lundi 2 novembre 2020

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Logiconochronie — LI

Cinquième partie : Les iconoclasmes face aux tenants de la peinture et de l’image entre le XVIe et le XIXe siècle

, Jean-Louis Poitevin

Nous poursuivons ici notre réflexion sur les images aujourd’hui, leurs significations, leur présence dans nos vies. L’enjeu est, à travers l’histoire, de tenter de suivre les différents aspects qu’ont pu prendre les images afin de mieux comprendre ce qu’il en est de notre situation actuelle. Cette Logiconochronie — LI évoque le basculement qui va s’opérer au XIXe siècle autour d’une métamorphose du tableau par l’émergence d’une frontalité qui trouvera son aboutissement et son déploiement au XXe siècle et dont Manet est le précurseur et par l’invention de la photographie. Mais avant d’en venir à ce point, il est nécessaire d’évoquer les iconoclasmes qui vont se manifester de manière violente à partir du XVIe siècle.

Ce qui se passe donc après la Renaissance peut être considéré comme une succession de variations sur ces thèmes jusques et y compris le néoclassicisme.
Le basculement va s’opérer au XIXe siècle autour d’une métamorphose du tableau par l’émergence d’une frontalité qui trouvera son aboutissement et son déploiement au XXe siècle et dont Manet est le précurseur et par l’invention de la photographie. Mais avant d’en venir à ce point, il est nécessaire d’évoquer les iconoclasmes qui vont se manifester de manière violente à partir du XVIe siècle.

S’il est vrai que la Renaissance comme le Moyen Âge ont déployé des mondes d’images fabuleux, au Moyen Âge, les abbayes cisterciennes en particulier ont maintenu vivace un courant iconoclaste qui fut relayé en philosophie comme on l’a vu chez les mystiques. En d’autres termes, ces deux tendances semblent être des constantes dans la psyché humaine, individuelle et collective, et elles ne cessent aujourd’hui encore de se livrer une sorte de combat parfois larvé parfois manifeste. Une histoire de l’art du XXe siècle à partir de ce point de vue reste, je crois, à écrire.

Andrea Mantegna — La lamentation sur le Christ mort

A. Les iconoclastes

La tendance iconoclaste est l’expression d’une certaine relation au divin ou à Dieu. Elle prend appui sur une sorte d’exigence ou si l’on veut sur la reconnaissance d’un appel ou plus exactement elle part d’un constat, — du moins dans le cas qui nous intéresse celui du protestantisme qui comme on le sait est à la source de toutes les grandes philosophies allemandes ou du moins de l’éducation et donc de la pensée de tous les grands philosophes et poètes allemands ou presque — celui que les images font d’une certaine manière écran ou obstacle entre l’homme et Dieu entre l’homme et la voix divine. Et cette voix est portée à la fois par les textes mais doit aussi être accessible à chacun, pouvoir donc atteindre ou s’élever de et dans la conscience de chacun.

Par images, il faut donc comprendre intermédiaire, médiation, mais surtout puissance susceptible de tromperie. En fait, on peut même considérer que l’opération calviniste en particulier est une opération de remise en cause de la croyance ou du moins de ses formes les mieux partagées et qui s’adressent pour le dire vite à l’imagination.

En d’autres termes, la question est de savoir si une relation directe est possible avec Dieu. Par directe, il faut entendre la moins médiatisée possible. On comprend alors que ce retour vers, ou à proximité de l’origine supposée, ici ceux qui ont vu le Christ vivant mort et ressuscité, est en fait surtout un retour vers celui qui a transformé la parole du Christ en message communicable, celui qui a donc fondé la légitimité de la parole médiatrice, de la prêtrise et des rites communautaires. Si l’enjeu pour Saint Paul après sa rupture avec la synagogue est de fonder des communautés mixtes de païen et de juifs, pour ce faire il doit rassembler ces éléments distincts sous la bannière du Saint Esprit.

