lundi 28 août 2017

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Jean-Louis Poitevin - introduction

Face au déferlement des images. Comment artistes et photographes en Europe et Asie réagissent aux mega data

, Hervé Bernard et Jean-Louis Poitevin

L’image, un terme recouvrant tant de réalités distinctes, est inévitablement l’objet de définitions multiples, souvent contradictoires. S’il n’est pas possible de trancher d’un seul coup de scalpel dans cette multiplicité pour en extraire la substantifique moelle, il importe de poursuivre inlassablement le questionnement sur ces nouvelles images qui ne cessent de voir le jour.

Introduction du Colloque Face au déferlement des images par Jean-Louis Poitevin from BERNARD Hervé (rvb) on Vimeo.

Des images et de leur statut « ontologique » à l’époque des meta data

Nouveau statut des images

Cependant, au-delà de leur description, qui souvent fait défaut, et de leur analyse sous l’aspect des éléments fondamentaux qui les constituent, ces images voient aussi leur fonction sociale ou psychique évoluer, se transformer, s’inverser parfois dans le temps où leur statut « ontologique » même est lui aussi en proie à des métamorphoses ou des transformations profondes pour ne pas dire radicales.

Paris
Géolocalisation des images dans le monde
credit : The Geotaggers’ World Atlas

En prenant en compte le niveau mega data, c’est-à-dire la mutation la plus profonde qui nous affecte dans le domaine des communications et donc de la production de l’information et des réalités que sont les textes et les images qui véhiculent ces informations et sont aussi en tant que tels porteurs de paquets d’informations d’un autre genre qui apparaissent à certains plus importants que le « contenu » des messages, nous tentons d’établir la réflexion sur le niveau de réalité qui est le nôtre, même si celui-ci, pour être mentionné ici et là, n’est pas encore véritablement pris en compte à la fois concrètement, intellectuellement et psychiquement.

En mettant en place ce colloque notre intention est très clairement la suivante : ouvrir modestement mais ouvrir malgré tout des portes, des fenêtres, des voies sur ces aspects non vus ou trop peu pris en compte que constituent les mega data dans la production des significations actuelles. Le sens n’est plus tant l’otage de sujets divers, de pouvoirs diffractés de messages plus ou moins codés, que de données portées par des algorithmes, données qui n’ont avec leur présentation matérielle transmissible, des mots et des images pour le dire vite, qu’un rapport fort lointain, à la fois dans leur « matérialité », le langage des codes et dans leur interprétation, puisque ces mega data sont porteuses d’information d’un nouveau genre qui concernent à la fois le contexte, les personnes et leurs intentions et surtout les possibilités qu’elles offrent d’agir en retour sur leur existence. Le sujet, l’individu, le groupe social même, chacun se trouve en effet dépossédé de son choix, réduit ce choix à un balancement, comme on le sait depuis longtemps, qui consiste à opter entre un oui et un non, ou entre un j’achète ou je n’achète pas, par le régime général de la marchandise auquel nous sommes soumis de manière intensive depuis plus d’un demi-siècle maintenant.

Les images sont devenues le vecteur majeur de l’information depuis un demi-siècle et le texte a vu sa place, son rôle et sa fonction bouleversés par cette prise de pouvoir des images sur les esprits. Mais ces images ne sont pas celles qui jusqu’alors existaient dans le monde, dessins, peintures, sculptures, photographies voient même leur reproduction généralisée sur le papier des journaux. Télévisuelles puis vidéographiques, ces images sont devenues aujourd’hui autre chose que des images. Si des calculs en tout genre les parasitaient mais leur permettaient d’exister et de nous conforter dans notre rêve de voir devant nous des images porteuses d’une vérité sur la « réalité » incontestable et des images qui, pour porter cette vérité, pouvaient être dites acheiropoïètes, les choses ont changé. Elles sont le fruit de calculs relatifs à une réalité à laquelle l’appareil fait face mais dont il ne retient que des paramètres multiples mais tels qu’ils n’ont, avec l’idée ou l’idéal d’une « copie » de la réalité, plus rien à voir. L’entretien que nous accordé Frédéric Guichard, responsable du développement de DXO, est en ce sens le meilleur exemple que l’on peut trouver de cela comme on peut le voir dans les numéro 60-61 et 62 de TK-21 LaRevue.

Séoul
Géolocalisation des images dans le monde
credit : The Geotaggers’ World Atlas

Art et image, arts des images

En demandant à des penseurs ou des artistes de réfléchir sur la relation entre art et image et en particulier à la manière dont des artistes prennent en charge cet envahissement par des images d’un nouveau type, nous entendons apporter au débat des éléments essentiels. En effet, s’il est réellement de peu de valeur de vouloir à tout prix, pour ne pas dire au prix du mensonge, enfermer l’analyse des images dans des schémas « classiques » (présence absence, logique du signe, copie de la réalité, etc ...), il importe par contre de tenter d’évaluer à la fois ce que sont ces nouvelles images, comment elles fonctionnent et comment elles agissent ou rétroagissent à la fois sur les individus, sur les processus - et sur le processus créatif en particulier - et enfin sur notre conception générale de ce que l’on nomme la réalité.

