mercredi 1er mars 2023

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Faire corps avec la montagne

, Manon Gignoux

Questions posées par la pratique du dessin :
 Donner / traduire / répercuter


12 septembre

Questions posées par la pratique du dessin :
Donner / traduire / répercuter
Chercher une image visible des mouvements invisibles ou souterrains, qui affleurent.
Je marche et quand je suis saisie par un agencement - la forme d’une montagne / la rencontre de la roche et de la forêt / une découpe / la répétition d’un volume / une géométrie / une ligne, de crête ou diagonale / une lumière, ou une ombre qui passe,
Le sombre / la multitude des couleurs / une masse en premier plan / un volume creux ou plein / une descente, une chute de la matière / une élévation... Je m’arrête ou je suis arrêtée. 

Corsage mauve aux asperges
2022 aquarelle et graphite sur papier, 70x100cm

Je ne réfléchis pas, je ne pense pas, parfois j’observe avant, le plus souvent je m’élance, les yeux, le corps, la main récepteur et transmetteur de ce qui me saisit. Parfois j’observe ou regarde mieux il me semble après m’être frottée une ou deux fois à la même montagne. 
Je peux recommencer plusieurs fois le dessin d’une même montagne/roche, à chaque fois c’est différent. Comme si c’était toujours mouvant (ou émouvant ?)
Pourtant je suis la même personne au même endroit avec le même point de vue / à quelques minutes d’intervalle. 
Qu’est-ce qui rend aussi insaisissable le dessin ?
C’est comme un mouvement / un geste qui me traverse et qui parfois, quand il semble mieux réussi, peut-être se prolonge.

Iris et milieu
2021 graphite et aquarelle sur papier, 56x76cm

19 octobre

Trouver l’application des lignes et touches de couleur, en même temps toujours laisser la place à l’imprévu et à l’actualité des gestes, regards et ressentis. 
Chercher comment combiner le regard appliqué et la touche délicate avec le lâcher du geste, la possibilité du geste grossier aussi. Soudain une masse sombre, comme celle d’une forêt de sapin sur la pente, à côté de l’infini variété des dessins et des couleurs de la roche. 

L’improvisation est une tentative de rentrer en contact avec l’être profond (Valérie Dreville)

Fleur peinte à pleines mains
2022 aquarelle sur papier, 30,5x23cm

4 novembre

Comme des tourbillons de poussière soulevés par le vent qui passe, les vivants tournent sur eux-mêmes, suspendus au grand souffle de la vie. Ils sont donc relativement stables, et contrefont même si bien l’immobilité que nous les traitons comme des choses plutôt que comme des progrès, oubliant que la permanence même de leur forme n’est que le dessin d’un mouvement. Parfois cependant se matérialise à nos yeux, dans une fugitive apparition, le souffle invisible qui les portent. Nous avons cette illumination soudaine devant certaines formes de l’amour maternel qui nous montre chaque génération penchée sur celle qui la suivra. Il nous laisse entrevoir que l’être vivant est surtout un lieu de passage, et que l’essentiel de la vie tient dans le mouvement qui la transmet. (Henri Bergson, L’évolution créatrice, 1907)

Pensées fanées et corsage breton bleu
2023 graphite et aquarelle sur papier, 76x56cm

30 décembre

Impression de chercher sans savoir ce que je cherche.
Mettre en place quelque chose ?
Sentir ce qui me tient, me mobilise, me fait me sentir vivante ?
Vivante je le suis, est-ce que mes dessins le sont ?
Chercher la légèreté, la transparence, le voile des couleurs, les vibrations, le changement incessant, le mouvement dans ce qui en apparence est immobile et stable.
Tout bouge.
Comment réussir à saisir un geste qui relie la stabilité intérieure, le mouvement interne, les mouvements du monde, moi et les autres, l’altérité en moi... ?

Tension entre une forme d’intelligence par le dessin qui prend d’autres chemins que la pensée discursive, ma difficulté à agencer des mots, à les sélectionner, et la sensation prégnante d’une forme d’intelligence qui cherche à se dire par le dessin / la peinture, ou bégaye un peu.

Faire corps avec la montagne.

Plissé
2023 graphite et aquarelle sur papier, 76x56cm

26 janvier

Il y a une pente sombre, une ligne d’enveloppement, le bord de l’enveloppe de la forêt qui recouvre, retient dans le sol ou élève la montagne. 
Passée cette ligne droite qui monte en inclinaison vers le haut, un angle marque un changement de pente et le début de la ligne de roches. Ça passe du sombre au clair.
Le sombre est dessiné par la densité de la forêt. Le clair de la roche dessine une multitude de couleur : gris clairs, colorés et sombres, ocre blanc, ocre jaune, parfois jusqu’au brin orangé rouge garance. 
La roche se montre en lignes horizontales et parfois verticales, organisées par strates, elles semblent suivre des directions communes. 
Mon regard peut se concentrer tantôt sur les horizontales, tantôt sur les verticales. Par endroits des diagonales viennent rompre un certain ordre et du même mouvement peut-être révéler une logique organisationnelle.