« Or celui-ci n’est présent et accessible que lors des cultes communautaires au cours desquels il inspire non seulement les extatiques qui se croient les seuls charismatiques, mais les prédicateurs, les chantres, les responsables de la communauté et les croyants les plus humbles qui se dévouent au service d’autrui. (Corint §12 14) Il n’y a aux yeux de Paul d’inspiration individuelle que d’une façon exceptionnelle au bénéfice par exemple de l’apôtre. Tout croyant qui veut vivre conformément à la volonté de Dieu ne peut y parvenir à lui seul (rom §17). Il lui faut participer au corps qu’est la communauté des croyants où souffle l’esprit divin (rom §8). » (Étienne Trocmé, Saint Paul, Que sais-je, p. 63).

Calvin exigera à la fois le rapport immédiat entre Dieu et le croyant, c’est-à-dire sans qu’il soit nécessaire de passer par la chaîne des êtres qui peuplent un cosmos hiérarchisé. Il faut donc comprendre qu’il y a à la fois une affirmation de l’individu comme fondement de la foi et une méfiance vis-à-vis de lui à cause de sa petitesse, ce qui implique que l’on ait recours aux médiations, mais pas à n’importe lesquelles à des médiations acceptables au sens où elles sont les plus légères possible, c’est-à-dire non pas aux images mais à la parole et au texte, à la parole des prêtres et à l’échange communautaire et au texte de La Bible que l’on médite pour soi-même. La mise en conformité de sa vie par rapport à la foi doit se passer des images et se recentrer sur les textes.

« Comme le fait remarquer avec pertinence Alain Besançon, pour Calvin il y a Dieu et moi dans un cosmos nettoyé et vide (il n’y a plus d’anges c’est-à-dire de médiateurs invisibles liés au système d’inférence le plus familier) car ce qui a changé avec Calvin ce n’est pas l’idée de Dieu mais l’idée du monde. Celui-ci est dédivinisé. Avant même que la question des images soit posée, on ne voit pas comment un élément du monde créé qui ne serait pas l’âme humaine connaissant Dieu par vive expérience pourrait servir de support à une image divine ; [...] les images n’enseignent point Dieu. [...] Dieu ne s’enseigne pas par des simulacres mais par sa propre parole » ( op. cit., 345-346-347).

Que faut-il entendre ici ? Un peu toujours le même constat d’un éloignement de la source « divine », c’est-à-dire des visions, des hallucinations etc. et cela pour une double raison : d’une part le fonctionnement psychique a changé, — pour le dire schématiquement le cerveau gauche prend le pouvoir sur le droit —, et d’autre part tout ce qui vient du cerveau droit est à la fois perçu comme fascinant et comme devant être repoussé parce que dangereux pour ne pas dire source d’angoisse. En effet, le cadre de vie ne permet plus de reconnaître une légitimité à ce type de comportements, taxés on le sait de déviants ou de folie. Il n’y a plus de reconnaissance légitime possible du divin par des visions de ce genre.

Pire même, les papistes se comportent comme des païens dans la mesure où il vont en pèlerinage pour vénérer des images. Le schéma est donc bien celui de l’iconoclasme le plus pur qui dénie à l’image le fait qu’elle puisse abriter la présence divine, cela va de soi, mais aussi qu’elle puisse servir d’intermédiaire avec le divin, de même d’ailleurs que le symbole.

Mais l’image peut exister, elle en a le droit, à condition qu’elle ne représente pas le divin. L’image est autorisée à représenter la nature, le paysage, le visage humain, de manière utile, c’est-à-dire en fonction de la connaissance, voire plaisante. Mais, encore une fois en ce qui concerne le rapport au divin, seule la parole et les textes comptent ou du moins doivent compter et sont légitimes. Mais le problème, c’est qu’il faut garder un contact avec le divin qui soit à la fois puissant et efficace, sans pour cela y risquer sa santé mentale.

