vendredi 28 juin 2019

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Logiconochronie — XXXIX

Changer d’angle de vue, une mutation de la fonction de l’art au XXe siècle

, Jean-Louis Poitevin

Les images, la magie dans laquelle elles nous plongent, les effets sur notre psychisme non pris en compte, ceux que produisent cette accumulation d’images et surtout le recours permanent aux appareils comme vecteur d’orientation dans l’existence, tous ces éléments ont aussi transformé non seulement notre relation à l’art mais le statut et les fonctions de l’art lui-même. C’est le moment, ici, de replonger dans les arcanes de notre temps qui a pris le nom de post-histoire.

Changer d’angle de vue

Il nous faut donc au terme de ce parcours, tenter de rassembler les divers éléments dont nous disposons afin de mettre en place une synthèse qui nous permette de comprendre ce qui s’est passé durant ce siècle et surtout de dégager les traits caractérisant notre situation actuelle.

Pour cela, il nous faut partir du dernier point que nous avons abordé qui concerne la présence des images techniques dans notre vie, de leur importance grandissante, du fait que leur existence a transformé, que nous le percevions ou non de manière claire et distincte, non seulement notre rapport à la réalité, mais aussi notre rapport à l’art.

Pour cela, il nous faut changer l’angle de notre regard et accepter de prendre en compte ce qui nous à arrive non plus à partir de notre ancienne conception historique des choses mais à partir de cette nouvelle forme de pensée en train de s’emparer du monde et que Flusser appelle la post-histoire.

Nous ne devons pas reculer devant cet obstacle imaginaire que nous dressons devant nous et qui est censé nous protéger en nous contraignant à ne pas sortir d’une lecture du monde à partir d’hypothèses dépassées, et au contraire, nous devons accepter d’analyser ce monde et ce qui nous arrive à partir de ces nouveaux éléments, de cette nouvelle situation.

Ainsi, nous faut-il partir des comportements de type magique auxquels nous contraint le règne des images techniques et des appareils. C’est aussi en acceptant de prendre en compte cette domination des images techniques que nous pourront mieux comprendre comment les activités qui composent l’art contemporain et leur répartition aujourd’hui dans l’espace socio-culturel.

Il nous faut donc partir de la magie et considérer que c’est elle qui règne, elle qui impose ses règles, en tout cas sur nos regards, dans nos cerveaux que nous en soyons conscients ou pas que nous l’acceptions ou pas. En effet, la magie des images vient précisément combler la déchirure, douloureuse et paniquante, qui se fait jour entre notre vision du monde enracinée dans nos croyances, en une science fondamentalement bonne et en une histoire orientée vers le salut, quelle que soit la forme que l’on imagine pour ce salut, et les informations dont nous disposons sur les effets de l’application des découvertes issues des sciences et le comportement global des gouvernants de la planète, informations qui, elles, relèvent tout à fait de cette manipulation des lois de la nature sans prévision des effets.

Cette magie n’a, pour nous, rien à voir avec celle que connaissent les peuples autres, les peuples qui pense-t-on vivent dans un passé immémorial de croyances et de mythes, et pourtant sa puissance n’en est pas moins grande sur nos esprits, puisqu’elle détermine de manière absolue et notre vision et notre lecture du monde, parce qu’elle influe sur les données mêmes qu’il est possible de voir et donc sur le monde même de déchiffrement. En faisant de cette temporalité particulière de l’éternel retour la dimension propre aux images, Flusser nous invite à relire les activités artistiques à partir de là.

Nous sommes donc en mesure maintenant de montrer en détail comment le glissement s’est effectué durant le XXe siècle en reprenant les trois types de pratiques déjà repérées auxquels ont été associées des formes plus générales de comportement.

En nous arrachant à notre vision historique des choses et sans pour autant l’oublier et nous projetant dans la post-histoire, il s’agit donc de lire d’une manière que l’on peut qualifier de rétroactive, l’impact, généralement occulté ou non pris en compte, de l’instauration du règne des images techniques comme facteurs essentiels ayant entraîné une mutation des pratiques artistiques.

Nous avons reconnu trois thématiques essentielles qui correspondent à trois champs d’activité et à trois notions clé de la théorie esthétique. Reprenons-les un à un et tentons de comprendre dans quelle situation chacun de ces champs artistiques se trouve aujourd’hui.

Les conséquences magiques du règne des images photographiques

La photographie nous fait apparemment au cœur de la question de l’imitation. Mais ceci ne tient que si nous acceptons de ne pas prendre en compte le fait que ces images sont en fait le résultat voire l’accomplissement des programmes. Dans ce cas elles ne sont plus essentiellement une duplication de la réalité, même si l’on peut toujours après coup les regarder aussi comme une telle tentative, mais elle sont par contre les traces de ce que nous omettons de percevoir, des traces non du réel mais de la grille implicite à travers laquelle la réalité nous est rendue visible et lisible.

