jeudi 26 janvier 2023

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Corps, ombres, légumes

, Manon Gignoux

Ces deux premiers dessins de Manon Gignoux, l’un évoquant un collant avec fenouil, l’autre une jupe avec blette, appartiennent à la série Corps, ombres, légumes, réalisée au retour d’un séjour d’études au Japon.

Si sa pratique du dessin devient alors essentielle, elle n’est pas nouvelle : elle s’inscrit dans une recherche de formes dès ses premières créations quand le volume de ses sculptures-vêtements abritait la trace d’une présence confondue avec l’absence. Ce désir de dessin s’épanouit désormais en intégrant les marques distinctives de son œuvre : le vêtement, le corps, la danse, le mouvement. Les filiations avec ses œuvres passent par le geste plastique et aussi bien par une sorte de performance inframince. Le dessin assure ainsi la continuité des motifs mais sur un autre versant il opère une bifurcation qui annonce un geste d’artiste inédit, une implication corporelle dans l’œuvre.

Le retour à l’origine approfondit la perspective : après ses études aux Arts Appliqués Duperré, l’artiste commence à prélever dans la rue des vêtements rebuts, des défroques pour les détourner en sculptures . Le volume ainsi recréé, enveloppe, doublure d’ombre, absorbe un corps, se substitue à lui, et la mémoire persiste dans la texture. Seconde peau, second usage, le vêtement anime le double jeu de l’absence/présence et provoque un récit au passé et au devenir multiples.

Le vêtement va ensuite, surtout quand Manon Gignoux intègre les Beaux Arts, embrasser le mouvement. Son goût passionné pour la danse et l’intrusion du corps dans l’œuvre plastique se prêtent à des improvisations réelles, toujours hantées par les variations de l’habit. Quelque chose d’intemporel comme la traversée d’un funambule émerge de ces pulsations qui se manifestent dans l’œuvre : qu’il s’agisse de vidéos, de performances, d’installations, de sculptures, de photographies ou de dessins.

Manon Gignoux — Corps, ombres, légumes, 2019
Aquarelle, mélange d’encres et carbone sur papier, 80x120cm

La transition douce en apparence entre le geste dansé et le geste dessiné, entre la sculpture textile et sa métamorphose en aquarelle, allusion visuelle aux effets vibrants, la présence du corps de l’artiste aux contours à la fois tremblés et affirmés sur le papier, en réalité refondent assez radicalement sa conception de ces dessins récents : un parti pris vraiment original. Sa pratique : Manon Gignoux jette sur la feuille blanche un vêtement choisi selon une intuition précise de sa matérialité, de son pouvoir à se confronter à d’autres formes, de sa justesse. Le vêtement s’affale. Le hasard désigne une forme, une ombre, une montagne, une rivière, une masse obscure dont Manon Gignoux trace les contours et qu’elle emplit d’encre, quatre encres : de Chine, carbone, linogravure et encre bleue. Les formes sont souples et libres, anguleuses parfois. Les transparences, les modulations des aplats noirs avec des passages de sombres clartés, se mêlent aux nuances vertes de l’aquarelle - technique partie prenante du dessin - : les flux picturaux se recouvrent ou s’infusent. Les dessins récents de Manon Gignoux s’inscrivent dans l’avènement et l’accentuation de la couleur. Le légume, blette ou fenouil, léger ou dense, vient troubler l’aura du vêtement noir, une rencontre inattendue entre une présence spectrale du vêtement, parfaite métonymie du corps, et le végétal régénérateur de vie. Le légume en gloire réveille le vêtement inerte. Tout près de cette composition insolite, on remarque le tracé mouvant du corps de l’artiste. Pour réaliser ces traits autour des genoux, des cuisses, des jambes, des pieds, Manon Gignoux dessine à même le papier carbone : les contours reportés sur la page blanche, à la limite du fragile, suivent les déplacements du corps, à peine perceptibles, mais extrêmement insistants.

L’échelle humaine côtoie la démesure du légume et les lignes dansantes de la jupe : de cette trilogie du vivant où les objets se reconnaissent entre eux, émane une énergie d’ondes invisibles, projetées dans une réalité autre, là où seul s’invite l’imaginaire. Un souffle traverse cette étrangeté subtile, l’air danse. L’artiste au cœur intime de l’œuvre suggère un indicible qui ne se réfère à aucun existant, aucun narratif : « Je suis dans ce que je dessine, je témoigne d’un bouleversement », précise Manon Gignoux. Oublieuse du reste du monde, dans sa frêle performance sur papier, elle accomplit une énigme poétique qu’elle nous transmet.

Geneviève Besse-Houdent, historienne de l’art.

Manon Gignoux — Corps, ombres, légumes, 2019
Aquarelle, mélange d’encres et carbone sur papier, 120x80cm

Voir en ligne : Manon Gignoux

Provenance : acquis par l’association Le Cabinet des amateurs de dessins de l’École des Beaux-Arts en 2020.

Frontispice : Corps, ombres, légumes, 2019. Aquarelle, mélange d’encres et carbone sur papier, 50x70cm