L’univers est donc cartésien, ce qui signifie que la raison a gagné, le « deus sive natura » s’est imposé, mais cela ne résout pas le problème d’une refondation de la proximité avec le divin. « Les hommes ne croient point que Dieu leur soit prochain sinon qu’ils l’aient présent de façon nouvelle » écrit Calvin. On ne peut être plus précis sur la nécessité de tenter de se rapprocher du divin mais à partir de nouveaux critères ratioïdes qui néanmoins réussissent à capter la puissance « magique » pour le dire vite qui est aussi la puissance décisive et affective qui est activée par le cerveau droit. Mais cela ne se peut pour Calvin et plus globalement pour le protestantisme qu’en niant, en s’opposant intérieurement à son surgissement. C’est en appuyant contre la porte que l’on va sentir la pression qui se fait de l’autre côté, c’est-à-dire l’inventer par la pression que l’on opère et vérifier qu’elle existe ainsi, c’est-à-dire légitimer son existence, la confirmer.

Le lien direct est donc le suivant : il y a bien une image, mais elle a un statut particulier. Si elle existe c’est finalement au plus loin de l’homme. L’image divine, l’image de Dieu, ou le Dieu image est donc perdu dans le cosmos comme c’est le cas chez Origène ou les pères de l’Église d’ailleurs. Mais ce lieu lointain est en fait le lieu le plus intime de Dieu ou du divin le cœur de l’esprit le lieu de l’inconnaissable. Cela signe donc bien l’éloignement de Dieu et cet éloignement se marque précisément par le refus de l’image, refus vécu et pensé comme un refus de l’idolâtrie, cette hantise du vrai chrétien.

« Mais l’image a un autre statut plus contemporain qui dépend de ce mouvement de remise en ordre sous la lumière de la raison, dit Alain Besançon, de l’élimination de l’inutile, du superfétatoire hérité de la construction d’un temple spirituel plus net » (op. cit., p. 349). Elle réapparaît, si je puis dire, comme par un jeu subtil de renvoi, au lieu le plus intime de l’homme, dans les tréfonds de son âme, mais elle réapparaît non pas comme image issue de l’imagination, mais comme source de toute image, et donc comme idée. L’idée est une sorte d’image à laquelle l’homme refuse d’entrer dans le jeu des formes et des couleurs pour être conservée uniquement comme lumière

Nous avons donc affaire à une condamnation des images divines mais pas à une condamnation de l’art. L’art est simplement remis à sa place. Après avoir été expulsé hors des hautes sphères de l’esprit, l’art est autorisé à avoir pour fonction l’ornement, le paysage, l’illustration, l’honnête récréation, le portrait, la nature morte, bref ce qui constitue le programme implicite et explicite de la peinture hollandaise.

Je voudrais insister ici sur ce partage. D’un côté le divin, la question du divin, de l’accès de l’homme au divin, de la présence du divin en l’homme qui ne peut se faire qu’en dehors de la médiation des images par une relation directe, même si le protestantisme finit par accepter des images simples et pures, épurées et banales, pour entretenir la foi des gens simples. De l’autre la réalité, les paysages, les gens, les maisons, la vie quotidienne, bref le profane qui va donc pouvoir être totalement et librement ou presque investi par les images, qui va devenir le sujet des images, mais qui par une sorte de retournement singulier, — chassez le spirituel il revient au galop — va se voir investi aussi par le sacré, une forme particulière de sacré, un sacré sous-jacent qui va remonter à travers les choses de la vie représentées sur les toiles.

Comme on va le voir, ce sacré est à mettre entre guillemets. Il s’agit bien en fait d’autre chose, de la manière dont l’esprit humain est en train de prendre possession de lui-même sans passer, apparemment du moins, par la figure d’un dieu.

Dieu est rejeté dans le monde de l’abstrait, de l’abstraction, de l’incommensurable, de l’inconnaissable. Il laisse le monde aux hommes qui s’en emparent avec avidité. Il suffit pour cela de se rappeler le très bel hommage de Claudel rendu à Rembrandt et à sa Ronde de nuit et à La leçon d’anatomie, bel hommage qui ne manque pas de montrer l’effacement de Dieu dans un mouvement qui est pourtant un mouvement de spiritualisation de la réalité.

Est spirituel finalement ce qui relève de la raison ou plutôt dirais-je de la conscience en train de trouver une forme plus complexe, plus riche, plus étendue et qui le peut dans la mesure où la raison en elle, lui permet de saisir son propre fonctionnement psychique, c’est-à-dire de faire de la pensée, un objet. Est spirituel, ce qui relève de ce fonctionnement que l’on va décrire, montrer, rendre visible. Écoutons un instant Claudel.