Cette présence des programmes entre l’œil et l’objet se retrouve gommée, fascinés que nous sommes par le visible tel qu’il se donne à voir sur la surface des images. Mais le point essentiel, c’est que nous avons, en moins d’un siècle, fini par croire que les images nous montrent mieux la réalité que nos propres yeux.

La puissance de saisie et d’analyse du visible de l’appareil photo ou de la caméra s’est imposée à nous comme supérieure en tout à celle de nos simples yeux humains. Ainsi, les images ne sont-elles plus seulement une fenêtre ouverte sur le monde, mais elles constituent le monde, au sens où tout ce que nous voyons est perçu, vu, analysé, à partir et en fonction des seuls critères implicites qui sont à l’œuvre dans la réalisation de ces images. N’est réel que ce qui est perçu. Or nous ne percevons plus que par le truchement des appareils. C’est pourquoi les images sont devenues le réel même. Les informations qu’elles véhiculent sont les seules auxquelles nous croyons car la supériorité des appareils sur les capacités de nos corps est désormais une chose acceptée.

Dès le XIXe siècle la photographie a servi d’adjuvant aux pratiques traditionnelles, comme la peinture et la sculpture tout en cherchant à s’imposer comme un domaine artistique en soi. Mais au XXe, les choses ont changé. Les images photographiques et techniques sont devenues la mesure à partir de laquelle sont évaluées les pratiques individuelles, car ce sont elles qui définissent l’espace de référence à partir duquel est évaluée la valeur d’une œuvre d’art c’est-à-dire la quantité d’information qu’elle a su capturer.

Le véritable changement introduit par les images techniques, c’est que la réalité qu’elles véhiculent et manipulent, ce n’est pas le visible mais l’information. Les codes des appareils encodent le réel en unités d’information et certaines de ces informations prennent la forme, pour être déchiffrées, d’images sur lesquelles, de surcroît, nous reconnaissons des formes qui ressemblent à ce que nous voyons dans la réalité. Mais la réalité n’est porteuse d’information que si elle est transcrite dans des images. C’est pourquoi la photographie n’est plus un art moyen mais la dimension hallucinée qui a envahi la réalité et modifié notre perception de la réalité.

© Hiroshi Sugimoto

Résumons

- Si les images photographiques n’imitent pas la réalité mais la transforment parce qu’elles agissent sur sa signification,

- Si elles remplacent le texte qui permettait d’articuler l’explicable en fonction de lien temporels successifs,

- Si elles conditionnent l’existence de toutes les autres pratiques et des pratiques artistiques en particulier,

- Si elles instaurent la magie comme mode d’appréhension et de lecture du monde,

- Si elles recouvrent les textes qu’elles mettent en image et les codes des programmes qui les font exister...

... alors les pratiques artistiques vont se trouver devoir faire face à cette situation, à cette crise. Elles vont se retrouver parmi les activités qui vont tenter de répondre à ce défi et tenter de contrer cette prise de pouvoir tyrannique.

Mais comment cela est-il possible ? Comment peut-on dans un monde encore soumis à la croyance en une explication historique et logique des choses et alors même qu’une sorte de pouvoir magique s’est emparé de lui et de nous, produire objets, des images ou des situations qui pourront s’opposer de manière efficace à cette puissance-là ?

Comment échapper au piège dans lequel nous sommes, dans lequel nous nous sommes mis en tant qu’humanité, sinon en prenant des positions, en tentant de produire des œuvres qui s’opposent à cette puissance magique de l’image ?

Mais comment le faire ?

En niant le pouvoir des images ? Ce serait s’aveugler encore plus.

En produisant des images qui contrediront en quelque sorte de l’intérieur, la puissance magique des images ?

En produisant des œuvres de manière traditionnelle par implication du corps et des affects et en inscrivant sur une surface ou dans un volume des intentions et des idées ? Nous savons comment les images ont digéré depuis longtemps ce problème.

En recourant à des pratiques iconoclastes radicales qui privilégient le texte ou le corps et supposent qu’ils peuvent être des moyens efficaces permettant de renouer avec la conception historique des choses ou du moins avec la puissance des textes quelle que soit leur incarnation, lettres, codes ou segments de gènes par exemple, pour nous aider à nous y retrouver dans le monde ?

En incluant de telles pratiques dans le champ des pratiques artistiques, l’art redevient un moyen d’anticiper en pariant sur les effets inconnus qui peuvent en résulter.