mercredi 30 septembre 2020

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Le temps qu’elle fait

, Francine Flandrin et Marie Deparis-Yafil

« Là où on croyait voir du sublime, on découvre seulement la dérision »
Sarah Kofman, à propos de Nietzsche Pourquoi rit-on ?, Editions Galilée, Paris,1986.

Pour sa première exposition personnelle à la Galerie L’Œil Histrion, l’iconoclaste Francine Flandrin déploie toute la mesure d’un travail dont l’esprit hétérodoxe frappe dès le premier regard. Peintures et dessins, sculptures et objets réunis en cabinets de curiosité (ou en plus désinvoltes « chambres des merveilles »), qui rendent sans aucun doute la vie plus intéressante que l’art : l’art de Francine Flandrin est un palimpseste habité d’un inassouvi appétit d’images et de mots qui tous convergent vers l’impossible conjonction du temps qui passe et de la liberté qui fuit.

Voilà pourquoi, sonate plutôt profane ou pièce en trois actes, se déploie, se noue et se dénoue le « temps qu’elle fait ». Cette approximation syntaxique polysémique, clin d’œil à la fusion des genres, dévoile d’emblée l’intention de se laisser submerger par delà l’anodin en même temps que par une réappropriation ludique de l’ordinaire, passé aux filtres et ravages de sa créativité, de son humour et de son sens de la dérision, dans la glorieuse lignée de Dada et Fluxus. « Le temps qu’elle fait » est une totalité, un manifeste à l’intense foisonnement, moins démiurgique qu’il n’en a l’air – Francine Flandrin ne fait ni la pluie ni le beau temps –, mais plus réjouissant pour l’œil et l’esprit que notre épidémique horizon.

Love me Tinder #1, 1961 - Rose et Jacques
Fusain sur papier Montval 300 gr - 152 x 152 cm, 2019.

Le temps qu’elle fait I – Le temps qu’elle fait c’est d’abord le temps qu’elle prend. Le temps de l’œuvre comme on dit, celui, incompressible – cet espace dans l’espace de l’atelier – dans lequel l’artiste cherche, tâtonne, essaie, se confronte aux matières, aux matériaux et aux questions techniques à résoudre pour produire l’œuvre qu’elle a en tête. Chez Francine Flandrin, il y a cette démarche, partagée par de nombreux artistes contemporains, de multiplier les médiums pourvu que l’idée prenne forme. Et chez elle, cela va de la sculpture au moulage pâtissier, de la céramique au chocolat, de l’ex-voto à la peinture de grand format, de la photographie au dessin, de l’entomologie au jeu de société... Puisque « tout est art », tout est bon à prendre dans les objets d’un quotidien passé ou présent qui tous peuvent, par glissement pratique ou sémantique, devenir autres, dire quelque chose de nouveau, ou dont, plus exactement, elle s’ingénie à donner / masquer un sens, dans cet écart permanent, qui est un peu sa marque de fabrique, entre le visible et le signifié.

Love me Tinder #2, circa 1970 - Verkine et Keram
Fusain sur papier Montval 300 gr - 152 x 152 cm, 2020.

De ses origines familiales elle garde un sens aigu du travail, non pas la glorification du travail – police que condamnait Nietzsche mais celle du travail agissant sur le réel, qui prend chez l’artiste la forme de la poïétique. Ainsi par exemple le triptyque Painting – Performance – Working (2018 à 2020) : sa tenue de travail, une peinture détruite, et les restes d’une performance, emballés ficelés façon globes de mariée XIXe, « capsules », dit-elle, « de temps et d’énergie ». Forces créatrices que Francine Flandrin dépense sans compter.

Offre Spéciale
Céramique émaillée, ivoire et socle en bois, 2020.

Le temps qu’elle fait II – Le temps qu’elle fait signe sa liberté, tandis que la rigoureuse érudition qui sous tend la plupart de ses œuvres ne masque jamais le souffle dionysiaque qu’elle entend leur donner.


Chez Francine Flandrin, l’invention est toujours au service d’une audace, que l’on retrouve autant dans ses actions performatives (Portier de Nuit pour Accessoires Indispensables (2012), Parachutée, une performance dégonflée qui tombe à pic (2013), Marseille à tous points de vue (2013), Légendaires Apostrophe(s) (2017)) que dans, par exemple, l’inattendue L’Ecce Homo (2012), sein de faïence surmonté d’un téton de chocolat blanc, déclarée première sculpture léchable et rechargeable, se promenant librement entre détournement à l’esprit Dada, sculpture éphémère très Fluxus, et Eat Art.

Francine Flandrin ose. Faire du cul un bijou pour les mains (et par la même occasion ravager en trois lettres le discret charme bourgeois d’un innocent jeu de Scrabble®) avec son désormais célèbre Mot compte triple (depuis 2012) qu’elle n’hésite pas à proposer en version (poule) de luxe, en or et ivoire gravé.