D’abord ces lignes sur La leçon d’anatomie du Docteur Deyman. Le tableau a tout de la représentation d’un Christ au tombeau. Il ressemble en particulier à celui de Mantegna, La lamentation sur le Christ mort, mais comme le remarque Claudel, « Il n’y a pas de vin ou de fruits au centre de ce tableau de Rembrandt à La Haye, que vous connaissez, il y a un cadavre et ce cadavre n’est pas celui du Christ, c’est un cadavre pur et simple. Et dans la toile d’Amsterdam la démonstration est poussée plus loin : le thorax, vidé des viscères et du cœur ouvre son arche béante, l’opérateur d’un coup de ciseau a fait sauter la voûte de cette tête dont le masque n’est pas sans ressemblance avec celui de l’homme dieu et d’un regard scientifique, il essaie de se retrouver dans les circonvolutions d’une cervelle sanguinolente » (La peinture hollandaise, p. 52).

« Toute grande œuvre d’art, comme les réalisations de la nature elle-même, obéit à une nécessité intrinsèque dont l’artiste a le sentiment plus ou moins net. [...] La nature morte hollandaise est un arrangement qui est en train de se désagréger, c’est quelque chose en proie à la durée. [...] Un arrangement en train de se désagréger, mais c’est là avec évidence toute l’explication de La ronde de nuit. [...] Mais elle est capable d’une autre interprétation. C’est une page psychologique, c’est la pensée elle-même surprise en plein travail au moment où l’idée s’y introduit et y pratique une brèche qui détermine l’ébranlement de tout l’ensemble » (op. cit., p. 93, 96, 97,100).

Comment ne pas entendre là, au-delà d’une interprétation magistrale même si elle est anachronique au sens que donne Daniel Arasse à ce terme, qu’il est bien question dans ce moment de l’histoire, de la mise en place d’un nouveau mode de fonctionnement de l’esprit humain ou de la forme conscience à partir de la modification réelle, perçue et vécue, du rapport au divin et donc du rapport à soi-même.

Il s’agit de comprendre ici que la possibilité de rappeler ou de faire venir le divin en soi-même sur le mode « psychotique » hallucinatoire, s’estompe à la fois concrètement et socialement. Un tel comportement est repoussé par la communauté comme non conforme aux nouvelles possibilités de l’esprit humain. Dans le même temps, quelque chose de semblable est appelé à prendre la place à remplir le vide laissé par ce refus, mais sur un mode nouveau. La vision ou l’intuition ou la modalité de la présence du divin en l’esprit humain n’est autorisée à exister que contrôlée par la raison, prise dans le schéma nouveau de la conscience qui inclut la prédominance de la relation Je analogue/Moi métaphorique comme centrale, comme structure centrale de la construction métaphorique spatiale de la conscience= pensée=esprit=âme.

À un dieu absent répond une nature présente, omniprésente même et un principe d’imitation qui va changer à son tour de statut et de fonction. Mais cette nature ne peut être appréhendée que par cet esprit humain qui pour s’autoriser à plonger le couteau de la connaissance dans la chair de la réalité doit, encore et toujours repasser par la case AUTORISATION et seul le cerveau droit autorise, encore une fois pour parler par métaphore, ou alors, c’est la raison qui le fait, mais elle le fait par un jeu complexe de médiations et de protocoles divers et variés et en particulier à travers l’image et sa rhétorique.

Ainsi va-t-on voir les pôles de la fascination à nouveau se déplacer, d’une manière apparemment légère et pourtant très profonde.

Samuel van Hoogstraten — Les pantoufles

B. Les iconophiles ou de quoi fait-on image ?

Dans un monde sans dieu pour le dire de manière brutale de quoi fait-on donc alors image ? Ou plutôt à quoi sert ou à quoi va servir l’image ?

