais ce qui importe, c’est de tenter de dégager une nouvelle configuration qui partirait de l’image numérique et des images mobiles et des appareils qui les rendent possibles ou du moins qui prendrait en compte ce que ces images d’un nouveau genre peuvent transformer dans notre rapport à la pensée et à une détermination de l’image comme image conçue.

Sans doute faut-il ici s’avancer sur de nouveaux terrains, en particulier en prenant en compte la vidéo. Mais ce qu’il faut peut-être commencer par remarquer, c’est que la fonction et la signification de l’élément essentiel de ce dispositif qu’est la photographie, à savoir la croyance en la ressemblance, est en train de faire eau de toutes parts.

En effet, deux aspect essentiels concernant la ressemblance doivent être relevés, à savoir qu’elle se révèle être liée au narcissisme, en être à la fois l’expression et l’otage et être le moyen de la confirmation de la dimension « moïque » du sujet au détriment d’autres dimensions, d’autres aspects du dispositif de la conscience. La ressemblance est en quelque sorte l’alibi de la reconnaissance comme élément central du dispositif de la croyance en l’exactitude du représenté.

Mais il devient de plus en plus évident, et en tout cas perceptible, que l’image numérique et l’image vidéo ne relèvent pas dans leur détermination, ni de l’exactitude, ni de la capture de la réalité, mais bien d’une « interprétation » de celle-ci mise en œuvre par les programmes.

En d’autres termes, il s’agit donc de tenter de comprendre l’effet actif des programmes sur la compréhension de la réalité, en analysant l’effet rétroactif des images dans la présentation, la saisie par les sens, et l’interprétation de cette réalité que cela induit.

Et c’est peut-être la question de la ressemblance qui peut apparaître comme le premier point qu’il faudrait interroger. En d’autres termes, il faudrait dégager le questionnement sur l’image de certaines de ces catégories.

Paul-Emmanuel Odin dans L’absence de livre remarquait : citant Jacques Derrida : « Car “c’est la ressemblance qui est inquiétante”, par l’espèce de dédoublement, de schize qu’elle produit. » (op. cit., p 210)

Restons pour le moment sur ce point qui me semble essentiel en ce qu’il indique qu’une certaine forme de croyance est en train d’induire ou d’avoir des conséquences importantes. Car nous ne pouvons pas faire en sorte de NE PAS voir ce que nous voyons sur les écrans du monde et il faut donc, il faudra donc attendre que ces effets soient suffisamment massifs et incontournables pour les penser et surtout pour envisager qu’ils produisent des effets réels quant à la perception des images.

Or cet effet est déjà là : la schize, c’est-à-dire le fait de revivre une situation dans laquelle ce qui relève des mots, et ce qui relève des images, et ce qui relève de la voix, semblent provenir de plusieurs « endroits » différents, c’est-à-dire non plus de la seule intériorité supposée de la conscience mais bien, cette intériorité n’étant pas contestée, des dispositifs réels qui les font naître ou donnent l’impression qu’ils proviennent tous, images, mots et voix, de l’extérieur.

C’est précisément ce qui a pour effet de combattre la primauté de la conscience comme intériorité souveraine et de faire naître en elle une schize puisqu’elle est dans l’obligation de reconnaître qu’images et voix viennent d’en dehors d’elle et dans l’obligation d’oublier que les appareils sont mûs par des programmes qui sont le fruit d’une écriture nouvelle.

Il ne reste donc que le texte et encore pour appartenir à l’intériorité, et relever du contrôle du sujet. Le reste lui échappe et lui revient du dehors comme une forme de réalité qui est donc un mixte de perception basée sur la ressemblance, et de perception d’un autre type qui laisse « entendre » qu’il n’y a là, dans ces images, aucune ressemblance.

Mais entendre ces voix-là, c’est devoir accepter que le sujet ne serait plus le maître, l’instance déterminante et que l’on serait donc en train de devenir autre chose et de fonctionner autrement que comme un sujet et une conscience néo-cartésiens.

Il y a donc deux types de voix, celle du dehors, celle de l’information, et celle qui est induite par le décalage entre perception de la ressemblance et connaissance implicite de l’absence de ressemblance.

En d’autres termes, soit ce décalage est « vécu » comme une schize, mais sans qu’on le sache et donne lieu à des adaptations comportementales précises, soit il est vécu à travers une sorte de perception de la schize même qui se manifeste alors comme une sorte de voix à la fois anonyme et absolue, discrète et insistante, la voix qui signale le décalage, indique la faille et qui ainsi ouvre la porte à des comportements inventés d’un autre genre.

En d’autres termes, le sujet finit par se percevoir comme en train de dissembler plutôt que de ressembler, voire même de comprendre qu’il dissemble « de toute éternité » et non pas le contraire. Si cela était réellement un aspect incontournable de la nouvelle donne des images, alors on comprendrait mieux à la fois pourquoi on ne cesse de traquer la ressemblance dans l’image et pourquoi, ce faisant, on ne cesse de recevoir des informations comme quoi cela ne ressemble pas et non seulement ne ressemble à rien, mais ne relève pas de la ressemblance. Si c’est le cas, alors tout est à repenser.