Faire corps avec la montagne
2020 carbone et aquarelle sur papier, 21x30cm

Il semble que tout s’élabore dans un ordre désorganisé, je crois percevoir, plutôt que comprendre, une certaine logique dans cet ordre en apparence chaotique. 
J’ai l’impression de pouvoir tracer la ligne du haut de la montagne : tantôt sombre mais floue par la forêt qui la recouvre, tantôt plus claire et précise par la roche à nue. 
Mon regard aspire à suivre les lignes, et mon corps à se projeter par le regard dans les failles qui se dessinent finement de loin et que j’imagine comme des béances de près.

C’est comme un corps innommable couché, ou tantôt dressé. Un corps, ou un animal, ou un objet étrange, ou un être, une présence, un plein peuplé de vides, un temps infini, les strates du temps qui s’agrémentent / s’agglomèrent / se sédimentent dans la matière minérale de la montagne. 
Un habit, un tas de vêtements, les couches effeuillées… Est-ce qu’un corps, des corps, se cachent en dessous ? se tapissent ? Est-ce que sous l’enveloppe le plein est vide ou bien danse partout ?

Faire corps avec la montagne
2020 aquarelle sur papier, 21x30cm

3 février

Quand je regarde cette ligne de montagne c’est comme un soulèvement de la ligne de paysages, comme si des reliefs contenus dans le sol de façon latente et invisible étaient montés, s’amplifiant avec le temps.
Ce qui était un caillou devient une crête de roche blanche au sommet, ce qui était un cours d’eau devient une crevasse, ce qui était un étang devient un lac caché entre des sommets de montagne. 
Les lignes sont continues et interrompues comme une portée de musique. 
Il y a des découpes blanches dans la masse sombre, des ajouts ou des retraits. 
C’est comme un long tissu déposé sur une surface pas tout à fait plate, ou bien qui recouvre ou simplement déposée sur des choses mal rangées. 
Dans les montagnes comme dans les vêtements, comme des fleurs que j’observe, c’est peut-être ce désordre apparent qui me plaît et me captive, un désordre qui sous-tend une certaine organisation que je pressens peut-être et qui cependant m’échappe. 
Pourquoi y a-t-il souvent une ligne partant en pente douce comme le prolongement du paysage ou d’une colline, et de l’autre côté une rupture et une pente abrupte ?
Pourquoi souvent vu d’en bas le sommet a l’air proche et vu d’en haut l’impression d’avoir pris tant de hauteur ?
Selon les points de vue, l’impression de pouvoir cerner une forme, l’agencement d’un volume avec ses différentes facettes et directions, ou bien de s’y perdre par le regard. Alors parfois quelque chose semble prendre le relais d’une compréhension par l’intelligence du corps, peut-être Sensitive ? Sensorielle ? Sensible ?

Faire corps avec la montagne
2020 aquarelle sur papier, 21x30cm

De même pour la main qui dessine, que ce soit une montagne ou une fleur, il arrive en un certain point, au bout d’un temps indéterminé, que quelque chose prenne le pas sur toute forme d’intelligence connue, ou la relaie. A certains moments j’oublie que je suis un être humain, alors est-ce que je suis Montagne ou Fleur ? Ou bien est-ce que je ne suis qu’une parmi ce milieu ?
Alors quelque chose semble se relier. Je le sens quand soudain il n’y a plus de question vers la main qui dessine, ni sur la façon de tracer ou même de tenir l’outil. Soudain quelque chose semble savoir, transcender toutes idée préconçue, toute conception du corps même. C’est comme si par le biais d’une fleur ou d’une ligne de crête, quelque chose de la nature ou des éléments passait à travers mon corps, comme si mon corps était élément eau – terre – souffle, flux, rivière et que quelque chose savait que peut-être je m’emploierais à ne pas savoir, ou saisir, en cherchant à comprendre la plupart du temps.

Je ne fais que suivre les lignes de chaque fleur. Mais je les suis très précisément, en parcourant chaque pétale, y compris lorsqu’il se déplace avec le vent, en suivant la ligne de ces paysages plus quand m’attachant à construire un dessin. 
Alors dans ce mélange de précision / imprécision il se peut que ce soit le mouvement de la fleur qui apparaisse. 

Dessin fleurs milieu
2022 technique mixte sur papier, 70x50cm

Pendant longtemps j’ai observé la présence de corps en leur absence au sein de vêtements abandonnés, trouvés le plus souvent sur la chaussée. J’ai observé le devenir des corps après leur disparition, des mouvements qui se prolongent dans le temps et l’espace. Ce qui ne cesse de mourir et de renaître. 

Corps, ombres, légumes
2020 mélange d’encres, aquarelle et carbone sur papier

Expositions à venir :

Exposition Insights Inside, du 1er au 7 mars
Blossom Art Agency, Annecy

Exposition Drawing Now Art Fair du 23 au 26 Mars 2023
Galerie quand les fleurs nous sauvent, secteur Process
Carreau du Temple, Paris 3

Frontispice : Photographie argentique à l’atelier, 2022, Jérémie Gignoux (photographe et frère de Manon Gignoux)