dimanche 1er octobre 2023

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Art Brut

L’artiste Agilé Gbindoun déjoue nos certitudes

Exposition « Qui suis-je ? »

, Pascal Hausherr

L’art d’Agilé Gbindoun qu’elle nomme ici « Qui suis-je ? » est d’une telle évidence paradoxale qu’il semble nécessaire, pour en saisir l’acuité et la violence, de laisser l’œuvre circuler dans le corps, et d’admettre qu’on ne peut répondre à une question qu’en faisant acte de dépossession et d’arrachement. Essai d’interprétation des œuvres présentées jusqu’au 21 octobre à la galerie Arnaud Lefebvre à Paris.

Mais quel est donc cet art qui actionne de puissants et violents antagonismes sans que s’annihilent pour autant ses différents éléments ? L’œuvre d’Agilé Gbindoun est ainsi parcourue de pôles positifs et négatifs qui peuvent à tout moment court-circuiter, et ce dans un simulacre alternativement protecteur et oppresseur. Contentons-nous pour le moment d’indiquer qu’au regard des œuvres il nous faudra prendre les titres au pied de la lettre — il s’agit pour l’essentiel d’autoportraits et de mises en boîte — et de dire qu’Agilé Gbindoun, originaire du Benin, vit et travaille en Suisse. Nous ne douterons pas que sa petite enfance passée en terre africaine et son exil occidental lui auront inévitablement occasionné quelques secousses.

Autoportrait I
Huile et crayon gras sur taie d’oreiller en lin, 70 x 70 cm. 2023

Que nous propose donc l’artiste ? D’abord la représentation d’une symbolique de l’enfance à travers l’exposition de jouets enchâssés et mis en boîte — on y reconnaîtra parmi d’autres l’iconique Pinocchio — et de poupées, objets de prédilection des petites filles. Et que soumet-elle à nos sens : des figurines anonymes en Celluloïd qu’elle larde à profusion de signes graphiques, tels des cicatrices à même la peau, et qu’elle lie avec du fil de fer barbelé ; on reconnaît là, c’est selon, le penchant à la cruauté des tout jeunes enfants, l’outrage des adultes à leur égard, ou la douleur de l’enfantement comme lorsqu’elle suggère l’image du cordon ombilical.

« Qui suis-je ? » c’est le titre qu’elle donne à son exposition qui se tient à la Galerie Arnaud Lefebvre, rue des Beaux-arts à Paris, du 5 septembre au 21 octobre 2023. Entendons bien la question. Ainsi, accrochés aux murs de la galerie, quoi penser de ces écritures brouillées et de ces empreintes picturales abstraites posées sur des taies d’oreillers brodées à l’ancienne ? Pourquoi ce qui enveloppe et protège habituellement — un drap, une housse de duvet — prend-il cette autre radicale direction ? Il suffira peut-être de se souvenir qu’une taie se pose symboliquement sur l’œil pour repousser quelque chose qu’on sait ne pas vouloir voir.

L’art d’Agilé Gbindoun est un art d’une telle évidence paradoxale qu’il semble nécessaire, pour en saisir l’acuité et la violence, d’éloigner de soi tout à priori, c’est-à-dire de laisser l’œuvre circuler dans le corps — comme dans la cure analytique où la langue travaille de l’intérieur. Tel un discours, le courant passe à certains endroits dénudés où les phases se repoussent et court-circuitent. Faudra-t-il admettre, toute taie ôtée, que nous ne sommes plus reliés à la terre par aucun fil. Admettre enfin qu’on ne peut répondre à une question qu’en faisant acte de dépossession puisque c’est bien d’un arrachement dont il s’agit.

Aussi, partant des poupées lardées et fagotées, des taies d’oreillers jusqu’à ce grand drap de lit (l’impressionnant « Autoportrait décompensation »), quelque chose disjoncte en nous ; nous sommes empreints et médusés. Ces œuvres sur taies de lin qu’Agilé nomme indistinctement « Autoportrait » ne sont pas sans évoquer un certain suaire, une certaine passe psychanalytique, et jouons davantage encore, un certain déploiement de Véronique à la face de la bête — jeu de dupe dangereux visant à séduire et à mettre à mort. La question erre sans fin et nous travaille sans relâche.

En écho lointain, je citerai Michel Leiris — l’auteur de L’Afrique fantôme — qui écrivait dans Miroir de la tauromachie : Pour atteindre la proie, viser l’ombre.

Autoportrait II
Huile et crayon gras sur taie d’oreiller en lin, 70 x 70 cm. 2023
Autoportrait décompensation
détail
Autoportrait décompensation
Huile et crayon gras sur drap en lin, 200 x 280 cm. 2023
Mise en boîte I
Carton à chapeau avec écritures, poupée en Celluloïd, fil de fer barbelé,
Ø : 27 cm. / h : 15 cm. 2023
Mise en boîte II
Carton à chapeau avec écritures, poupée en Celluloïd, chiffons, fil de fer barbelé,
Ø : 35 cm. / h : 20 cm. 2023 - détail.
Mise en boîte III
Boîte en fer blanc avec écritures et poupée rose en plastique
40 x 24 x 7 cm. 2023
Qui suis-je ?
Poupées en Celluloïd, écritures, chiffons, fil de fer barbelé, 75 x 50 x 48 cm. 2023

Frontispice :
Élévation du corps
Boîte en bois avec écritures, petits objets, 30 x 25 x 23 cm. 2023

« Qui suis-je ? »
Exposition du 5 septembre au 21 octobre
Galerie Arnaud Lefebvre
10, rue des Beaux-Arts – 75006 Paris
Mardi-samedi 10h30-12h30 / 14h30-18h30
www.galeriearnaudlefebvre.com