Si l’on veut bien comprendre ce qui se passe, il ne faut pas oublier que le mouvement iconoclaste refuse à l’image le pouvoir de faire lien avec le divin, mais parce que la parole est censée, elle, pouvoir maintenir ce lien. Dieu peut entrer en contact avec l’homme ou l’homme avec Dieu par l’intermédiaire de la parole, c’est-à-dire désormais d’une pensée ratioïde, linéaire, articulée et non plus mythologique, imaginaire et fantaisiste. Pour le reste, il est censé fuir ce qui fascine. Or ce qui fascine, le nom de toute fascination pour une conscience rationnelle, c’est l’image. Le pouvoir de l’image est un pouvoir de fascination, même s’il n’y a pas que l’image qui fascine, on le sait. Il faut pourtant reconnaître que c’est bien cela qu’elle fait, attirer et fixer l’attention, capturer la pensée et la prend au piège d’un univers non linéaire.

On peut dire que l’image a rendu accessibles des textes, elle les a délinéarisés, elle a déchiré la logique textuelle pour lui donner l’allure d’un monde, la cathédrale par exemple, puis elle a elle-même servi à l’exploration de ce monde intérieur devenu en quelque sorte le double du monde extérieur. Mais elle a été emportée par le processus de laïcisation de l’image à la Renaissance, en particulier à travers l’invention du paysage comme le montre la lecture que fait de cette question Alain Roger dans son livre L’invention du paysage.

Elle est à nouveau déchirée par un « retour » au texte par les iconoclastes. Mais les iconophiles vont savoir lui trouver des vertus liées à la pensée, à la connaissance, au plaisir, au beau et au sublime. En d’autres termes, il s’agit de faire légitimer par la raison et dans le fonctionnement de la conscience des états psychiques qui lui échappent. Mais, ces « comportements » ou états psychiques sont passés au filtre des conditions générales socio-culturelles de l’époque, entendons que les actes auxquels ces « comportements » donnent lieu, trouvent à entrer dans le champ même de la pratique artistique soit pour être représentés sur la toile soit en termes de prises de positions théoriques. Ces « comportements », sont pris ou font naître des narratisations qui mettent en scène les actions que l’on s’est autorisé à peindre, et ainsi elles deviennent recevables. De quoi s’agit-il ?

On pourrait multiplier les exemples et entrer dans le détail et des œuvres et des théories. Retenons de manière plus globale ce qui se met en place dès le XVIIe siècle et va se déployer jusqu’au XIXe siècle, ce qui nous permettra de nous rapprocher du terme de notre parcours d’aujourd’hui. L’enjeu est clair. Il s’agit de repérer comment se déplacent les éléments essentiels qui constituent le cadre de référence de la pensée artistique.

Deux points semblent les plus déterminants dans cette mutation. La question de l’imitation, et avec elle, celle de la définition de la nature, la question de l’histoire et avec elle celle de la place de l’homme, et donc du sujet dans l’acte de peindre. Mais toujours à l’horizon de ces débats, on retrouve le grand partage évoqué au tout début entre fixité et mouvement. Et c’est bien de cela dont il est question finalement, de la détermination de l’idée comme écho, double, reflet, du divin paré de toutes les perfections et dont la plus grande est, rapportée à l’homme, l’immuabilité et de celle de la nature comme mouvante, instable, chaotique, bref infixable et donc inapte à tout ce qui relève du divin.

Alors, qu’imiter ? La nature ou l’idée ? Le divin ou la création divine ?

Comment retrouver les traces de ce divin dans un monde que le divin semble avoir déserté ? En mettant en place un système complexe de renvois entre ces deux pôles, celui de la fixité et celui du mouvement, celui du principe posé comme immuable et celui des principes variables mais susceptibles d’être régulés posés ou découverts par l’homme. Mais dans un monde dédivinisé, déthéologisé, jusqu’où et sur quelles bases l’homme peut-il tout simplement s’autoriser à transformer sa vision du monde à faire évoluer ses croyances et à changer de certitudes ?

Si la doctrine de l’imitation a été la pierre angulaire de l’esthétique de la Renaissance, en fait les théoriciens de la Renaissance vont appliquer à l’art une théorie qui a été élaborée pour la littérature et en particulier pour la poésie. Mais imiter quoi ? La nature ? oui mais laquelle ? La nature telle qu’elle est ? cela ne veut rien dire, car la nature est toujours prise dans un ensemble de discours et de croyances. La nature telle qu’elle devrait être selon la théorie aristotélicienne ou bien une nature purifiée et débarrassée de tout ce qui est excentrique voire monstrueux ?