Sorte de Clara Tice de notre temps, la voici se lançant dans un commentaire tout personnel, à la gouache, d’illustrations érotiques des années 30, hors textes d’un mystérieux et bien nommé (!) Jean-Martinet, auteur d’ouvrages aussi pertinents que « Matée par le fouet » et « Venez ici, qu’on vous fouette ! » (Quand je fais mon Lavier BDSM : Flandrin / Martinet, 2020)

Wishes to wishes
Superposition d’ex-votos argent et tissus, du XVIIIe au XXe siècle, sur socle de divinité chinoise en bois, 2020.

Elle ose, donc, les sauts sémantiques les plus improbables au premier regard, l’incorrect, les oxymores et les ellipses, dans lesquels sens réel et sens métaphorique, sens et non sens se confrontent et se répondent, et il semblerait qu’elle ne craigne jamais les jeux de mots, jeux d’esprit et calembours.

Les mots justement. De son Manifeste Hue Dada – redoublant la référence historique et l’absurde –, aux titres soigneusement choisis de ses œuvres, Francine Flandrin joue de l’histoire de l’art comme d’un alphabet. Mais au delà, on retrouve souvent chez elle quelque chose de cette jouissance immédiate et enfantine du bruit des mots (ce qui fit dire que Tzara avait choisi ce mot, « dada », pour mimer le balbutiement d’un enfant – mais aussi ce qui place Flandrin quelque part aux côtés des lettristes). Entre Rrose Sélavy et Charles Dreyfus, l’innocence est feinte (son C.U.L en apporte la preuve) mais le jeu, fut-il hermétique, règne. DIY poetry (2015), coffret précieux rempli de pâtes alphabet, se présente tout à la fois comme un hommage à la poésie tout entière (et en particulier, donc, à Stéphane Mallarmé (« Un coup de dé jamais n’abolira le hasard »)) et comme un défi ludique : il y a dans ce coffret de quoi écrire quelques vers éphémères, jetons en une poignée sur la table pour voir si un poème est possible...

Prince in Progress
Crapaud taxidermé, feuille d’or, plaque en laiton gravée, cloche en verre soufflé, socle en bois, 2020.

Ouvrir ce coffret rempli de lettres qui ne demandent qu’à signifier, c’est un peu soulever le couvercle de la boîte de Pandore, découvrir ce que les mots recèlent de sens inconscients. Une des peintures présentées dans l’exposition intitulée Un pot de fleurs / Un flot de pleurs : lapsus (2019) lève le voile sur cette partie du travail de Flandrin. Elle explique « Je lis « Les Enténébrés » de Sarah Chiche, quant, à la page 205, je lis et relis à quatre reprises « un pot de fleurs coula de la serrure » au lieu de « un flot de pleurs coula de la serrure ». Alors en pleine dépression, je nie l’évidence de la tristesse et de la mélancolie, je comprends mon lapsus... Éclat de rire... J’ai envie de peindre cet éclat ». Cette anecdote montre combien sa pratique de la peinture, à la différence du reste de son travail qui relève d’un sérieux champ de réflexion, constitue une activité pour elle directement connectée à son inconscient, dans un élan de « lâcher prise ». Liberté que l’on retrouve autant dans le geste, ample et déstructuré (ce qui pourrait justifier le titre de la série : « Les explosives »), que dans la diversité des sujets traités, qui n’opèrent aucune continuité apparente, si ce n’est ce fil psychanalytique du lapsus ou du jeu d’image et de mot. N’a-t-elle d’ailleurs pas peint le divan de son psychanalyste menacé d’une imminente et très symbolique explosion (Nan, nan, je t’assure ça va très bien. (2019)) ?

Princess in Progress (recadrée)
Grenouille fossilisée, feuille d’or, plaque en laiton gravée, cloche en verre soufflé, socle en bois, 2020.

Du lapsus au mot d’esprit, du mot d’esprit à l’ironie, il n’y a qu’un pas que Francine Flandrin, Freud ou Lacan à ses côtés, franchit allègrement, s’il est vrai que le recours aux mécanismes de la dérision reste une efficace dynamique de création. Ainsi ose-t-elle encore manier l’hommage et l’irrévérence, lorsqu’elle s’approprie Dada pour inventer « Hue dada », sorte de baseline personnelle qui signe son univers, et pour lequel, avec un bel esprit de sérieux de pacotille, elle aura produit le Manifeste, proclamé la République et dont chacun peut devenir citoyen si toutefois on promet allégeance à ses principes et préceptes.

Elle sait manœuvrer pour qu’explosent en douce les prohibitions et que se démasquent les mythes. Car l’humour et l’ironie ici à l’œuvre sont souvent sous-tendus d’une dimension politique. Si, à l’instar de Fluxus, il s’agit toujours, par le renversement ou le n’importe quoi, de garder l’œil révolutionnaire ouvert sur les dérives et les aliénations de la « société du spectacle », son Rikiki Brother, son passeport Hue Dada ou son L’Ecce Homo abordent l’air de rien quelques uns des enjeux du monde contemporain, à l’heure de la surveillance numérique, des drames migratoires ou du renouveau du combat féministe.