Les images sont des opérateurs sociaux qui ont un impact majeur sur ce qu’elles touchent puisqu’elles se donnent à la fois pour ce qu’elles ne sont pas et se cachent pour interdire qu’on approche de près ce qu’elles sont.
Parmi les mieux placés pour appréhender ces nouvelles strates de réalités, il y a les artistes et en particulier ceux qui ont à voir de près ou de loin avec les images au sens habituel du terme. Comme individus, comme êtres sociaux et comme manipulateurs d’images, ils ont à voir directement avec ce flux massif de données qui détermine aujourd’hui nos existences. En se demandant comment ils y font face, nous avons voulu ouvrir la porte sur ce monde inconnu qui est et reste d’autant plus inconnu qu’il s’habille et paraît devant nous avec les habits neufs non pas du président Mao, mais de la chose banale et habituelle qu’est la marchandise si bien connue de nous, ou mieux encore de l’être essentiel dont on dit qu’elle est, cette chose marchandisée, la dépositaire.

Beijing
Géolocalisation des images dans le monde
credit : The Geotaggers’ World Atlas

Ainsi, sous un autre angle, ces images, enfants fascinants des mega data, portent avec elles des aspects essentiels de la transformation de notre relation à notre réalité et au monde qui nous entoure. Ces images, nous sommes devenus ceux qui les faisons. Acteurs, jusqu’à un certain point peut-être mais acteurs malgré tout, nous voyons notre statut changer et avec lui celui de l’art par exemple. Prendre la mesure de cette transformation est essentiel. La définition même de la chose image bouge et mute. La définition de la chose acteur, individu ou homme, change tout autant. Quand à celle de l’artiste, elle mute aussi. Prendre la mesure de cette démesure est l’un des enjeux de ce colloque.

Il reste encore à évoquer au moins un point, celui de la quiddité même de ces « choses » que sont les images produites dans le champ des mega data. C’est sans doute le chantier le plus important et qui sera le plus difficile à mener tant les résistances sont nombreuses dès lors qu’il s’agit de toucher au saint des saints qu’est la croyance en l’être, en une certaine manière de penser l’être. C’est donc par la multiplicité des sujets abordés à la définition d’une sorte de panorama, évidemment incomplet, de ce que sont les images aujourd’hui que nous entendons participer.

Taipei
Géolocalisation des images dans le monde
credit : The Geotaggers’ World Atlas

Pourquoi l’Asie ?

Il est clair pour les lecteurs réguliers de TK-21 LaRevue que nous entretenons une relation étroite avec l’Asie, et en Asie avec la Corée et Taïwan en particulier. Ces relations nous ont ouvert la porte sur des mondes inconnus et surtout sur de nouvelles manières de penser, ou pour le moins de concevoir les choses et les images.

Nous sommes vis-à-vis de pays et de villes au développement rageur, comme des dinosaures ou au moins comme des ancêtres. Nous appartenons au passé, et sans que cela préjuge de ce que l’on peut penser ou croire sur les aspects positifs ou non de cette évolution, nous sommes à mille lieues en arrière dans notre rencontre avec les nouvelles technologies et avec les nouvelles images. C’est l’une des « raisons » qui nous font persister, en travaillant avec des artistes et des penseurs venant de ces régions du monde, à explorer à partir de leur présent ce qui sera en partie notre avenir. Cette inversion de la relation au temps est essentielle pour qui a compris que les effets de feedback sont, dans l’évolution de la pensée comme des techniques, un vecteur de mutation essentiel.

Tokyo
Géolocalisation des images dans le monde
credit : The Geotaggers’ World Atlas

Et, bien sûr, cette Asie aux multiples visages est une source spirituelle majeure dont certains aspects ont envahi la planète entière depuis plus d’un demi-siècle. Il est donc tout à fait juste de s’y intéresser et surtout de tenter de comprendre quels types de relations il est possible d’établir avec ce qui, pour la vieille Europe, peut à la fois jouer un rôle moteur et un rôle régulateur.

Face au déferlement des images est donc une manière pour TK-21 LaRevue de poursuivre son chemin dans sa tentative de participer au décryptage du monde, pour le moins embrumé, d’un futur promis à tous.

Jean-Louis Poitevin est rédacteur en chef de TK-21 LaRevue, critique d’art, membre de l’Aica, docteur en philosophie.

Cet article est une reprise celui publié en présentation du colloque au mois d’avril