À partir de la Renaissance, l’enjeu de l’imitation sera donc de savoir jusqu’où et comment imiter ce qui existe. Or pour cela, il faut choisir dans ce qui existe. Les questions qui se posent, — imiter la nature telle quelle, en recomposer des éléments épars ou divers pour faire apparaître une part non vue ou non visible de ce qui est ou dans ce qui est —, ces questions sont toujours en fait portées par un choix entre une image donnée, qui relève de la sensation et de l’image au sens de Changeux et une image-concept, ou idée. Avec le terme d’idée, on associe le terme de perfection, parce que l’idée évoque le fait d’assembler et composer, et aussi le produit d’une réflexion longue ou d’une sorte de décantation dont ne resterait que le meilleur. À l’idée est surtout associée la beauté.

Mais personne n’est dupe. C’est l’homme qui pense et c’est là que se trouve la source. Le reste sont des stratégies d’autorisation sans lesquelles rien ne bouge. Dans tous les cas, il y a un cadre ou un encadrement et c’est le cadre qui se déplace un peu ou beaucoup et c’est cela qui détermine ce qui va bouger dans le cadre.

L’image est donc en fait comme toujours à la fois le présupposé et le résultat de ce qui est produit. Comme présupposé, elle est une image théorique, comme résultat, elle est le tableau. Les deux ne coïncident pas toujours, ni pour le peintre, ni pour ceux qui regardent ou théorisent. Ce qui constitue le point névralgique de cette question, c’est bien de savoir ou de déterminer ou de choisir entre la fixité ou le mouvement ou plus exactement quel mouvement dans quelle fixité. Car le problème, c’est que l’image est fixe et va le rester encore un moment.

Modèle unique de l’image en Dieu, l’image est donc devenue quelque chose qui relève de l’esprit humain. Mais à ce prix alors pourquoi ne pas tenter de dire ce qui se passe véritablement dans l’homme, ses émotions, ses tourments, ses doutes ? Et alors on imite encore et toujours, mais c’est autre chose qu’on imite, ce n’est plus l’idée-concept. On imite le mouvement même de la nature et de la vie, et de la vie intérieure aussi. Mais comment le rendre perceptible, visible, sensible ? En choisissant son sujet et en l’imprégnant de ses propres pensées. Mais que sont de telles pensées qui relèvent du vécu de l’homme sans Dieu ? Comment les légitimer ? L’image encore et toujours elle, a donc pour fonction d’assurer une sorte de pérennité de la présence du divin ou plutôt de montrer que cette présence est toujours active ou pour le moins possible ou encore réellement effective, même là où l’on ne l’attend pas, comme on l’a vu avec Rembrandt par exemple.

Pieter Jansz Saenredam — Église Sainte Catherine, Utrecht

C. Une modalité de la présence : la beauté

Ce moment de déthéologisation, R.W. Lee le marque avec précision lorsqu’il écrit parlant du critique d’art Bellori, actif dans la seconde moitié du XVIIe siècle, qu’il « conçoit l’idée non comme archétype de la beauté existant a priori dans une indépendance métaphysique, mais comme découlant a posteriori, par un processus sélectif, de l’expérience réelle que l’artiste a de la nature. Bien plus, c’est à travers la vérité choisie de l’art que l’idée manifeste sa supériorité sur la vérité de fait de la nature, dont elle tire toutefois son origine. » (op. cit., p. 35).

