vendredi 1er juin 2018

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Éclat et transfiguration

Jan Sivertsen

, Jan Sivertsen

Peindre est une opération à la fois affective et intellectuelle en ceci que les gestes qui portent la peinture, lorsque le peintre est « absolument » peintre, trouvent leur source et leur aboutissement dans l’invention de ce pays où penser et vivre, voir et savoir entrent en résonance.

Peindre

Puisque toute peinture se situe dans la double filiation des iridescences pensées par Platon et par le christianisme, peindre, c’est établir la présence. La peinture est cette activité qui vient inscrire sa pure vibration – celle qui oscille entre trait et couleur, va de l’œil à la main, s’étire du dessin à la peinture – dans la zone existentielle où affects et raison coexistent.

C’est en cela que la peinture, vivacité pure hésitant à passer le seuil du cri, trouve son énergie dans le souffle pur de la présence pure.

« Attracteurs Etranges I » 1993 Détrempe et huile sur toile 220 x 135 cm (Coll. Musée d’Art Holstebro Danemark)

Une vie de peintre est une vie dans laquelle la peinture prend tout. Cela ne veut pas dire qu’elle ne laisse pas de place pour le reste, la vie, l’amour, les plaisirs, les chagrins, cela veut seulement dire qu’il n’y a rien au-delà d’elle qui soit plus grand qu’elle. Cela veut aussi dire qu’il n’y a rien, aucun acte, aucune expérience, dont les racines plongent en l’être du peintre plus profond qu’elle et avec quoi, de son côté il éprouve, lui, la puissance même de vivre.

Quant aux histoires qu’une époque s’invente pour la faire exister, le peintre doit les accepter, les utiliser, les renverser au besoin, mais tout cela à partir de la peinture, en son nom et pour elle.

Jan Sivertsen a commencé à vouloir peindre à l’époque où la peinture avait été presque bannie des écoles d’art européennes au profit de pratiques qui prétendaient capter le réel et le vrai dans la fabrication de pièges à images d’un autre genre. Dans ces dispositifs, il ne manquait rien, sauf sans doute ceci : le lien œil cerveau comme relation analogique au lien homme monde. Par monde, il faut entendre aussi bien le ciel infini que les paysages qui naissent au cœur même d’une fleur aux pétales déployés, les troubles dans le regard de l’autre que les vallons d’un corps hésitant entre tenir et choir.

« T-Mask II » 1983 Mixed media sur bois et toile 187 x 125 cm (Coll. Musée d’Art Holstebro Danemark)

Sur ce seuil, il se tient quand il peint dès le début des années 80 des toiles dans lesquelles la relation entre signe et couleur devient incandescente. Remontant du fond de la toile, du fond des âges, du fond de l’âme, des signes. T-mask II en témoigne avec vigueur. Venant couvrir ce signe et se trouver comme exposé et caché en même temps par un jeu de couleur magistral, il y a la figure humaine, arcane souvent secret mais toujours présent de ses œuvres. Figutr/ornement de 1985 nous livre un peu de ce secret toujours opérationnel aujourd’hui.

Jan Sivertsen a donc choisi de peindre, parce qu’il a été comme porté par ce savoir d’avant tout savoir, par cette intuition majeure que peindre est une ascèse parce qu’elle oblige à une vie absolue, celle qui permet la rencontre de l’altérité sous les traits du semblable.

Et il l’a fait aussi pour toutes les raisons qui font que la peinture existe : la couleur, la magie de l’apparition des formes, la relation tactile, l’empathie avec tout ce qui vient sur la toile vivre une nouvelle vie au gré d’une seconde naissance, et finalement la vue, regard et vision mêlés en un chant coloré qui embrase l’âme.

« Figure/Ornement « 1985 Détrempe et huile sur toile 147 x 97 cm (Collection particulière)

Au-delà de la figure

Toute peinture est « figurale », parce qu’elle a à voir avec la figuration sinon du monde du moins d’une relation au monde. Abstraction et figuration sont des catégories techniques auxquelles échappent finalement ce qui est en jeu dans toute création : la transfiguration du réel perçu en réel sensible et partageable.

Sensible à la parole des poètes, celle de Rilke, celle de Trakl, Jan Sivertsen fait de sa peinture un vecteur du devenir poème du monde. Chacun de ses tableaux est porté par ce mouvement de l’âme qui la conduit à faire exploser les murs du réel qui l’enferme, porteuse qu’elle est des vagues de l’imagination qui sont comme son sang et sa chair. Mais il faut aussi que ces vagues, infini chaos et réserve de tous les possibles, trouvent à s’incarner dans des éléments visibles, traits et couleurs mêlés. C’est cela la « figure », ce qui naît quand la peinture s’exprime dans sa langue et qu’elle soulève, élève, des éléments informels qui prennent chair au contact de la lumière.

Peindre, c’est recomposer en couleurs l’unité du sublime tel qu’il se donne dans l’instant d’une vision « mystique » qui ne peut devenir visible qu’à être convertie en « image ». En voyant des tableaux récents, comme Nuit, Pour Trakl / La nuit du poète de 2016, on comprend soudain comment le travail de Jan Sivertsen continue de croître. Il le fait par une série de métamorphoses. Et là plus besoin d’ordre, seulement un mouvement, celui de la vague de l’imagination pure qui devient visible, sensible. La figure humaine, parfois réduite à un crâne enfoui dans la terre, devenu humus, épouse les couleurs. Au-dessus, des traits, comme des tiges montant vers le ciel. Alors, là-haut, ils explosent en pétales, des anges paraissent, les masques tombent. C’est la vérité qui explose, fleur absolue, boule de feu ensemençant l’œil et le rendant apte à embrasser l’univers.

« Nu inversée « 1989 Détrempe et huile sur toile 195 x 114 cm (Coll. Musée d’Art Holstebro Danemark)

C’est pourquoi, faire face aux œuvres de Jan Sivertsen c’est devenir apte à éprouver à même notre chair que la peinture comme le serpent, sont des manifestations de cette puissance irrésistible de métamorphose qui nous habite et nous hante, celle qui nous fait si peur, parce qu’elle nous appelle depuis toujours par-delà les évidences. Il n’y a plus, ici, besoin de raconter. Seule la vision nous rassasie.

Peindre, nous le comprenons maintenant, c’est à chaque mouvement de la main en connexion avec l’image non visible qui vibre dans l’œil, transfigurer ce qui est par ce qui arrive, faire de l’explosion colorée de l’instant la vérité absolue de l’incarnation, faire du tableau le lieu vivant de l’animation de l’âme.

« Biche » 1989 Détrempe et huile sur toile Rotonde diamètre 160 cm

Exposition du 6 juin au 15 juillet 2018
Mardi-vendredi 13h-19h — Samedi-dimanche 13h-18h — Entrée libre — vernissage le 5 juin à 19h en présence de l’artiste
Maison du Danemark
142 avenue des Champs-Élysées 75008 Paris
mdd@maisondudanemark.dk
Tél. : 01 56 59 17 40
Programme complet sur : www.maisondudanemark.dk
contact presse Sarah Chevalier – sarche@um.dk – Tél. 01 44 31 21 78
Artist talk : Le 12 juin à 19h avec Peter Michael Hornung, critique d’art danois et le 19 juin à 19h avec Jean-Louis Poitevin, écrivain et critique d’art français.

Couverture : « Nuit pour Trakl (La nuit du poète) » 2016 Détrempe et huile sur toile 97x130 cm. (Collection particulière)