dimanche 26 mai 2019

Accueil > Les rubriques > Images > Logiconochronie — XXXVIII

Logiconochronie — XXXVIII

Des pouvoirs magiques de l’objet d’art aux pouvoirs magique de l’image : Duchamp et Flusser

, Jean-Louis Poitevin

Ceci peut paraître une évidence, encore faut-il prendre la mesure de la mutation dont l’image est l’un des acteurs les plus importants, en particulier dans le domaine qui nous intéresse aujourd’hui, celui de l’art. Entre image et appareils s’est tissé un champ de signification et d’efficacité qu’il importe de tenter de comprendre. Une visite de la relation entre art et image chez Duchamp puis une approche rapide des positions de Flusser sur la relation entre image et magie aujourd’hui nous permettent de creuser un peu plus ce sillon.

I. Duchamp et les pouvoirs magiques de l’objet

Il est important d’évoquer rapidement la position de Duchamp, car elle prend en charge un autre aspect de la question de la magie qui circule de manière si secrète finalement à travers le XXe siècle.
Duchamp, en effet, s’est confronté, lui, à la question du statut, non pas de l’œuvre d’art dans sa signification esthétique, mais de l’œuvre comme objet porteur de croyance et chargé d’une certaine puissance magique.
De sa critique de la peinture comme relevant de la catégorie des ready-made, toute toile étant produite au moyen des mêmes tubes de peinture fabriqués par l’industrie, à la réalisation d’une « toile » sans toile et sans peinture, Le grand Verre, de la fonction qu’il accorde au texte, sous forme de notes dans la réalisation d’une œuvre, au rôle des mots dans les œuvres elles-mêmes, que ce soit dans les titres ou comme élément constitutif de l’œuvre, Duchamp ne cesse de parcourir la faille qui se crée entre la puissance émotionnelle de l’œuvre et la réalité de cette émotion.
En d’autres termes, il pose la question de la puissance numineuse effective de l’objet d’art dans un monde où l’objet d’art est en train de devenir marchandise.
Mais d’où vient cette puissance numineuse de l’œuvre d’art sinon de la charge émotionnelle, magique donc en quelque sorte que l’artiste a essayé d’y faire entrer ?

Duchamp va tenter de faire entrer dans l’œuvre une charge non plus émotionnelle mais intellectuelle. Le corps se trouve ici mis de côté avec l’image comme forces susceptibles de faire partager au spectateur une part de cette puissance émotionnelle, afin que puisse se manifester une force d’un autre type. Et pourtant, c’est bien vers un monde intérieur qu’il tente de faire signe. C’est que pour Duchamp, le numineux s’est retiré dans l’esprit, et ne peut, se manifester que comme esprit et plus comme lié à la matière.
En d’autres termes l’apparence doit s’effacer pour laisser place à l’apparition.
Dans les notes de la boîte blanche on peut lire dans un chapitre intitulé apparence et apparition, ceci : « Soit l’objet, considéré dans son apparence physique (couleur, masse, forme). Définir (graphiquement c’est-à-dire au moyen des conventions picturales) le moule de l’objet.
Par moule, on entend : au point de vue forme et couleur, le négatif (photographique) : au point de vue masse, un plan (générateur de la forme de l’objet par parallélisme élémentaire) composé d’éléments de lumière, (cette lumière égale d’intensité s’exprimant par des différences de couleurs-sources (et non pas couleurs soumises à une source de lumière extérieure à l’objet [...]
L’objet est éclairant. Source lumineuse. Le corps de l’objet se compose de molécules lumineuses et devient la matière source [...] L’objet émanant est une apparition » (Duchamp, Du signe, p. 122).
Loin de renoncer au numineux, à la puissance magique de l’œuvre d’art, Duchamp tente en fait de préciser en quoi et comment cette puissance peut encore exister et se manifester dans un objet, malgré le devenir marchandise de tout.
De Fontaine à Étant donnés, il ne cesse de tenter de répondre à la crise qui fait rage en ce début de siècle, en transformant le statut de l’œuvre afin qu’elle puisse correspondre non plus à nos croyances et à nos habitudes mais bien à ces nouvelles connaissances qui transforment de facto l’image que l’on peut se faire de l’univers et donc aussi de l’œuvre d’art.