Si elle choisit parfois d’être frontale, son travail s’écrit le plus souvent dans une sorte de rhétorique de l’esquive, stratégie qu’elle reconnaît emprunter aux érudits libertins dont la lecture la passionne, s’emparant du politique, ou de l’existentiel par l’investissement symbolique des objets. Ainsi par exemple de l’œuvre Entre la poire et le fromage (2014), sculpture en or et faïence émaillée qui sous l’allure d’un emprunt à une austère et tranquille nature morte « à la Morandi » fait écho pour elle à une réflexion sur le corps, sa dimension forcément politique et sa fragilité, que souligne ce couteau prêt à choir.

Car ce mystère de la chute qui vient, dont sourd l’urgence d’un Carpe Diem : tout est là.

Still loving yououou !
Scorpion, lingots en plâtre dorés à la feuille, cloche en verre soufflé, socle en bois, 2019.

Le temps qu’elle fait III – Le temps qui la traverse n’est pas tant celui de la chronologie que celui de la durée, une durée malmenée, compressée, disjointe, comme dirait Derrida reprenant la célèbre phrase d’Hamlet « The time is out of joint [1] ». Semblable au roi assassiné qui hante et dérange la vie d’Hamlet en errant sur les remparts d’Elseneur, le temps convoque les fantômes, le passé poursuit le présent de ses questions, et tous nous nous assignons à questionner la persistante présence de ce qui n’est plus. Cette condensation du temps / des temps qui « disjoint » l’ordre chronologique est bien ce qui est à l’œuvre dans la série de dessins de grand format que présente Francine Flandrin dans l’exposition. Elle a ressorti des cartons des photos de famille et en redevenir l’image sur des papiers de grand format. En 1961, Jacques et Rose filaient le parfait amour, après qu’il lui ait volé un baiser dans le noir. L’histoire familiale en eut-elle été différente si Tinder avait existé ? Et l’oncle Christian, perdu par la fureur de la guerre, aurait-il su davantage qui il était s’il avait connu Grindr ? En rajoutant sur le dessin le logo d’une de ces applications qui font aujourd’hui notre quotidien, l’artiste souligne combien celles-ci s’incrustent dans nos trajectoires de vie à tel point que la vie de nos aïeux, et la notre par là même, auraient été autres... si elles avaient existé à l’époque. A quoi tiennent les destins ?

Mulholland Dive
Xylocope violet, céramique émaillée platine, ivoire, 2020.

Ce n’est guère un hasard si Flandrin s’est longtemps passionnée pour les Vanités, et leurs versions contemporaines, ni qu’elle en appelle si souvent au texte de l’Ecclésiaste. Vapeur, buée, fumée... Car en deçà de l’apparente légèreté de son travail, se trame une conscience – conquérante mais forcément inquiète – de l’irréversible et de la disparition. Cette intime et puissante conscience du temps qui dévore et consume traverse bien la plupart de ses œuvres, qu’elle compile ici des objets du passé (ses ex-votos), pose là un insecte sur sa langue (l’autoportrait sculptural Mulholland Dive, 2019), produise une œuvre destinée à disparaître sous les coups de langue (L’Ecce homo)…

Cette conscience aiguë de la temporalité, la conviction d’être « de passage », et la certitude de l’absurde ne peuvent alors conduire qu’à une seule injonction : celle de l’Ici et maintenant. C’est Maintenant, œuvre datée du 26 septembre 2013, jour de l’anniversaire de l’artiste, maintenant ou jamais, maintenant pour toujours, comme un talisman, un serment, une promesse. Car puisqu’aucune conjuration n’est possible, il ne reste donc qu’une seule chose à faire : jouir, dans la mesure du possible. Rire, dans la mesure du possible. « Si le “patatras” est inévitable », écrit-elle, « et que la catastrophe sera fatale, l’ironie se révèle bien plus qu’un simple déclencheur, plutôt une arme absolue, un démultiplicateur de jouissance. »

Working
Huile sur jean, cloche en verre soufflé, bois, laiton gravé, 2020.

Francine Flandrin est bien plus sage qu’on ne le pense, car il n’y a probablement rien de plus sage que de s’efforcer de jouir de la vie et de se saisir du jour présent.
Francine Flandrin est une artiste frivole. Mais la frivolité est un état sérieux. Au-delà des apparences, ce n’est, écrit le philosophe Alain, ni légèreté, ni insouciance, ni ignorance, ni naïveté. « Qui n’a pas chanté la nuit pour se donner du courage ? » [2]

Juillet 2020.

Notes

[1W. Shakespeare, Hamlet (Acte 1, scène 5) – 1603, première publication.

[2Alain – Propos in La revue Libres Propos (1921-1924).

Francine Flandrin
Le temps qu’elle fait.
18 septembre - 21 novembre 2020

Galerie L’Oeil Histrion 
3 rue Saint Michel 14000 Caen 
ouvert du mardi au samedi de 15h à 19h et sur RDV
tel. 07 80 30 05 01
http://www.oeilhistrion.com
mail : Jean-Michel PINCHON oeilhistrion@gmail.com

Frontispice : LinkedIn #1, 1951 - Travaux aux champs, fusain sur papier Montval 300 gr - 152 x 152 cm, 2020.