Si l’idée prend sa source dans la nature, on s’éloigne de la rigueur platonicienne pour revenir à une pensée plus aristotélicienne et l’on se retrouve dans une position qui fait que la peinture est bien comme la poésie, l’imitation d’une action humaine plus belle ou plus significative que la moyenne. On comprend donc ainsi que ce qui est en jeu entre la Renaissance et le XXe siècle, c’est bien la question de l’instauration d’un nouveau mode d’extraction. En effet, les relations entre Je analogue et Moi métaphorique ont fortement évolué et il apparaît nécessaire de faire un nouveau choix dans les critères permettant d’assurer que ce qui est capturé dans l’image correspond bien à ce qui permet au je/moi de trouver sa voie dans le monde. Et il est vrai que si globalement l’image du monde ne change guère après la révolution galiléenne, ce à quoi l’on assiste, c’est justement à un jeu de réglages entre les différents éléments composant la conscience, c’est-à-dire assurant les relations entre pensée et monde, individu et société.

Et c’est bien là qu’intervient cette interrogation qui fait aujourd’hui partie de nos obsessions même si elle n’est plus directement en phase avec le mode d’évolution que nous connaissons, la question de la nouveauté ou du nouveau. À la fixité hiératique de l’idée, fixe pour être communicable mais instable par « essence » pourrait-on dire lorsqu’on la rapporte à l’expérience individuelle et à l’élaboration psychique des idées en chaque individu, répond donc un questionnement sur ce qui bouge mais cette fois abordé en termes de changements qualitatifs pourrait-on dire.

Abandonné à lui-même l’homme doit trouver en lui-même la source de l’autorisation. Et c’est bien ce qui fait problème. Car la trouver en lui-même serait reconnaître qu’elle y fut toujours et cela serait source de terreur, mais la repousser hors de lui-même est devenu impossible dans un monde déthéologisé. C’est sans doute là que se situe le piège dans lequel l’homme se retrouve prisonnier et qui prendra avec l’invention de la photographie une tournure nouvelle.

Reprenant Horace, Nicolas Poussin notait déjà que « la nouveauté en peinture ne consiste pas principalement en un sujet jamais vu mais en une disposition et une expression bonnes et nouvelles et ainsi le sujet de commun et vieux qu’il était, devient singulier et nouveau ». (R.W. Lee, op. cit., p. 39).

Ainsi voit-on se recycler les idées sur l’image comme vecteur de connaissance, de la nature mais surtout de la nature humaine. En d’autres termes l’image devient « consciemment » ou presque ce qu’elle était déjà sans que cela ait pu être « conscientisé », un moyen d’investigation pour l’homme de son propre psychisme. Métaphore de ce psychisme, elle l’était déjà auparavant et l’on peut même dire que c’est peut-être là la véritable définition de l’image, être ce champ métaphorique et réel, le moyen et le résultat par lequel l’homme s’approprie son psychisme sur un mode spatial ou plutôt le matérialise spatialement, traduit donc ce qui lui est venu par l’écriture dans un langage, un langage visuel que la métaphore faisait exister.

Liée à l’histoire dans tous les sens du terme, comme actions dignes d’être imitées, synthèse de moments historiques réels, ou encore mise en espace de contenu narratifs, l’image s’est appropriée de manière légitime tous les aspects de la réalité, du paysage à la nature morte, des tremblements du doute du peintre et de ses émotions les plus intimes, au rendu le plus glacé de vérités officielles.

La ligne de partage, toujours instable certes mais qu’il est possible de définir, passe donc bien entre les « qualités » de ce qui sert de référent à l’image, c’est-à-dire :

- soit la fixité de l’image, idée basée sur une fascination névrotique pour le modèle platonicien, telle que Lessing la conçoit encore par exemple et qui doit se traduire par une image qui ne rende compte que de cela ;
- soit les aléas du mouvement, des mouvements de l’histoire, comme du temps ou de l’âme, du caractère ou des émotions, qui donneront lieu aux problématiques liées à la question du génie et de l’expression en peinture.

Entre ces deux pôles, c’est un mouvement de cartes que l’on prend et retourne qui a lieu, mais rien ne bouge de manière fondamentale. Le psychisme s’invente se construit renforce ses armatures, teste ses limites. C’est dans ce cadre-là que l’on invente la photographie. Et la photographie, comme on va le voir, va se trouver prise dans le jeu réglé des constructions psychiques visant à assurer le maintient de son fonctionnement dans un monde sans Dieu.

Frontispice : Rembrandt — La leçon d’anatomie du Docteur Deyman