En ce sens, il est possible de lire l’ensemble des textes de Duchamp comme un livre de magie en ceci qu’il forme une tentative de ne pas perdre le fil qui relie les puissances de l’esprit ratioïde à celles qui sont à l’œuvre dans le domaine non ratioïde.
Ceci n’empêche en rien que de nombreux artistes continuent, eux de croire aux puissances du geste, du corps, de la couleur, de la peinture, bref à la puissance magique de l’œuvre considérée comme un objet que l’artiste charge par ces gestes qui le constituent de forces qui viendront rayonner sur le spectateur en retour.
Cependant, ce que Duchamp montre, c’est que la puissance magique se situe dans un processus et non plus dans l’objet et que le processus doit être accompli à son tour, refait par le spectateur si le spectateur veut pouvoir remonter à la source de l’idée qui a présidé à l’acte créateur, à sa source intellectuellement numineuse si l’on peut dire.
Le texte duchampien nous fait remonter à l’absence d’image ou plutôt à ce que Duchamp appelle le moule et qu’il compare, on l’a vu, au négatif photographique.
En évoquant le négatif comme moule, Duchamp montre qu’il avait compris que l’autre aspect de cette crise qui explosait au début du XXe siècle, passait par la question de l’image en ceci que l’image après l’invention de la photographie changeait radicalement de statut.

II. Flusser, l’image et les appareils

Toujours peu connu et peu lu en France, le philosophe Wilèm Flusser, d’origine tchèque, ayant étudié en Angleterre, vécu et enseigné au Brésil et venu terminer ses jours en France, est sans doute l’un des rares philosophes à avoir donné aux relations entre le texte et l’image la place qui leur revient dans la culture occidentale. En consacrant un livre à la photographie, Flusser montre en quoi l’invention de cet appareil et de tous ceux qui ont suivi, a bouleversé notre rapport au monde.
Ceci peut paraître une évidence, encore faut-il prendre la mesure de la mutation dont elle est l’un des acteurs les plus importants, en particulier dans le domaine qui nous intéresse aujourd’hui, celui de l’art.
Deux points sont essentiels pour notre propos. Le premier concerne les appareils, le second la relation qu’établit Flusser entre image photographique et magie.
Pour Flusser, les appareils photographiques constituent le modèle même de tous les appareils. Ce qui les caractérise, c’est que leur fonctionnement répond à des programmes inventés par les hommes et que chargé de ces programmes, ces appareils se trouvent dans la position de dépasser les capacités d’invention, de rapidité, de précision de chacun des hommes qui les utilise.
Cette situation, non vue en général ou non prise en compte par les théoriciens de l’image a pourtant des conséquences majeures sur le statut même des images qu’ils permettent de réaliser.
En remarquant que « l’imagination de l’appareil dépasse celle de chaque photographe particulier et même celle de l’ensemble de tous les photographes et que c’est justement là le défi que doit affronter le photographe » (Pour une philosophie de la photographie, Éd. Circé, p. 38), Flusser nous conduit à revoir notre conception même des images.
En remarquant aussi que « le pouvoir est passé du côté des propriétaires des objets au programmeur et à l’opérateur » (op. cit., p. 32), il indique aussi que dans le champ de l’art, la valeur des œuvres d’art a changé ou, si l‘on préfère, que les œuvres qui ont de la valeur ont changé, ou, mieux encore, que ce qui fait la valeur d’une œuvre a changé. Sa puissance ou sa valeur dépendent moins de la charge émotionnelle dont a tenté de la charger une personne, l’artiste, que de la quantité d’information qui se trouve recueillie sur elle, et sur sa seule surface lorsqu’il s’agit d’image.
Ce qui nous intéresse ici, c’est la manière dont se déplace le lien qui peut être établi entre un objet, quelle qu’en soit la forme ou la matérialité, sa valeur et les informations qu’elles recèlent.

Un tel changement s‘est imposé à cause de la photographie, mais il n’affecte pas seulement les objets d’art, il affecte la vie en général, le système général des valeurs et surtout la signification et la fonction même de l’art.
En effet, si l’on considère que, comme le dit de manière radicale Flusser, « pour le photographe, c’est justement le noir de la boîte qui constitue le motif à photographier » (op. cit., p. 29), il n’en reste pas moins que les images qui sont produites par les appareils conditionnent aussi nos comportements. En effet, si les images permettent à l’homme de lui rendre le monde représentable, elles témoignent aussi de ce que l’appareil et les codes qui permettent son fonctionnement, s’interposent entre lui et le monde, un peu comme on peut aujourd’hui considérer que la grille analytique de la perspective s’est interposée pendant des siècles entre nous et le réel dans l’espace de la représentation.
Mais « l’homme oublie que c’est lui qui a créé les images afin de s’orienter grâce à elles dans le monde. Il n’est plus en mesure de les déchiffrer, il vit désormais en fonction de ses propres images : l’imagination s’est changée en hallucination » (op. cit., p.11).
Si, certes, on savait que depuis son invention, la photographie avait joué un rôle majeur dans la transformation de la perception du réel et dans sa transcription à travers les œuvres d’art, nous sommes obligés aujourd’hui de prendre en compte ce nouveau statut des images pour comprendre comment se répartissent les pratiques artistiques dans l’espace social.
Il nous faut ici revenir un instant sur ce que dit Flusser de la magie des images. Pas plus qu’auparavant nous n’avons quitté le monde de la pensée occidentale, et c’est toujours de jeu et d’articulation entre deux plans, celui idéel des représentations et celui, concret, mais résistant à l’analyse de la réalité, que se pose la question de la magie.
C’est précisément parce que nous croyons que les photographies représentent le monde que nous participons à cette puissance magique qui émane d’elles. C’est précisément parce que les photographies sont l’œuvre des appareils et des programmes et que nous l’oublions, qu’elles sont magiques.
Mais leur magie tient à ce qu’elles sont, des surfaces signifiantes et qu’elles contraignent le regard qui les déchiffre, à entrer dans une temporalité particulière.
« En saisissant un élément après l’autre, le regard errant à la surface de l’image instaure entre eux des rapports temporels. Il peut revenir à un élément de l’image qu’il a déjà vu, et l‘avant devient l’après : le temps reconstruit par le scanning est celui de l’éternel retour du même [...] Cet espace-temps propre à l’image n’est autre que le monde de la magie – monde où tout se répète et où toute chose participe à un contexte de signification. Pareil monde se distingue structurellement de celui de la linéarité historique, où rien de se répète et où toute chose a des causes et aura des conséquences [...] La signification des images est magique » (op. cit., p.10).

L’image photographique est donc à comprendre comme un phénomène qui dépasse de loin le seul monde de l’art. Ou plutôt, il faut l’interpréter comme une manière dont quelque chose qui relevait presque uniquement de l’art, a envahi notre vie.
Il ne faut pas s’en tenir à telle ou telle image, mais au phénomène général de l’invasion de notre monde par des images, invasion qui entraîne une modification générale des données de base de notre perception.
En d’autres termes l’image photographique peut être comprise à la fois comme un élément de la crise, mais surtout comme une réponse à la crise, si l’on admet qu’elle est crise de la raison, de l‘histoire et de la relation cause effet comme principe général d’explication du monde.
Les images photographiques instaurent d’autres dimensions temporelles qui sont de facto une réponse à cette crise. Les images nous permettent de sortir de l’histoire c’est-à-dire de la linéarité parce qu’elles nous font entrer dans une autre dimension, celle de l’éternel retour et qui est la dimension propre de la magie.
En fait, on peut interpréter ces images comme un moyen inventé par les hommes pour répondre à cette crise de la raison qui est crise du texte de la logique historique et rationnelle comme vecteurs majeurs de l’explication du monde.